Les couleurs ont toujours fait de la politique. Il ne faisait pas bon, pour un rouge des années trente, croiser les chemises brunes, ou noires, et les Russes blancs n’étaient plus chez eux après la révolution d’octobre. Voici qu’un tournant ou un impératif vert colore autrement nos débats depuis quelques décennies ; ce qui n’était qu’une sensibilité, un pas de côté ou un choix médian aux élections, est devenu il y a peu une ardente obligation, ou une sommation capitale. Que faisons-nous, concrètement, pour enrayer la dégradation de la planète ? Quelle Terre allons-nous laisser à nos enfants ?
Fondateur d’un courant de pensée baptisé médiologie, Régis Debray aurait pu marier celle-ci avec les questions et les problématiques soulevées par les écolos. La notion de « milieu » n’est-elle pas cruciale pour tout ce qui relève d’une « médiologie », cette curiosité appliquée au rôle rempli par nos outils, nos médias et nos éco-systèmes dans l’exécution de nos performances de pensée, d’organisation ou de vivre-ensemble ? On ne fixe pas les mêmes idées par l’écriture lapidaire de la pierre, le papier-bible d’un volume Pléiade, la bande magnétique d’un entretien ou les schémas de power-point ; la diligence, le train ou l’avion ne découpent pas les mêmes territoires, donc les mêmes sentiments de proximité, d’appartenance ou de communauté ; ou encore, la société postulée par le livre diffère sensiblement des liens sur internet… Nos outils sont bien l’éco-système (souvent inaperçu tellement il va de soi) de nos états de conscience, de mémoire, de raisonnement ou de rêve ; par où la recherche ou la curiosité médiologique aurait pu coudoyer, ou nourrir, une écologie au sens large. Nos Cahiers pourtant (dix-huit copieux numéros de 1996 à 2004), puis les soixante livraisons de la revue Médium n’ont guère exploré ce voisinage, ou exploité ce croisement. Le vert, sympathique mais marginal, ne faisait pas le poids face aux urgences de l’Histoire ; ou plutôt la Nature, répétitive, privée d’histoire, n’intéressait pas l’Esprit.
Un des axiomes de la médiologie est de ne pas séparer homo sapiens defaber ; et le faber a justement une histoire, dont sont privés les animaux. Ses outils transforment le monde, un monde toujours nouveau, malléable sous les directives de l’Esprit. Or voici que notre croissance technique, riche de tant de conquêtes à juste titre baptisées « progrès », se retourne aujourd’hui en malédiction. Une courbe de Gauss se renverse, où nos rendements s’écrivent désormais en négatif, voire en signaux d’alerte pour peu qu’on prenne en compte, comme y insistait il y a cinquante ans Ivan Illich, tous les paramètres des « externalités » de notre production économique. Et qu’est-ce que l’écologie, sinon l’économie prise au sens large, ou strictement comptable de tous ses effets ?
Le maelström de ce choc en retour heurte de plein fouet les fausses évidences de notre chère croissance, et chacun semble désormais sommé de se positionner. Oui, le tournant est bien là, et il y a urgence. Bientôt, nous annonce le GIEC, Dunkerque ou Bordeaux auront les pieds dans l’eau (et que dire de Venise ?) ; déjà 50% des insectes, ou peut-être des oiseaux, ou des papillons (on se perd un peu dans tous ces chiffres), ont disparu de nos campagnes. Rendez-nous nos coquelicots ! clamait une tribune bienvenue signée Nicoletto dans un Libé de 2018 ; et avec eux le coassement des grenouilles, le gazouillis des merles… Car nous ne reconnaissons plus ce qui faisait l’évidence de nos randonnées d’enfant. On nous a changé la Terre.
Bien des attitudes découlent de ce constat : le déni ou le scepticisme (maniés par Donald Trump, et il y a au fond de chacun un Trump qui sommeille, Trump face à la menace écologique semble le nom même du sommeil) ; l’angoisse, bien réelle et désormais montante ; la fuite en avant technologique, des inventions vont venir pour dépolluer les océans de leurs plastiques, repeupler la biodiversité, économiser le carbone, etc. Pour ne rien dire des plans tirés sur une planète B et les voyages sur Mars… Que penser ? Et surtout, que faire ?
Le Siècle vert que vient de publier Debray ne tombe certes pas dans ces travers. N’ayant d’ailleurs aucune solution de type Manuel, ou « Petit livre rouge » à proposer, Régis n’écrit pas un petit livre vert… Je dirai qu’il s’étonne dans celui-ci de sa propre cécité, ou celle de sa génération : longtemps le rouge lui a servi de boussole, et le voici convoqué ou interpellé par le vert ! C’est sur ce tournant de civilisation, ou ce changement d’englobant (couverture 4) qu’il écrit ce nouvel opus : comment, en dépouillant combien de paradigmes, de réflexes de pensée, passe-t-on du rouge au vert, soit d’une pensée dominée par l’Histoire aux exigences de la Nature ? Pour ce théoricien obsédé par nos invariants religieux, il s’agit à nouveaux frais d’évaluer nos chances de salut (quels outils, quels nouveaux concepts mobiliser), ou de décrire ce qui, depuis une décennie à peine, revêt toutes les allures d’une conversion.
