L’universel, ça se tricote ! (Jullien, troisième épisode)

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Une autre série de réflexions a bien sûr gravité autour de l’épineuse question de l’universel : que devient cette ambitieuse notion à l’âge de la globalisation, et d’une irréversible émergence des cultures (mot au pluriel obligatoire) ?

On songe d’abord à la question du droit, notamment abordée par Marcelo Maciel Ramos, jeune juriste brésilien venu de Belo Horizonte. A l’universalité rêvée du droit occidental confiant dans sa rationalité, la Chine oppose en effet une normativité toute différente, qui épouse le déploiement de la nature ou du Ciel – cette notion n’impliquant aucune transcendance, mais désignant au contraire l’ensemble des interactions nées du cours général, ou encore du « Tao ». L’homme ne constitue qu’un maillon dans cette chaîne processuelle ; asservi aux rites, aux devoirs ou pouvoirs variables selon la hiérarchie sociale de chacun, il apparaît comme facteur et vecteur plutôt que sujet, enchaîné aux développements spontanément harmonieux d’un monde auxquels sa tâche est de coller, auxquels il ne saurait opposer un savoir discursif abstrait, la vision d’un horizon idéal ni aucun devoir-être. Toute résistance, dissidence ou protestation invoquant des « lois non écrites » ou supérieures compromettraient sur ce point le cours majestueux (ou modeste) du Ciel ; la Chine invite donc ses sujets à s’intégrer, à se laisser absorber, en rejetant a priori les fondements de notre droit occidental.

Dans le domaine des affaires corollairement, le droit chinois apparaît contractuel, indexé sur la confiance et rarement codifié.

Notre conception du droit semble aux antipodes, dans la mesure où celui-ci résiste infiniment à la nature ou aux forces : pour nous le droit est une création humaine, l’imposition d’un moi-sujet héroïque (Mark Hunyadi)  qui ne doit rien aux tractations de l’immanence ni à l’ordre des choses ; forts d’une conscience, d’une identité, d’une volonté, de valeurs, etc., nous réclamons avec Hannah Arendt « le droit d’avoir des droits ». Et nous saluons dans l’impératif moral une effraction tangible et bienvenue de la transcendance.

Pourquoi Kant eut-il besoin d’universaliser sa maxime de moralité ? Le préjugé occidental par excellence consisterait-il, sur le modèle d’un premier logos logico-mathématique en effet universel, à extrapoler celui-ci aux lois morales, qu’on affaiblirait si on ne leur concédait la même majesté qu’aux lois de la science ? Faut-il imposer l’exorbitante exigence de l’universel pour déclore ou ouvrir à l’altérité un sujet d’abord enfermé dans sa communauté ou confiné dans son petit monde ? L’action morale repose clairement sur un appel, une dé-détermination qui remet chaque sujet en mouvement, en recherche… Mais pourquoi (interroge Mark Hunyadi) faire dépendre ce mouvement, idéal si l’on veut, d’une idéalité de type universel ?

FJ a distingué dans un ouvrage-phare (De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard 2008) l’universalisable de l’universalisant ; le premier propose des contenus (modèle de la  science), le second une incitation à sortir de soi, un élan, une élation dont participe la morale, qu’on gagnerait à présenter comme description de ressources plutôt que prescription de normes. On peut espérer que notre morale s’étende ; on peut même constater ici et là une poussée de la démocratie (à Taïwan), ou de laborieuses avancées de « droits de l’homme » élaborés à l’ouest, et d’exportation fort incertaine (mais dont Mireille Delmas-Marty, qui ne participait pas à  ce  colloque, assure qu’ils progressent). On voit ainsi du commun lentement s’assembler et s’étendre.

