Dans ce troisième billet inséré par déférence envers le programme des agrégatifs, « la représentation », l’on soutient qu’il est essentiel, pour penser celle-ci, de l’opposer à la manifestation.
Mais cette réflexion est motivée aussi par les puissantes manifestations anti-racistes qui déferlent en ce moment aux Etats-Unis, et qui ont trouvé leur réplique, hier soir, aux portes de Paris pour exiger la vérité sur les conditions de la mort d’Adama Traoré. Il est réconfortant de constater que le jour même où beaucoup prennent d’assaut, avec quel contentement, les terrasses des cafés et des restaurants, d’autres (vingt-mille personnes) se regroupent pour manifester le même soir contre les violences policières. (Avec ce doute : les uns et les autres n’ont-ils pas ainsi recréé de virulents foyers d’infection ?)
Il convient d’opposer de façon théorique la manifestation (ordre de la présence réelle) à la re-présentation symbolique (figuration in absentia). Freud a nommé la première Darstellung, la seconde Vorstellung, et il a spécifié cette distinction par celle des (re)présentations de choses versus les représentations de mots, qui recouvrent aussi et respectivement les processus primaire et secondaire. Mais cette classification recoupe aussi, en sémiologie, la distinction capitale entre l’ordre des indices (où le signe attache à la chose, en constitue un échantillon) et l’ordre des signes qui fonctionnent au-delà de la coupure sémiotique (la plupart des images, et le domaine carrément arbitraire des mots et des nombres).
L’hystérie baptisée en psychanalyse de conversion offre, au niveau du corps, un bon exemple de manifestation d’un contenu de pensée (d’une peur, d’un désir) mal ou non mentalisé. C’est ainsi qu’un enfant subitement atteint d’abasie (impossibilité de marcher) manifeste, par cette paralysie des jambes, son refus de se rendre quelque part – à l’école par exemple, sans que cette représentation soit formulée ni forcément claire pour lui.
Quand Valéry définissait la poésie par « l’essai de dire, ou de fixer, ce qu’expriment obscurément les soupirs, les caresses, les cris… », il suggérait que le poème articule avec une sophistication très secondaire ce qui s’agglutine de façon primaire dans le cri. Un poème peut apparemment voyager loin de sa source : on l’imprime, on le récite, on le cite et on le traduit. En nous rappelant toutefois que les poèmes se font « dans la bouche », Tristan Tzara réclame une énonciation prononcée ou une incarnation, seule capable de libérer les affects ou les états du corps secrètement comprimés dans les vers. On sait d’autre part que leur communication demeure limitée par les frontières linguistiques : le sens signifié d’un poème ne se laissant pas dissocier de son signifiant ou de ces mots pour le dire, on ne peut en rigueur le traduire, à moins que le traducteur, lui-même poète, ne forge dans la langue d’arrivée des correspondances analogues.
Cet exemple du poème propose un cas particulier de la fonction esthétique en général, qui consiste à toujours rattacher le signifié au signifiant ou à la forme matérielle du message. En art, la matière se trouve rappelée, manifestée voire glorifiée ; le message, l’énoncé ou le contenu demeurent enchâssés ou incarnés dans la forme et dans la matière de l’expression, sans détachement possible.
Ceci revient à dire que les signes de l’art ne seront jamais entièrement saisissables à partir d’un code. L’interposition d’un code permet en effet de négliger certains signifiants comme non-pertinents dans l’usage prosaïque de la communication. Le code apporte un horizon d’attente, donc une économie dans la réception.
Prenons l’exemple de la lecture d’un texte manuscrit : personne ne forme identiquement les mêmes lettres, et pourtant nous déchiffrons le /a/ sous chacune de ses occurrences. La bonne forme d’une sous-jacente « aïté », soit l’invariant idéal d’un type, transparaît sous les variations du token qui sont les accidents de l’énonciation, ou de l’occurrence signifiante ; le rasoir sémiotique du code stabilise l’énoncé et le met à l’abri des déformations de l’énonciation.
Il y aura par définition toujours moins dans le type (le code invariant idéal) de reconnaissance que dans le token (l’occurrence singulière) de l’énonciation d’un message. Or l’usage esthétique ne recherche pas l’économie de la prose ordinaire, en art tous les signes comptent, ils ne sont pas encore saisis ou gelés par le code. On exprimerait la même idée en remarquant qu’en art (musique, poésie, peinture…), la redondance inhérente au message prosaïque tend vers zéro : en toute rigueur, la « fonction esthétique » ne connaît pas la répétition (la musique dite répétitive n’est pas née d’une paresse ni d’un défaut).
