L’exposition « Ecce homo » des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest, qui vient de s’achever au Palais des Papes d’Avignon et sur laquelle je reviendrai ici, est en complet décalage avec quelque tendances de l’art contemporain, tristement favorisées par les pouvoirs publics ou les collectionneurs si l’on considère l’implantation d’objets aussi laids que le bouquet de « Tulipes » de Jeff Koons à Paris (douze mètres de hauteur, inauguré en octobre dernier), ou l’étalage proposé par Damien Hirst/François Pinault à la Dogana de Venise en 2018… Dans mon ouvrage La Crise de la représentation (La Découverte-Poche 2019), j’ai proposé quelques raisons de cette glissade de l’art vers l’enlaidissement, le brut, l’informe ou une cynique provocation, sur lesquelles il semble bon de revenir.
Jeff Koons, Tulipes dans le jardin du Petit Palais
Rien n’est plus humain que l’art ; rien, depuis des siècles de délectation esthétique, n’a semblé plus apte à recueillir le propre de l’homme que les chefs d’œuvres, ces points d’honneur ou ces pics spiritualistes de la culture. Ne met-on pas le Musée au centre de la cité, avec des budgets afférents, pour nous rappeler que l’art et la culture sont plus que jamais, en ces temps de reflux des cultes religieux, « promesse de communauté » ?
Et pourtant, nous voyons fleurir depuis quelques décennies un art pauvre, mécanique, sériel, et surtout des « œuvres » d’une laideur repoussante, un art du déchet et de l’abjection, un art qui bien loin d’encourager l’émulation et l’éducation du goût cherche à provoquer par le plus court chemin le dégoût. Par exemple, à la fin 1997 à la Royal Academy de Londres, l’exposition Sensation : « The contents of this exhibition may cause shock, vomiting, confusion, panic, euphoria , and anxiety. If you suffer from high blood pressure, a nervous disorder, or palpitations, you should consult your doctor before viewing this exhibition ».
Pourquoi cette évolution ? Qu’a-t-elle à nous apprendre sur l’histoire de l’art, et sur les concepts qui lui sont associés, goût, critique, catharsis, désir, esthétique, communauté ?… Quel déplacement s’est produit dans nos représentations, traditionnellement ancrées sur le propre de l’homme ? Comment en est-on arrivé là ? Pour esquisser une réponse, on pourrait distinguer par commodité trois époques, celle du beau idéal, celle du goût, et celle aujourd’hui du dégoût.
- Dans Le Philèbe, Platon rattache l’expérience du Beau à un ordre transcendant des idées où règnent « la mesure et la proportion ». Un objet intrinsèquement beau est à la fois bon et vrai, ces trois valeurs convergent. L’âge classique ne doute pas de cette transcendance, ou de cette convergence au sommet, que Boileau met en vers : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable… » Cette beauté artistique, clé de voûte des valeurs, se trouve alors garantie par deux mécènes ou épaulée sur deux ordres, l’Église et la Monarchie.
- Le tournant du goût est décisif parce qu’il fait descendre l’art du ciel platonicien des idées, qui garantissait à tous un même monde, et qu’il rabat l’objet esthétique dans l’immanence ; le sujet individuel émerge comme principe d’évaluation ou dépositaire de critères (ça me plaît / me déplaît) ; la sensation incommensurable, errante, singulière pour chacun, devient la pierre de touche. Autour de Diderot, les Salons disputent des règles du goût – éminemment discutables puisqu’elles ne sont données d’avance dans aucun ciel platonicien ; ces règles n’existent désormais qu’entre nous, à inventer entre amateurs qui confrontent leurs points de vue… Et ce forum de l’appréciation des œuvres de l’art amorce du même coup le tournant pré-révolutionnaire quand la discussion glisse des règles du goût à celles du bon gouvernement : comment fonder la volonté collective sur la confrontation des volontés particulières ? Le créateur ou l’artiste est désormais celui qui invente plutôt que celui qui découvre. Et Kant codifie cette évolution dans la Critique de la Raison Pure en fondant l’autonomie du sensible par rapport à l’intelligible : nos sensations n’ont pas le clair découpage des idées, elles s’emboîtent mal dans l’ordre logico-discursif du logos. Ce tournant décisif marque un moment d’équilibre précaire entre deux époques : le beaudevient une valeur irrationnelle, le jugement de goût est indémontrable, c’est-à-dire délié de la valeur de vérité. D’où la naissance d’une esthétique, soit d’une étude de la sensibilité comme sphère devenue autonome ; mais Kant ajoute que l’œuvre d’art « plaît universellement sans concept », autrement dit qu’elle porte en creux la marque d’un monde unique (universel) et d’une raison qui pourtant se retirent. Le génie demeure conforme à un certain ordre de la nature, et l’exubérance baroque reste contenue dans les limites de ce monde. Certes, le Beau n’emprunte pas la voie de la connaissance, mais il propose un autre accès au même monde (que celui de la science).
