Vercors sud, juillet 2020
Je reviens au livre de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, sur lequel il y a plus à dire que dans mon billet précédent. Par exemple en repartant du constat simple, mais frappant, qu’il formule presque d’entrée, notre crise écologique ne serait-elle pas d’abord une crise de la sensibilité ? Les causes de cette perte du sensible sont multiples, profondes dans notre culture, et méritent d’être un peu détaillées.
Combien d’espèces vivantes savons-nous, pouvez-vous nommer ? Je distingue bien le merle de la pie, moins facilement le pinson du chardonneret ; et c’est pire à l’oreille, les chants d’oiseaux tendent pour moi, au-delà de deux ou trois, à se confondre. J’ai relégué cette riche tapisserie de plumes et de chants (elle-même bien menacée) dans un décor ou un fond assez vite indistinct. Pour les arbres, j’aurais tendance à être plus exigeant, mais la reconnaissance des fleurs d’alpage m’échappe largement, et aux tests que me propose Odile (très pointue sur les arbres, les oiseaux ou les fleurs) j’échoue régulièrement ! Je suis un citadin et un livresque, ma culture s’est formée « hors sol ».
J’ai écrit sur ce blog un précédent billet, « Les négligents et les soignants », pour creuser un peu cette notion de soin, qui commence avec le pouvoir de nommer, lui-même lié à notre économie attentionnelle ; nous distribuons au cours de notre vie un capital d’attention à des objets, ou des sujets, qui ont tendance à former avec nous des boucles récursives, chacun trouvant curieux ou intéressant ce qu’il a appris à distinguer et à goûter, de sorte que notre attention, denrée rare et précieuse, tourne assez vite dans un cercle. Cette remarque vaut pour les espèces de problèmes, de livres ou de savoirs comme pour les espèces d’oiseaux. Et si j’en juge par les questions qu’avec prédilection je fréquente (parce qu’elles me confirment dans mes choix), ou par les conversations de mes petits-enfants, je mesure à quel point le monde vivant avec ses multiples, ses fantastiques ou inimaginables manières, est tombé hors du champ de notre attention, ou de nos soins.
En bref, et c’était le dernier mot du billet précédent, nous passons très spontanément, très économiquement notre vie à nous confiner. Claquemurés dans nos curiosités, obstinés à suivre le même rail ou creuser le même sillon, peu soucieux de revenir sur des choix faits une fois pour toutes. Je m’explique mieux par ces remarques le choc reçu du livre de Morizot : bien loin de traiter les vivants comme un décor, ou une réserve de richesses pour nos extractions, il nous propose une énergique mise à niveau : non, la « nature » (terme ambigu et dangereux à manier) n’est pas un décor ni un magasin, ni une ressource où nous « ressourcer », mais un partenaire actif, tissé de vivants qui régénèrent en permanence notre monde, et sans lesquels nous n’y serions simplement pas.
Une question majeure traitée par ce livre est de savoir, au fond, comment notre existence prend-elle sens ? Phrase que je ne peux écrire sans repenser à toutes celles que j’ai consacrées, ici même, à commenter les livres de François Jullien, lui-même obsédé par le constat d’une vie toujours menacée d’étiolement, de confinement ou de dérobade. L’énigme de vivre a fait l’objet, sous sa plume, d’une demi-douzaine de titres où figurent les mots vie, ou existence, ouvrages tous détaillés ou repris ici. J’aurais moins apprécié Morizot si je n’avais d’abord autant lu Jullien. Et j’entrevois ceci :
Jullien est à mes yeux le philosophe qui a frayé le plus énergiquement, parmi les modernes, un chemin vers une pensée autre, en pratiquant et en cultivant, en travaillant de mille façons, l’écart entre deux cultures – la nôtre et la chinoise. Il s’est évertué à sortir de nos routines pour, de toutes ses forces, dé-coïncider, et ramener de l’inouï ; tout lecteur de Jullien (et ils sont très nombreux à en juger par les chiffres de ses tirages et de ses traductions) a éprouvé, au contact de ses livres, le souffle du dépaysement, et d’une pensée élargie, ouverte à d’autres possibles (de la pensée, c’était le titre de nos rencontres de 2013 à Cerisy). Mais ces écarts portaient précisément sur nos manières de pensée, de langue, de catégorisation du monde ; nous voyageons très loin, avec Jullien, dans l’espèce humaine, mais nous n’en franchissons pas les barrières.