Et c’est pourquoi l’œuvre d’art, mais aussi la création personnelle de la parole vive, luttent sourdement contre le code, et ne lui obéissent qu’en le contestant : l’événement spontané de l’énonciation déborde par principe les contraintes et la fixité du code. Nous avancerons que le propre de la manifestation, de même, est de submerger le type (la bonne forme représentée) sous la richesse esthétique du token ou d’une occurrence à chaque fois singulière. Et très matérielle.
Poétique de la manif
Ceci s’observe particulièrement avec la manifestation qui défile dans la rue. Contrairement à la représentation parlementaire ou syndicale, une manif ne se délègue ni ne se diffère, elle ne se comprime pas davantage, ni ne connaît de redondance : son nombre donnant l’exacte mesure de son message, nous dirons de la manif qu’elle ne pense pas mais qu’elle pèse (d’où les batailles de chiffres entre les organisateurs et la Préfecture de police). La présence réelle du vecteur, et l’incarnation très physique de son message, font que la manif est à la vie parlementaire ce que la poésie est à la prose.
Cette phénoménologie (ou cette sémiotique) très particulière de la manif éclaire celle de l’œuvre d’art, qui est à elle-même son propre code. De deux façons au moins, économique – il n’y a pas d’élagage possible des signifiants, on ne peut comprimer le message esthétique : chez Mozart il faut jouer toutes les notes, d’un grand roman il faut tout lire, comme dans un poème chaque mot, chaque virgule… –, et herméneutique : l’œuvre se pense indéfiniment elle-même, aucune interprétation de métaniveau ne peut lui être substituée, on ne l’arraisonne pas d’en haut ni du dehors. Mais si l’œuvre est incompressible et, jusqu’à un certain point, auto-explicative, elle demande en revanche à être développée, et interprétée.
On ne quittera pas la manif sans rappeler cette évidence, pour quiconque y a une fois participé, qu’elle met en joie ses acteurs. Le processus primaire de même est indissociable d’une confusion des rôles, d’une impatience et d’un certain plaisir : plaisir d’épargne, suggère un livre comme Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, qui étudie de plusieurs façons comment des frayages primaires tendent à subvertir ou à économiser le détour par l’ordre secondaire, linéaire et normé de la représentation verbale, donc l’institution symbolique en général, subitement subvertie par la fantaisie et bousculée par le rire.
Le dressage secondaire et l’accès aux représentations symboliques qui dédoublent le monde, au premier rang desquelles notre parole, exigent une discipline, voire un abandon ou un deuil : le renoncement au plaisir plus immédiat des indices, de l’immanence, d’un monde tissé de proximités et de contacts charnels – qui peuvent d’ailleurs tourner au cauchemar. Dans Le Mot d’esprit, un certain monde d’en bas coloré par l’agressivité, la sexualité ou la pure anarchie du non-sens se venge en prenant pour cible ces échantillons limités, mais exemplaires de toute culture que sont le sens des mots, l’ordre des phrases, les distinctions articulées du lexique et de la syntaxe. Le monstre de la manif de même, issu des profondeurs du social, rampe à travers la ville au mépris des bienséances et des représentations instituées ou canonisées.
Carnaval de Dunkerque
Une analyse du carnaval confirmerait, s’il en était besoin, la subversion (provisoire) des représentations codées aux deux sens du mot représentation : des spectacles et des rôles. Mais la confusion propre à ces manifestations festives ou colériques, qu’il serait dommage d’observer d’en haut, et auxquelles chacun est irrésistiblement tenté de se mêler – le carnaval n’est pas dans son principe un spectacle mais un enrôlement général, il est difficile d’y assister sans y participer – confirme a contrario son état d’exception. On ne s’installe pas dans le carnaval, on le traverse et on en jouit comme d’une crise, un fou-rire, une colère, nécessaires à la bonne économie dominante et au retour de l’ordre symbolique, quand un point d’horreur du réel ou d’épuisement des manifestants se trouve atteint par le charivari.