Diderot par Michel de Loo
Nietzsche n’aura plus qu’à supprimer le monde intelligible pour consacrer le monde sensible comme le seul, ouvrant du même coup la bataille interminable des interprétations. Le sujet n’est plus fondé en raison, mais en communication : nous sommes désormais entre nous, aux prises avec nos techniques d’influence. La société tout entière est devenue esthétique, c’est-à-dire sentimentale et sensorielle, tout se décide par impressions et par pressions ; au fil de cette histoire, notre monde unique a éclaté en une infinité de perspectives. En bref, il est vraiment devenu infini, c’est-à-dire non-totalisable sous une représentation idéale. Parallèlement, le sujet lui aussi éclate en morceaux, son unité n’était qu’une fiction. La psychanalyse s’engouffre dans cette brèche pour l’élargir et faire vaciller le propre de l’homme, ni proche à soi-même, ni très « propre ». Ce tournant sanctionne la victoire de l’interprète et du thérapeute sur le prêtre.
- Les cinq sens contenus dans le terme d’esthétique s’ouvrent alors et se déploient ; aisthetein c’est sentir, qui commence par exemple à renifler. La famille sémantique de l’esthétiqueservait à pointer traditionnellement les formes hautes ou édifiantes de la représentation, on s’avise maintenant que nos sensationscommencent beaucoup plus bas. D’où la tentation, déjà présente chez Hugo, ou Baudelaire (« La Charogne ») d’un art mineur, ou qui creuse ; d’un art cynique selon l’étymologie du terme, voire excrémentiel et bestial, un art qui rôde autour des déchets organiques et des « matières » fuyant la forme. Un art qui cherche à rejoindre l’archaïque et le monde des pulsions primaires, et qui dénude pour cela le vernis des belles surfaces et les couches successives de la culture. Un art qui cherche « le réel » au sens lacanien du terme, du côté de l’effondrement symbolique ou de l’horreur à la limite de l’indicible décrite par Sartre dans la Nausée: une expérience abouchée à ce que les choses ont d’innommable ou d’antérieur à toute symbolisation, à toute distance critique ou aux articulations de la perception et du langage. Un vertige du magma, du neutre ou de l’abîme sensoriel quand il n’est pas relevé par le surplomb d’une idée ; une présence pure, réfractaire au re- de la moindre représentation.
Cette réflexion sur quelques aspects symptomatiques de l’art contemporain mériterait d’être inscrite dans un cadre ou une histoire plus large, que je dirai médiologique, et qui retracerait les étapes de ces effondrements symboliques de la représentation. Il faudrait isoler dans cette histoire la coupure causée par la photographie, dispositif mécanique ou immédiat de capture des images, où la saisie indicielle précisément s’oppose à la construction, à l’élaboration symbolique ou à l’idéalisation. La photo, beaucoup mieux que la peinture qui la précédait, ramène du réel, de l’inattendu, des aspects peu flatteurs voire repoussants du monde extérieur ; sur les champs de bataille en particulier, que la peinture héroïsait, les premiers reporters-photographes qui couvrent la guerre de Crimée ou la guerre de Sécession rapportent des images autrement terribles, et dérangeantes (indésirables). Les poètes et les prosateurs simultanément (Hugo, Baudelaire puis Zola) descendent dans les bas-fonds du désir, ou de la société ; le ready madeaccompagnera, en le radicalisant, le court-circuit photographique, contribuant à la déshumanisation du geste ou de l’intention artistique. Le dadaïsme marque une étape dans cette histoire de l’immédiateté, et de la pulsion opposée aux patiences de la culture et de la représentation ; le pop art en introduisant la série, la « reproduction mécanique » et les stéréotypes de la société de communication et de consommation, prolonge cette interrogation ; le body artet les manifestations cruelles du corps souillé, pornographique ou simplement exposé, à tous les sens du mot, cherchent à la fois le plus court chemin d’un corps à un corps, et explorent une couche de nos sensations, ou de nos émotions, qui réveille l’archaïque, les désirs, les phobies ou les élans primaires de la chair.
