On dispute partout sur le point de savoir si nous sortirons meilleurs de la crise du coronavirus, si, comme l’écrit fortement Bruno Latour, nous ne gâcherons pas cette crise, si nous saurons être à sa hauteur, au lieu de nous la laisser voler.
Car toute crise peut être une chance, ou une ressource. La traversée de ce désastre sanitaire peut s’avérer salutaire. Et chacun d’énumérer ce qui pourrait, ou devrait, changer au sortir de notre confinement : la revalorisation du statut des personnels soignants, celle de l’hôpital public, et en général des services de l’Etat, enfin arrachés au carcan des calculs de rentabilité ; le recul des visions et des raisonnements à court terme, si étroits, d’une l’idéologie néo-libérale qui nous accable au profit d’une minorité ; une extension et une meilleure culture du télé-travail, qui vient de pénétrer un peu partout ; la préférence donnée aux circuits courts, une réforme de nos façons d’acheter, de manger, de voyager ; une globalisation moins sauvage, ou plus sage, qui ne soit pas ici encore dominée par les calculs marchands ; en tous domaines enfin, une meilleure solidarité ou un plus grand respect du monde commun, de ce qui nous fait vraiment vivre ou que nous avons appris à distinguer comme l’essentiel. Etc. J’ai déjà présenté sur ce blog le Deuxième manifeste convivialiste, rédigé avant la crise, il contient à mes yeux les réformes vitales et des propositions prémonitoires face à ce que nous éprouvons, il suffit de s’y reporter.
Hélas, ceux qui (à si juste titre) espèrent qu’avec la sortie de crise rien ne sera plus comme avant péchent sans doute par irénisme. Je veux dire qu’ils oublient que le virus vient de Chine, une grande puissance autoritaire en plein essor où les vertus de la démocratie, pour ne rien dire du convivialisme, sont loin d’avoir pénétré. Mais dont le mot d’ordre « business d’abord » risque de se renforcer en business as usual, une fois l’orage passé. Il suffisait de voir sur France 2 le reportage d’Elise Lucet (« Envoyé spécial ») montrant le marché des masques en Chine ; nous leur avions, au plus fort d’une crise sanitaire qui ne nous touchait pas encore, expédié quantité de ces masques et de matériel médical, respirateurs, dispositifs de protection, à titre gratuit je crois ; voici qu’ils nous les réexpédient au prix fort, et avec quel cynisme, il n’était que de voir un de ces exportateurs chinois déclarer, comme un vulgaire camelot, à son interlocuteur occidental que les prix montaient, et que ça vaudrait plus cher dans une heure ! Quel sens a le souci du bien commun dans ce pays, comment peut-on espérer que la Chine collabore jamais bénévolement au bien-être de l’humanité ?
Car le coronavirus même s’il a frappé, et continue de frapper, la population de ce pays très au-delà de ce qu’y disent les statistiques officielles, est d’abord pour les dirigeants chinois une excellente affaire. Il importe assez peu en effet à ceux qui traitent leur peuple comme du bétail qu’il en meure cent-mille, ou davantage ; et les commencements de l’épidémie à Wuhan ont fait d’abord l’objet d’énergiques dénégations, et mesures d’étouffement. Les malheureux lanceurs d’alerte ont été réduits au silence, et toute rumeur énergiquement réprimée. Quand l’épidémie est devenue évidente, et le désastre national, le même pouvoir a compris qu’il pouvait jouer, inversement, la carte du sauveteur ; que face à des démocraties occidentales désorganisées, imprévoyantes ou mal préparées, un pouvoir fort comme celui de la Chine savait, aux yeux du monde, mieux maîtriser la situation et protéger son peuple. La très médiatisée construction en quelques jours d’hôpitaux de campagne, les bulletins de triomphe concernant le déclin de la pandémie, puis la sortie du confinement, participent de cette propagande, qui a de quoi éblouir le monde face à un pays aussi verrouillé que la Chine aux informations. Et qui nous fait oublier l’écrasante responsabilité de la même Chine dans l’éclosion et la propagation de ce virus, qui prend tristement la suite du SRAS (2002) et du H1N1 (2009), les mêmes causes (saleté et promiscuité des marchés) produisant les mêmes effets sans que la leçon soit tirée…
On dit beaucoup chez nous qu’après le retour à la normale, on fera les comptes et que les gouvernants qui n’ont pas su prévoir auront quelques soucis. Il sera difficile sans doute de remonter en France la chaîne (qui ne date pas d’aujourd’hui ni du quinquennat Macron) des mauvais choix, de l’aveuglement, des fautes de communication ou des cafouillages dans les prises de décision. Mais l’impérétie nationale (manque de masques, de gel, de tests…) qui nous oblige, à quel prix ! au marasme d’un même confinement pour tous, ne doit pas nous détourner d’examiner le rôle en tout ceci de la Chine, qui tire top facilement son épingle du jeu. On devra pour ce pays aussi remonter la chaîne des décisions, s’intéresser au sort des lanceurs d’alerte, au traitement des libertés, à la manipulation de l’OMS dont le président éthiopien a servi de relais complaisant aux injonctions de Pékin.