Notre polarité de la représentation versus la manifestation fend en deux la question du spectacle, souvent aiguisée en querelle de Platon à Guy Debord. Nous proposons d’éclairer ce mot qui fâchait tant les Situationnistes, « le » spectacle, par deux concepts qui l’enserrent, d’un côté le théâtre et de l’autre la fête, ce qui nous donne trois degrés de détachementdans l’échelle de la mimésis ou de la représentation : la fête, qu’on rattachera à la manifestation, occupe son point zéro, le théâtre au contraire correspond à la scission accompliede la représentation, en coupant nettement l’acteur de son personnage ; entre ces deux pôles, le spectacle se glisse dans une position ambiguë – d’où la querelle.
Les Gilets jaunes à l’assaut de la représentation
Le mouvement des Gilets jaunes, qui secoua la France en novembre 2018, aura réuni des gens qui souffrent d’une fragilité évidente.Cette vulnérabilité est aussi celle de la manifestation (régime primaire de la présence réelle, indicielle des corps) face aux formats de la représentation secondaire (délégation et soustraction symbolique), une distinction que leur mouvement met en pleine lumière.
Les Gilets jaunes peinent à franchir l’étape d’une revendication primaire, inarticulée ou physique : en réclamant en désordre tout et son contraire, ils se défient de toute délégation, et si une tête parmi eux émerge qui pourrait parler pour les autres, ou les représenter auprès de nos dirigeants, ils menacent de la couper. Ce grand corps acéphale ne représente donc rien, sinon l’urgence de se manifester, d’être vus (en s’habillant pour cela de fluo), de protester qu’on existe… Cette clameur ou ce cri ne sont pas comme tels réfutables, il faut les entendre même si cela blesse certaines oreilles ou des regards toujours tournés ailleurs.
Ce fait brut d’exister, il faut toujours en imposer l’évidence contre des siècles de représentations politiques et médiatiques fortement biaisées : longtemps, depuis disons 1789, ce sont des hommes blancs, mâles d’âge mûr et de condition bourgeoise qui trustent la représentation de la République ; dans les médias comme à la Chambre, on croise assez peu de gens comme ceux qui occupaient en novembre 2018 les ronds-points… Or notre caste médiatico-politique a la vie dure, et sait se perpétuer aux postes de commande ; on se moque de présidents africains qui osent imposer à leur pays de successifs mandats, mais a-t-on assez réfléchi de ce côté de la mer aux ruses par lesquelles notre représentation, parlementaire autant que médiatique, reproduit de terribles angles morts ? Se souvient-on qu’en 2017, plus de la moitié des électeurs du second tour ont été forcés de choisir entre deux candidats qui n’étaient pas le leur ? (Situation identique déjà aux présidentielles de 2002.)
Il ne s’agit pas de mélanger le médiatique au politique, mais de les articuler étroitement, en remarquant par exemple que la France péri-urbaine n’a pas fait l’objet de beaucoup d’intérêt de la part de nos grands médias, qui préfèrent reléguer toute une partie de notre territoire, quasiment invisible, sous le vocable de la France moche, adepte de la clope, du gasoil et de la palette… Un mépris qui provoque en 2018-2019 son retour de bâton.
Les Invisibles, un film de Louis-Julien Petit au succès mérité (2018), est sorti en salle en même temps que les Gilets jaunes aux ronds-points, et il suscite la même reconnaissance étonnée : les femmes qu’il montre ne semblent pas très douées pour faire face aux contraintes subtiles de l’administration, des partis, des syndicats ou de ces institutions à travers lesquelles se déclinent en France les luttes, et se rendent visibles les combattants. De même les Gilets jaunes brouillent notre vue, ou nos traditionnelles lunettes ; allergiques aux formes de représentations nationales, syndicales, médiatiques dans lesquelles ils ne reconnaissent pas leur image, ils nous proposent en revanche une solidarité de base, des palabres aux ronds-points où l’on peut rencontrer et apprécier son voisin, des braseros autour desquels se renouent un lien organique et des valeurs oubliées par le système libéral.
Vocation démocratique du rond-point : contrairement aux feux rouges-verts de croisement qui incarnent un ordre vertical, transcendant ou autoritaire comme tel indiscutable (on ne franchit pas un feu rouge, même si les artères perpendiculaires demeurent vides), l’ordre qui préside aux ronds-points est immanent, chacun au vu de la conduite des autres y négociant son passage, son coup d’accélérateur ou de frein… Feu rouge républicain, rond-point démocrate ? Lieu par excellence où les sujets demeurent entre eux, le rond-point remet la loi entre nos mains.