Plusieurs questions mériteraient à partir de là d’être développées, peut-on concevoir une esthétique du repoussant ? Doit-on l’officialiser ? Et que peut-on fonder dessus ?
La première recevra sans hésiter une réponse affirmative, le sentir de l’aisthetein mérite de se déployer dans toutes ses acceptions. Au nom de quoi bornerait-on celles-ci ? L’art voit donc le retour massif du corps dans tous ses âges ou ses états, corps tactile et olfactif de l’infans « pervers-polymorphe », corps barbare, souffrant, ouvert, souillé, pornographique ou sacré – par le sacré l’inhumain court dans les deux sens, vers le divin autant que vers les enfers inférieurs explorés par Georges Bataille… Quand Marcel Duchamp propulse en le baptisant ready made l’urinoir de nos toilettes jusqu’aux cimaises du Musée, le choix de cet objet rétrograde ou compromet l’expression artistique du côté des fonctions excrémentielles, ou traduit une acception organique et très littérale de l’expression hors de soi.
Si nequeo flectere Superos, Acheronta movebo, si je ne réussis à fléchir les dieux, je remuerai les enfers… Le superbe exergue emprunté par Freud à Virgile pour ouvrir sa Science des rêves porte très au-delà de cette œuvre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’art montre, voire remue les enfers, et qu’il cherche à nous horrifier, à susciter le spasme de la glotte ou l’horripilation de la peau. Le spectacle, si banal qu’on ne songe même plus à le voir, de la crucifixion avait pourtant de quoi épouvanter notre regard. Seuls quelques tableaux y parviennent encore, les enfers de Brueghel ou de Bosch, ou le triptyque de Grünewald ; mais la peu soutenable abjection contenuedans quelques tableaux classiques s’est répandue hors du cadre, et la peur, l’informe ou l’innommable jaillissent dans les provocations de l’art contemporain sans les alibis ou les bienséances des sujets sacrés qui leur servaient de passeport. Ces manifestations– à distinguer soigneusement des représentationsbeaucoup plus sages – cherchent un corps-à-corps (le chemin le plus court d’un corps à un corps), une expression physique et l’excitation d’un arc réflexe préférés aux jeux articulés de la mentalisation. Toute une époque de l’art aujourd’hui court à ce plus pressé (pressécomme on dit d’un citron) ; par lassitude sémiotique, et avec une folle impatience face aux lenteurs de la re-présentation, on cherche la sensation brute, cruelle, immédiate ou directe ; la vue elle-même semble un sens émoussé et trop distant, c’est la peau qu’on veut irriter en visant la rétine, c’est un corps sans spécialité, sans qualité, sans distinction ni titres (toutes valeurs attachées à la tête) qu’on veut ainsi toucher, exciter ou mouvoir…
Peut-on officialiser un pareil « art » ? Il y a beaucoup d’ironie dans les rapports nécessairement ambigus de l’institution avec les transgressions de l’art contemporain ; la commande publique se voit sommée de subventionner la subversion, qui sans elle ne trouverait pas d’acheteurs – mais qui, avec son soutien, perd peut-être une partie de sa raison d’être. Quoi qu’il en soit de ces paradoxes, et des complicités intéressées qui se nouent entre les provocateurs cyniques du trash, du bad ou de l’abject art, les marchands et les fonctionnaires du Ministère de la culture, ce nouveau cours du regard esthète pose la question de savoir ce qu’on peut fonder dessus ; les représentations de l’art étaient traditionnellement édifiantes, et tiraient notre regard et notre désir « vers le haut » ; que gagne-t-on, demandera le moraliste, à le diriger toujours plus bas ?
Mais, insinuera en retour le psychanalyste, n’est-ce pas justement le mouvement par définition du désir de se mouvoir ainsi à l’envers de l’éducation ou de la culture, et à la rencontre d’un certain refoulé ?