« Nous sommes en guerre ! » a martelé Macron, et on lui a de plusieurs côtés reproché ce mot d’ordre jugé trop martial – à tort il me semble. C’était oublier en effet les moyens, et les ruses, d’une guerre bactériologique. On ne connaît pas cette guerre, on ne l’a nulle part à grande échelle testée, tellement ses effets semblent effroyables, et peu maîtrisables. Je ne suis pas en train d’écrire que le président Xi Jinping a voulu le coronavirus, né sur son sol et sciemment largué sur le reste du monde. Mais on peut soupçonner que les dirigeants chinois ont vite compris l’immense bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’une telle pandémie propagée (pour la première fois) à cette échelle planétaire : une Europe à l’économie durablement touchée et affaiblie par les faillites en cascade d’entreprises, de banques, de gouvernements et peut-être d’institutions ; des Etats-Unis placés de même en grave récession, l’Inde et l’Afrique (où le désastre est encore largement à venir) incapables de circonscrire le fléau et de confiner leurs populations… Combien de millions de morts, déjà tout désignés, vont connaître ces pays ?
Le président Xi Jinping
Et certes, ce sont les plus pauvres qui trinqueront ; il est faux de dire que le virus est égal pour tous, il a évidemment une forte préférence pour les habitants des barriadas, des bidonvilles et des zones déjà en souffrance, combien de pertes vont enregistrer Lagos ? Dacca ? Calcutta ? Aux Etats-Unis ce sont les noirs on le sait qui détiennent aujourd’hui le triste record de l’infection ; et chez Bolsonaro, qui prophétise plus de dégâts pour l’économie de son pays que pour sa population, ce sont les favelas. Ces deux dirigeants américains peuvent s’en féliciter, après tout le Covid les débarrasse de bouches inutiles, de traîne-savates ou de loqueteux… Mais les Chinois surtout se frottent les mains, s’ils songent aux juteux achats qu’ils vont pouvoir passer dans une Europe blessée, dans une Afrique au bord de la faillite.
Je lis ces jours-ci La Peste de Camus, que je n’avais jamais ouvert : belle anticipation du délabrement, de la peur, mais aussi du courage et des réflexions morales engendrés par le fléau. Ce beau livre toutefois ne peut servir de miroir exact à ce que nous vivons, la peste imaginée par Camus ne profite à personne, et ne peut être instrumentée. Il n’en va pas tout-à-fait de même avec notre virus.
Oui, le temps est venu chez nous de tirer profit de cette crise pour repenser nos habitudes et remettre à plat nos engagements, nos déséquilibres sociétaux, nos choix économiques et politiques… Mais au plan géopolitique, plus cyniquement, c’est le triomphe d’un business plus agressif qui s’annonce, et le bond en avant économique et diplomatique d’une Chine qui n’a pas vu venir, elle non plus, la pandémie, mais qui a compris tous les bénéfices de la situation où elle nous a, de fait, collectivement plongés.
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