L’ouvrage de Debray risque donc de ne pas beaucoup retenir les écolos militants, n’apportant rien qu’ils ne sachent déjà. C’est son propre ébranlement que l’auteur nous retrace, un choc ou une tourmente qui sont évidemment aujourd’hui partagés, voire universels : voici que oikos, cette maison que nous prenions de haut, que nous regardions avec dédain, forts de nos compétences de faber et de nos projets faustiens, s’avère non seulement vulnérable, mais irremplaçable. Ce qui pousse (étymologie de phusis autant que de nature), du moindre brin d’herbe ou de l’insecte jusqu’aux nuages brassés par les vents, ne se remplace pas, cela échappe à nos prises techniques. Celles-ci se meuvent dans un cadre englobant qui n’est pas du même ordre, qui est donné et non construit ; Faust n’en est pas l’auteur, ce cadre nous contient, il nous soutient à l’existence alors que nous ne le pensons pas, et que, pire, nous le dégradons sans retour. Terrible tache aveugle que cette notion de milieu, qu’on ne confondra pas avec l’environnement : ce dernier terme demeure anthropocentrique, il conserve l’homme au centre, ou en surplomb ; milieu nous déloge de notre trône d’arrogance, et nous rend plus humbles. Or tout vivant organise un milieu qui l’organise, ou, dans notre cas, détruit un milieu qui le détruit en retour. La disparition des abeilles programme la nôtre, inéluctablement.
Caspar David Friedrich
Dans l’inventaire que dresse Debray de cette inversion de nos valeurs, ou de cette conversion de civilisation, on trouve donc ceci : une internationale de l’angoisse remplace désormais une internationale de l’espoir, et du progrès ; cette civilisation fondée sur les énergies fossiles peut, aux yeux de Greta Thunberg et des « gamins » qu’elle entraîne, paraître elle-même fossile, ou croulante, et ce sont les jeunes à bon droit qui font aujourd’hui la leçon aux baby-boomers et aux profiteurs étourdis que nous sommes ; le sujet classique qui se croyait devant une nature plus ou moins identifiée à un système d’objets se découvre dedans, et c’est une nouvelle révolution copernicienne, il faut rentrer à la maison. Ce dernier terme, racine de l’éco en général, propose à Régis un joli mot, nous nous croyions raisonnables, nous nous découvrons maisonnables (page 54) – et à quel point cette passion de la maison est lourde, peu négociable. Nous avons changé de combat, ou d’adversaire : quitté l’exploitation de l’homme par l’homme pour celle de la nature par l’homme, ce n’est plus le patron mais la fumée de son usine qu’il faut combattre… Mais ces deux combats se rejoignent face à l’imbécillité du tout-économique, ou l’idolâtrie de l’argent.
Je sens Régis réticent, ou quelque peu alarmé par ces retournements, quand son livre par exemple nous met en garde contre un vertuisme ou une biocratie prêts à relayer les anciennes tyrannies, « vu la facilité déconcertante qu’a la correction d’une injustice pour en produire une deuxième » (page 42). La re-naturalisation (combien nécessaire !) de l’homme risque de nous cacher sa vraie nature, qui est d’édifier une morale, une cité, des lois qui ne sont justement pas celles de la nature ; l’homme est aussi un animal, concède Debray, mais certainement pas comme les autres – salutaire rappel. Je le suis moins quand il rabat notre brusque retour à la terre, et au corps, sur « l’effet-jogging » cher aux médiologues : les voitures n’ont pas amputé homo sapiens de ses jambes, plus on trace d’autoroutes et plus les GR se multiplient en montagne, par une compensation où RD voit un thermostat, ou un principe de constance.
Nous sommes hélas très au-delà de cette constance face aux déséquilibres actuels. Et notre milieu est tout sauf une pâte à modeler. Quel livre dira, prendra la mesure des tâches colossales qui nous attendent si nous voulons changer de cap ? Dans le supplément hebdomadaire de La Croix, en kiosque cette semaine, Bruno Latour ne cache pas son angoisse ; que Debray, me semble-t-il, observe à distance sans la ressentir. Dans l’émission Répliques où Finkielkraut le recevait avec Olivier Rey, les trois compères se sont mis d’accord pour finir en tapant sur Greta Thunberg ; déplaisante conclusion d’une émission salutaire, même si l’on peut comprendre l’humeur de trois vieux schnocks à se voir ainsi prendre à partie par une « gamine » – comme disait Trump. Avec l’écologie, le tête-à-queue de la Nature et de l’Esprit s’observe aussi entre les âges !
Laisser un commentaire