Faut-il postuler, sous les figures bariolées de l’humanité, la présence d’un humus sous-jacent qui constituerait notre fonds d’entente ? Il est tentant d’invoquer ce terreau, inscrit dans l’étymologie, non comme méta-niveau transcendant de réconciliation mais comme ressource omniprésente ; il pourrait coïncider avec l’universel par soustraction de Saint Paul (selon la formule de Roger-Pol Droit) proclamant à la face de tous qu’il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni Juifs ni Gentils, ni Romains ni barbares, etc. Cet universel a justement accompagné le déploiement du logos grec, puis du droit romain, les trois piliers de l’universel occidental rappelés (après FJ) par Michel Wieviorka. Ce ne fut évidemment pas le choix de la Chine, et l’orateur a rappelé, du sein de l’occident même, les critiques élevées depuis la droite (au nom de notre congénitale supériorité) mais aussi de gauche – objections relativistes (les groupes humains sont irréductibles, les isolats incompréhensibles), voire marxistes pour dénoncer l’universalisme abstrait. L’Ecole de Francfort alimenta ce courant en critiquant les aspects asservissants plus que libérateurs de notre raison, et de l’intérieur de notre modernité on sait comment les cultural ou gender studies creusent ce sillon séparateur juqu’au fossé – cependant que des intellectuels venus de pays ou de cultures émergeantes (comme Amartya Sen) montrent d’autres modernités à l’œuvre ou à la manœuvre sous d’autres cieux.

Comment donc aujourd’hui penser l’universel sans recourir aux vieilles ficelles du sujet transcendantal de la philosophie cartésienne ou kantienne ? FJ a proposé, à partir d’un exemple tiré de Mencius, qu’un sens commun ou un universalisant de l’humain affleure dans l’inacceptable : quel homme, voyant un enfant sur le point de choir dans un puits, ne ferait pas le mouvement de le retenir ? Aucun idéal positif n’est prescrit à l’humanité, mais celle-ci peut inversement se grouper ou se reconnaître dans ces gestes négatifs d’empêchement d’un mal. L’humanité se construirait ainsi, ou adviendrait très progressivement, par cette internationale du refus.

Ici encore, on est clairement passé d’une perspective de surplomb à une genèse latérale. Le vecteur, et au fond le modèle de cette tâtonnante ouverture nous attendent dans une opération qui fut examinée chaque jour de ces rencontres : la traduction. Certaines contributions l’ont abordée de front (Tiphaine Samoyault, Xavier North), toutes l’ont mentionnée, en pointant la bénédiction (et non malédiction) de Babel, ou les inappréciables ressources du bilinguisme. Ne connaître aucune langue étrangère reviendrait-il à ignorer largement la sienne ? Notre ouverture et notre chance modernes, c’est que toutes les langues du monde se trouvent désormais en contact virtuel avec toutes.

Pour passer d’une langue à l’autre, nul ne dispose de la ressource idéale d’une métalangue où serait déposée une bonne fois, disponible sans frais, la chose à dire ! Non, traduire exige de défaire ou de perdre les ressources de la langue de départ, qui constituent pourtant les conditions de possibilités ou la configation native de ma pensée. Il n’existe nulle part de langue de l’être, mais des idiomes épars qui, parcequ’ils pensent plutôt ceci, s’interdisent du même coup de développer ou de mentaliser cela – ou qui ne l’entrevoient qu’à minima. En Chine, l’école des Moïstes a entrevu quelque chose du rationalisme occidental mais cette esquisse n’a pas été relayée ; en occident Montaigne, le plus Chinois de nos philosophes, a frôlé plus d’une intuition orientale sans faire pour autant école, ni intéresser largement à cette amorce. Etc. C’est une loi systémique comparable à l’écologie banale de l’attention : si je regarde devant, j’ignore le champ arrière ; si je choisis de raisonner dans un cadre plutôt immanent, je ne cueillerai pas les fruits idéaux de la transcendance, et inversement. Pour chacun, dans chaque voie, autre chose a travaillé. Le déploiement d’autres chances.

