Le Fou d’Elsa, poème de Louis Aragon adapté par Catherine Clément et réalisé par Catherine Lemire, a été diffusé le dimanche 29 septembre de 21 à 23 heures sur France-Culture. Avec, notamment, Daniel Mesguich, Didier Sandre, François Beaulieu, Laurence Bourdil, Denis Lavant. Le titre donné à cette adaptation était : LA VEILLE OU GRENADE FUT PRISE OU L’ AVENIR DE L’ EUROPE. (Communiqué reçu sur Facebook).
J’ai donc écouté, non sans émotion, cette adaptation de deux heures : les voix m’ont semblé parfaites, la bande sonore originale et bienvenue (la rumeur du foundouk, de la rue, le chant accompagnant la samsara, ou le dernier poème « d’une sourate imaginaire »)… J’étais d’autant plus réceptif à cette émission que je sortais d’un entretien d’une heure consacré au Fou avec Abdelwahab Meddeb sur cette même chaîne (ici chroniqué, à la date du 9 septembre dernier), et j’étais curieux de savoir comment faire tenir ses 425 pages (sans le « lexique et notes ») en deux heures : une lecture complète en exigerait au moins 24, elle fut réalisée je crois par l’acteur Jean-Claude Fall qui lut intégralement ce texte comme une performance, à Montpellier au printemps 2003 pour protester contre l’attaque sur l’Irak (troisième guerre du Golfe).
L’adaptation de Catherine Clément a fait largement place aux parerga, comme on dit depuis Genette, ces avant-textes (dits par Daniel Mesguich) où Aragon explique le choix de Grenade, et sa profonde démoralisation au moment d’embrasser ce surprenant sujet. Entendons-nous : tout est splendide, ruisselant de beauté dans ce « poème » et il n’est donc pas question de chicaner Catherine sur ses choix. Je ne suis pas sûr pourtant qu’un auditeur profane comprenait ce qu’on lui donnait à entendre, comment s’orienter à première écoute dans le dédoublement, ou le triplement des noms ? (Même difficulté avec La Semaine sainte !) Ici le Fou est nommé tantôt Keis, tantôt Medjnoûn et tantôt an-Nadjdi, Boabdil est aussi Mohamed XI, et quelquefois El rey chico… Cette immense fresque émerveille d’abord par son architecture, la progression de l’agonie de Grenade, les va-et-vient entre les deux camps, l’échappée belle du côté de Colomb, ou des « successeurs » du Siècle d’or, qu’une sélection ne peut que démembrer.
Une autre beauté du Fou est dans sa contrebande : « L’histoire ici que je raconte / Est la mienne mais autrement… ». J’aurais donc, choisissant, découpant et remontant les textes, tenté de donner à entendre la voix autocritique ou la sous-conversation par laquelle Aragon suggère qu’il faut, à travers le royaume perdu de Grenade, entendre la mort de l’utopie révolutionnaire et la déploration des combats inutiles, voire la noirceur et la félonie de ceux qui, ici comme sous l’Occupation, ou sous le règne de Staline, trahissent l’idéal et l’héroïsme des militants. J’aurais donc mis au programme « Il y a des choses que je ne dis à personne Alors / Elles ne font de mal à personne Mais / le malheur c’est / Que moi / Le malheur le malheur c’est / Que moi ces choses je les sais… ». Et aussi, deux pages plus haut, l’admirable et poignant poème « Ô mon torrent » : « Tu les as crus (…) tu les as crus jusqu’où croire se brise »… Et pourquoi avoir retranché de l’émission le poème central du Fou, « Zadjal de l’avenir » partiellement chanté par Jean Ferrat donc trop connu peut-être, mais c’est là qu’Aragon énonce la morale ou la leçon de l’œuvre entier, « l’avenir de l’homme est la femme » ?…
Le poète ne formule pas de thèse et il est impossible bien sûr de résumer son Fou, ni de l’accrocher à un vers, à une maxime faisant pense-bête ou énoncé pour les professeurs. C’est d’ailleurs la faiblesse paradoxale de ce poème qu’on en tire si peu en termes de débats d’idées, ou de proposition positive, énonçable par les médias : Le Fou d’Elsa résiste absolument au formatage scolaire, ou médiatique, sa science est ailleurs. Pourtant, la seule phrase où pourrait s’accrocher l’ombre d’une thèse se trouve reprise, et parodiée, dans l’admirable passage consacré à Jean de la Croix, qui fut bel et bien diffusé et où l’on entend : « L’avenir de l’âme est la flamme » : comment dire et savourer ces vers sans avoir d’abord entendu le grand zadjal qu’ils démarquent ?