Dans un curieux passage de République IV (pointé par Jean Clair), Platon avait reconnu en passant cette perversité du désir de voir : « Un jour donc que Léontios, fils d’Agléon, remontait du Pirée vers la ville en longeant par derrière le mur du Nord, il s’aperçut que des cadavres étaient étendus par terre auprès du bourreau ; en même temps qu’il avait envie de les regarder, en même temps au contraire il était fâché et se détournait lui-même d’en avoir envie ; jusque là il luttait, il s’encapuchonnait la tête ; vaincu cependant par son désir, écarquillant les yeux, courant vers les cadavres : ‘Voici, s’écria-t-il, ce que vous avez à regarder, maudits ! Emplissez-vous de ce beau spectacle !’ » (439 e). Passage non seulement curieux, mais qui met fortement en question une forme essentielle de ce qu’on appelle, justement, la curiosité. Léontios cède à sa pulsion scopique ou à son corps ému pour mêler celui-ci au spectacle des corps ouverts, ou martyrisés, pourquoi ? Pourquoi le vivant est-il happé ainsi par le spectacle de la mort ou du mort, pourquoi l’esprit ou les formes hautes de la culture aiment-ils se pencher et rouler, derrière les remparts et à l’écart de la Cité où l’on délibère et légifère, parmi les déchets ostracisés et les cadavres pourrissants ? La culture a-t-elle quelque chose à gagner, à prendre ou à apprendre, en s’égarant ainsi hors de son cadre et derrière ses murs ?
On pourrait tirer de la psychanalyse diverses réponses à ces questions. Je signalerai ici, en suivant Mikkel Borch-Jacobsen (Le Sujet freudien),deux façons différentes, dans les textes laissés par Freud, de penser la genèse de la fonction paternelle ou de l’autorité. Dans Psychanalyse des foules et analyse du moi, on sait que la formation du surmoi passe par un processus d’identification : c’est en tournant le regard vers le haut, vers le chef, le colosse ou le père que la foule des hommes-enfants s’invente une transcendance qui contiendra ses passions, aux deux sens de ce verbe remarquable : une force ou un modèle capable de dicter la loi. Selon ce schéma positif ou cette genèse édifiante, l’autorité est reçue d’en haut, et les hommes sont tenus en respect – ou tenus au respect – par une transcendance. Le schéma de Totem et tabou est assez différent : après le meurtre du père et le festin cannibalique, ce n’est pas l’identification héroïsante qui domine mais au contraire la honte et la souillure de la culpabilité. Les frères se regardent, et ils sont bien incapables de se trouver beaux et forts au miroir de leur crime ; pleins d’horreur pour ce qu’ils ont fait, et vacillants de vertige au bord du vide ainsi creusé – le vide de l’autorité, l’absence du père ou de l’instance interdictrice et régulatrice – ils ne peuvent que reculer d’effroi devant leur propre transgression. Le respect ne naît pas positivement, par identification à une transcendance, mais en pleine immanence, dans la conscience révulsée du « plus jamais ça ».
Merde d’artiste de Piero Manzoni
Plus jamais le ça, le désordre invivable, l’innommable chaos. Il a fallu traverser ou remuer l’Achéron des enfers, les pulsions du corps inférieur ou de la matière pour que la forme, l’esprit ou ce qu’on appelle le symbolique émerge. Mais l’inhumain, la barbarie, l’enfance perverse et polymorphe ne sont pas des étapes oubliées, avec lesquelles nous serions quittes ; le « refoulé » de la psychanalyse induit une autre temporalité qui nous rend contemporains de chaque étape ; l’infra, l’immonde ou l’enfer demeurent contenus (aux deux sens du verbe), immanents à chaque forme de la conscience ou du monde. Et c’est cette face cachée, ou ce jeu complexe de bascule et de contrepoids avec lesquels nous édifions chaque jour notre monde, ce que rappellent certaines formes particulièrement déplaisantes de l’art contemporain.
Notre si fragile vernis d’humanité (pour citer un titre de Michel Tereschenko) n’est pas une valeur sûre. « Avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains », écrit Apollinaire en 1913, nous permettant de distinguer ainsi entre les voies de la culture et celles de l’art. La culture s’efforce de discipliner en nous la nature ou la bestialité, mais elle n’y parvient pas sans reste ; l’art s’attaque à ce reste, d’où son rapport ou sa connivence profonde avec l’enfance turbulente en chacun.
Comment nommer le contraire d’un art édifiant ? Un art mineur, et qui creuse ; un art dégénéré disaient les nazis, parce qu’il remonte en effet le cours de notre genèse ou de notre éducation pour nous montrer notre naissance impure inter faeces et urinam (rappelait Augustin), la souillure de notre basse extraction ; parce qu’il voudrait nous faire regarder en face, avec Léontios, l’horreur foncière de nos orifices, de nos origines.
Gustave Courbet, L’Origine du monde
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