La barrière linguistique, vécue comme résistance, se retourne ainsi en ressource : quelle plus-value de sensibilité, d’intelligence ou d’ouverture gagnerais-je à apprendre l’allemand ? Comment le monde sonnerait-il pour moi en chinois ? Or l’humus sous-jacent à l’humanité n’est nulle part homogène, il se prolonge sous chaque frontière mais se cultive partout différemment : entre les cultures, la métaphore jardinière plus que jamais resurgit et prospère !

A la suite de chaque communication prononcée (en français) par un étranger, et ils furent nombreux à venir de Taïwan, de la République chinoise, du Vietnam, du Brésil, des Etats-Unis, d’Italie ou de Belgique, FJ eut soin de souligner comment, dans leur français, résonnait leur langue d’origine : cette prime ou trace légère d’un ailleurs aurait pareillement enchanté Roland Barthes, car la langue refoulée à même l’énonciation peut déjà ébranler nos catégories. Détestant les expressions du genre « traduction, trahison », il répéta aussi qu’il n’y a pas de traduction « fidèle » ou vraie mais seulement des coups variables, viables ou valables voire enrichissants, parfois très créatifs : un texte n’a pas à être respecté mais étendu, transformé, placé dans une autre lumière… De langue en langue, on voit certaines idées (œuvres, poèmes) cheminer et frayer leur « tao ». Et c’est ainsi qu’à travers et à la faveur de chaque traduction, qui doit perdre pour inventer, se tricote un peu d’universel.

On ne traduit pas seulement d’une langue dans une autre, il faut à ce chapitre envisager les traductions intersémiotiques, celles qui consistent à mettre une mélodie ou un tableau sur un poème, une mise en scène ou une explication théorique sur un texte de théâtre : le piano de Léo Ferré a merveilleusement traduit Aragon, qui lui-même a su traduire en mots Matisse, Freud a traduit Sophocle ou Shakespeare… On préférera dire interprétation ? Mais la notion d’interprétant, dans la sémiotique de C. S. Peirce, interpose justement un troisième terme entre le signe et notre idée de l’objet, et cette interprétation concerne la moindre de nos perceptions, qui n’atteignent jamais le réel, mas seulement une chaîne sans fin de signes indéfiniment substitués : pour Peirce, la traduction comence très bas, elle est d’origine, et chemine interminablement. La leçon de cette sémiotique, qui est aussi une pragmatique toute horizontale des traducteurs et des interprétants, consonnerait fortement avec l’immanence que nous évoque la Chine ; traduire dans cette optique, ce serait trouver les mots.

Faut-il souligner à quel point cette opération de nomination (de décatégorisation recatégorisante) est bienvenue dans la pédagogie ordinaire ? Combien d’adolescents nous opposent ce mot : super ! J’te raconte pas !…, là où il s’agirait justement de déplier l’expérience en mots, un vécu en phrases ? Traduire commence avec l’expression de soi, où s’enracine le don des langues. On voit par ces remarques qu’il y a pour chacun de l’intraduisible – à proportion que, comme en théologie négative, certaines réalités ou expériences rendent muets : quels mots (qui ne soient pas clichés) mettre sur un vin ? un tableau ? une musique ? un corps aimé ? Ou Dieu…

Dans cet ordre d’idées, Etienne Klein demandait au cours de sa belle conférence notamment consacrée au big bang, au mur de Planck et aux représentations mathématiques de la physique quantique, comment mettre en mots ce que les équations démontrent ou « expriment » ? Car il n’y a pas de métalangage vernaculaire courant pour traduire ce que les maths, ici, permettent de penser. Bel exemple de « ressources » offertes par un langage qui a son prix d’accès, et sa terrible (mais pas insurmontable) clôture. Les œuvres de l’art offriraient mille exemple de ces réalités réservées à ceux qui font l’effort d’acquérir un certain langage.