Cet élargissement préparé, mis en oeuvre par lui se trouve, avec Morizot, retourné ou porté contre cette barrière des espèces ; avec pétulance souvent, et beaucoup de fraîcheur, celui-ci voudrait embrasser les embranchements de la vie en nous mêlant aux loups, aux éponges, à des « parents » très aliens selon ses termes mais pas inatteignables, ni fermés à toute compréhension. Morizot semble doué d’un capital de sympathie assez rare, et il ne la marchande pas, porté à la rencontre des vivants par son optimisme des contacts, et sa volonté d’aller « là où les frontières se brouillent » : le mutisme de l’univers n’est pas pour lui définitif, les manières des vivants nous parlent si nous savons les traduire, les entendre…
Louise Merzeau (1963-2017)
C’est ainsi qu’il consacre au déchiffrement des traces des pages passionnantes, très bienvenues pour nourrir une sémiologie de l’indice que lui-même ne développe pas, mais qui a occupé mes propres études. « On ne peut pas ne pas laisser de traces », répétait mon amie très regrettée Louise Merzeau, qui a tant oeuvré pour l’intelligence des réseaux, ou par exemple de l’image photographique… Cet ordre primaire des traces indicielles est bien documenté par les empreintes des animaux sur la neige, dont Morizot remarque qu’elles semblent zeitlos (comme disait Freud du processus primaire), c’est-à-dire qu’elles échappent à l’ordre secondaire des flexions temporelles du langage, en donnant de l’animal qu’elles photographient un mouvement dynamique, ramassé au présent de son mouvement. Lui-même remarque très bien le défi que pose cette sémiotique de l’indice, qui nous apprend à penser autrement, en deçà de la lecture et du langage articulé ; et il formule également quelques propositions étonnantes sur l’accumulation des temps, non-linéaires, qui traversent et composent les manières d’un vivant apte à combiner librement des composantes générationnelles millénaires, accumulées en lui et qui resurgissent ou « bruissent » dans l’expression d’un visage, ou tel mouvement. Dans chaque vivant un fond(s) remonte et s’étale à la surface ; la tapisserie des vivants est brodée et surpiquée de fils de toutes provenances, et de tous âges. Vivre c’est hériter, recombiner et toujours, à partir de ce fonds, librement inventer. Ce que Jullien de son côté nomme l’essor.
Il faut nous défaire de notre anthropocentrisme, mais descendre aussi en nous pour scruter notre propre animalité ou notre fond bestial ; et mieux distribuer parmi les vivants ce que nous croyons nous appartenir en propre. Trop assurée de ce « propre de l’homme », la philosophie a traditionnellement, et abusivement, refusé aux animaux un visage : le loup, la bête ne disposeraient que d’une gueule. Morizot redresse cette assertion pour le coup négligente en consacrant des pages fortes au masque du loup, qui est un sur-visage, et à ses jeux de sourcils ; il préfère de même parler de son chant, plutôt que de son hurlement, et cette insistance bienvenue mise sur la voix et la musique me rappelle (dans la ligne d’Aragon) à quel point une vie est orientée par le chant, ou suit à sa manière une ligne mélodique.
Comment « ce drame intérieur dialogué qu’est une vie » prend-il sens ? La proximité de cette question avec la rumination de François Jullien me frappe car nos deux philosophes, qui partagent une égale fascination de départ devant l’énigme de vivre, empruntent pour y répondre des chemins tellement différents, la Chine pour François, les hauts-plateaux du Vercors pour Baptiste !… L’un comme l’autre pourtant tournent, avec des moyens très différents, autour des mêmes mots-clé : l’autre, l’entre, l’écart, et toujours la nécessité de traduire. Il est dommage, sur ce dernier point, que Morizot n’ait pas lu Jullien, et qu’il se contente de citer Barbara Cassin : un livre comme Entrer dans une pensée lui apporterait des réflexions d’un autre calibre ! Et la sémiotique indicielle, partout mise en œuvre dans Manières d’être vivant, mériterait d’être pensée plus rigoureusement dans son écart avec les performances symboliques (ou secondaires) du langage articulé. Morizot quand il cite Cassin citant Barthes (page 68) ne se montre pas trop féru de sémio-linguistique, qui enrichirait grandement son propos.
Mais Baptiste, si jeune, a déjà parcouru parmi les vivants un tel chemin ! Sa fougue et sa curiosité, sa faculté de sympathie manquent à la plupart de nos existences, chichement retranchées… Comment nos vies prennent-elles sens ? Par leur tissage patient aux autres manières d’être en vie, qui, malgré leur étrangeté, peuvent nous entendre et nous répondre ; notre univers bruit de messages que, faute de savoir déchiffrer, nous négligeons, indifférents à ces formes inouïes (titre d’un récent et captivant livre de Jullien). Face aux loups, aux nuées d’oiseaux, aux chauve-souris (anagramme de « souche à virus », merci Michel !), Baptiste Morizot forge et médite l’oxymore de l’alien parent pour nous inviter à mieux sentir, à mieux comprendre où sont nos ressources de vie.
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