On comprend qu’il ait fixé un mouvement à ce point défiant à l’égard des organisations pyramidales où l’individu lambda disparaît. Anarchiques, brouillons, les Gilets jaunes se contentent de bouillonner avec une belle indifférence vis-à-vis de ceux qui leur prêchent les vertus de la verticalité, de l’argumentation, des hiérarchies ou de la délégation. Regroupés à travers les réseaux sociaux, ils échouent à produire un nous – ce pronom qui désigne aussi en grec l’esprit. Ceux qui s’agrègent ainsi ne pensent pas collectivement, ils ne rédigent pas de manifeste ni de programme, ils se comptent, ils préfèrent peser. Ce stade de la manif où ils se cantonnent a de quoi exaspérer, mais aussi attirer : une majorité de Français, malgré les débordements chaque samedi du mouvement, les a longtemps trouvés plutôt sympathiques. Car s’ils échouent à formuler une alternative crédible, il faut reconnaître qu’ils ont réussi à faire bouger le jeu politique, et forcé notre Président à descendre de son piédestal…
Ce mouvement est-il anti-politique, ou incarne-t-il au contraire une chance de renouveau démocratique et un terrain d’expérimentation ? Les Gilets jaunes ont rendu évident le déclin d’une représentation (médiatique, politique) qui parlerait au nom de tous : par quelque bout qu’on étende cette représentation, elle ne sera jamais équitable, la crise de la représentation est simplement inhérente à son projet ou à sa mise en œuvre. Que dire dès lors à ses laissés-pour-compte ? Comment vont-ils consentir ? Comment pourraient-ils se reconnaître dans le miroir (médiatique, parlementaire) qu’on leur tend, eux qui exigent la fin des « élites » qui parlent et agissent loin d’eux en leur nom ?
Le tumulte soulevé par les Gilets jaunes rejoint au fond celui de la démocratie qui n’implique pas seulement, dans sa définition et son cahier des charges, le débat ; mais qui, pour instaurer et étendre celui-ci, parie sur la compétence du premier venu, de n’importe qui – proposition d’apparence exorbitante ou scandaleuse, et qui motiva longtemps le maintien d’une République ou d’une démocratie censitaires, où le vote dépendait du niveau de fortune et d’études de sujets compétents, pour ne rien dire du sexe… Demandons-nous sous quelles formes modernes, insidieuses, ce « cens » travaille toujours notre système. Songeons aussi que cette démocratie représentative en crise structurelle nourrit de l’intérieur son adversaire, puisque l’élection à elle seule reconstitue une sorte d’oligarchie, prompte à se perpétuer dans son entre-soi. Le paradigme démocratique, toujours à reprendre et par définition perfectible, doit demeurer en mouvement. Contre ces durcissements ou ces confiscations, des forces de corrosion, de mise en doute radical ou de destitution (ce que de Gaulle baptisa « la chienlit »), ont peut-être quelques vertus…
Tout le monde cherche une scène. Les insurgés de mai 68 crurent en trouver une en s’emparant du théâtre de l’Odéon, lieu dérisoire et plus facile à prendre que la Maison de la radio ou la Chambre des députés ! Aujourd’hui la scène passe par les ronds-points (que nos élites politico-médiatiques regardent d’assez haut), par les réseaux sociaux, par les plateaux TV… Les contours de cette scène demeurent flous, comment passer de cette visibilité à une action effective basée sur un programme et sur un corps de délégués ?
Le mouvement chaotique des Gilets jaunes redouble et illustre les chances et les difficultés des successifs « printemps arabes », qui n’ont pas réussi davantage à imposer un ordre stable. Excédés d’être si mal représentés, les peuples tunisiens, égyptiens, syriens ou algériens ont d’abord refusé de demeurer d’éternels spectateurs ; et les réseaux sociaux disponibles ont défait plusieurs chefs, mais jusqu’à quel point ? Le levier des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et dela communication) ne permet pas à lui seul un durable virage démocratique ; outils efficaces de rejet, les entreprenants réseaux semblent moins aptes à construire ou fédérer des projets, et ils n’auront d’efficacité qu’articulés aux lourdes machines de l’ancienne représentation.
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