Une communication très rafraîchissante de Jean-Charles Darmon porta sur le libertinage au XVIIe siècle, et singulièrement sur la morale du divertissement proposée par Saint-Evremond (1613-1703, l’hédonisme conserve !). Celui-ci fit triompher en effet un modèle du vagabondage horizontal opposé au terrorisme du vertical bien représenté, par exemple, chez un Pascal. L’argument est le suivant : notre nature fondamentalement faible, et sujette à la variation des humeurs, fait de nous des êtres non pour-la-mort mais pour-le-divertissement. Car nous avons partie liée avec l’illusion, et « nous pensons toujours ailleurs ». Lucrèce déjà (le maître, avec Montaigne, de Saint-Evremond) prônait la prévention des peines de l’amour par la diversion : quelques abandons à une compensatoire frénésie érotique (au besoin tarifée) guériront mieux le malheureux que de longs discours… « Qui ne sait que l’âme s’ennuie, si elle demeure dans la même assiette ? » Le moi est source de mélancolie, dès lors qu’on le fixe ou l’inspecte trop assidûment (songeons à nos psychanalyses, qui selon cet auteur prescriraient pour guérir plus du même mal !). Pascal bien sûr va s’ériger là contre, en rabattant le divertissement sur l’agitation, et vivre sur une infinie déception ; le pécheur se détourne « avec aversion » de Dieu pour s’enchaîner à des réalités ou des plaisirs mineurs ; avec Dieu seul resplendissent la vérité et la grandeur, loin de Dieu notre vie retombe dans l’illusion et la petitesse…

L’héroïsme paradoxal de Saint-Evremond fut d’affirmer l’excellence de cette di-versio, opposée à l’a-versio et à la con-versio pascaliennes. « La nature se varie en l’homme », l’épicurien ne se fuit pas, il prospecte d’autres états et il fraye des écarts propres à éloigner le mauvais simulacre qui l’affecte, en accèdant à une meilleure configuration (provisoire) de soi-même. On quitte une part sombre pour une tranche plus lumineuse de vie, ne serait-ce qu’un moment (concept décisif) ; raison d’ailleurs rime avec saison (et non maison, architectonique trop dure), nous ne vivons que des moments – d’où le libertinage, qui lutte sur deux fronts : contre l’ennui (excès de repos également dénoncé par FJ), contre le dégoût (excès de mouvement). En bref, l’anti-Pascal que fut Saint-Evremond illustre bien ces « hétérotopies internes » à notre culture, une voix discrète (peu rééditée), et une voie demeurée mineure, inégalement frayée ou trop tôt recouverte.

Pour conclure sur l’universel : si chacun voit midi à sa porte, par une loi inévitable de l’auto-organisation qui est aussi un narcissisme de vie et un chauvinisme constitutif de tout agrégat social ou communautaire, FJ brouille ce solstice, en multipliant les soleils d’une lumière qu’on disait naturelle, ou commune à l’ensemble des hommes. Nous soupçonnions depuis le tournant linguistique, ou quelques remarques intempestives de Nietzsche, notre esprit de n’être au fond qu’une grammaire, mais nous n’en tirions pas la décision d’apprendre et d’approfondir la logique des autres langues, des langues radicalement autres. La vantardise philosophique préfère tourner en rond dans le cercle autorenforçant de sa propre langue. Faute de s’attaquer à ce bastion inexpugnable, plus intime à chacun que soi-même, on n’a pas commencé de sortir, on est resté casé entre soi, au chaud dans sa maison.

Dehors pourtant il y a du monde, et l’univers (le pluri-vers cher à Aurélien Barreau, chroniqué ici en août) nous réserve bien de surprises ! La Chine en est une, de taille pour quiconque s’y colle ; comment prétendre connaître le monde et les hommes sans lui consacrer un détour ? Comme le formula cocassement Mark Hunyadi en rephrasant Descartes, notre maxime devient de « ne tenir pour évidente aucune chose que je n’eusse auparavant passé par la Chine » – ou le chinois (passoire de forme conique). Le crible du doute s’élargit, notre horizon et notre assiette aussi.

(à suivre)

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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