De même Catherine a retenu bien sûr « Le Contre-chant » (« Vainement ton image arrive à ma rencontre… ») cité par Maître Lacan dans Séminaire XI, mais si l’on veut mieux entendre cet obscur poème, ne faut-il lui adjoindre « L’Horloge » (« Vaincre le temps jusque dans sa loi même / (…) Il n’y a pas pour moi d’autre problème ») ?
Et moi, j’aurais résolument sélectionné le « Chant du musicien aveugle », « Les you-you », l’hommage final à Djâmi (« Ah si Djâmi n’est plus que me sont les forêts… »), le stupéfiant « … et si beau que me fût le jour » dans « Apocryphe des derniers jours » (« Je bats la peau de l’altambour avec l’agilité de mes doigts… », poème de course à la mort, vers de seize pieds au rythme cardiaque). Et bien sûr « le vrai Zadjal d’en mourir ». Mais qu’importe, la beauté dans ce chant est partout, elle inonde, ruisselle, déborde à chaque page qui vous prend à la gorge. C’est une jouissance singulière de se réciter pour soi-même Le Fou d’Elsa, d’en éprouver l’écho, les roulements ; les voix de Daniel Mesguich, de Denis Lavant (d’autres que je n’ai su indentifier) y concourent admirablement. J’ai souvent parlé d’Aragon avec Mesguich, qui lui est lié par Vitez, et qui a comme moi avec l’auteur du Fou « un roman ».
Il fallait assurément que cette émission fut faite, même si, à l’échelle des programmes, elle demeure d’une singularité totale, d’un isolement absolu. « Le chant est la négation de la solitude poétique », et les poèmes d’Aragon demandent impérieusement à être chantés, vociférés, ou doucement dits et proposés au public qui, à travers Ferré, Ferrat, Ogeret (merveilleux diseur de « Et je suis là debout dans ce qui somme toute ne fut que ce qui fut »), Hélène Martin et tant d’autres, partage désormais ce chant. Puissent quelques auditeurs aller maintenant au texte même (dans la grande collection blanche, seule façon de lire luxueusement, comme il le mérite, ce livre), y marauder, s’y perdre, le parcourir « littéralement et dans tous les sens »… A l’heure de la globalisation, et de la stigmatisation de l’islam, on ne peut mieux contribuer au dialogue des cultures, s’extraire du cercle de la sienne, ou du siècle XX, pour approcher les autres. Ce poème n’articule pas d’idées, il pense au ras des mots, des souffles, des rythmes et des rimes avec une science de leurs enchaînements, de leurs échos, à chaque page renversante : en arabe comme en français, en vers comme en prose, Aragon avait l’oreille absolue. On ne résume pas ce torrent, on ne l’adapte pas (merci quand même aux deux Catherine !), on s’y abreuve, on y roule, on s’y noie.
Le hasard voulut que ce même dimanche, dans l’émission « Tire ta langue » de 14 h, Antoine Perraud interroge Nicolas Mouton sur les enregistements de radio et de télévision d’Aragon. (Et que dans l’émission suivante, consacrée par Charles Dantzig aux éditions Allia, son fondateur raconte comment, épris de Traité du style que son auteur ne rééditait pas, il en tira dans les années 80 une édition pirate qu’il vendit avec la complicié de divers libraires. Faste journée à France-culture…)
Le même Nicolas, chercheur à l’ITEM et auteur d’une thèse en cours d’achèvement, vient de poster sur Facebook un enregistrement de la voix d’Aragon disant « Vers à danser » du Fou : diction atroce, ampoulée, odéonesque, à faire fuir ! N’attendons pas des mêmes hommes qu’ils écrivent des vers puis les disent…
J’ai moi-même enregistré deux émissions d’une heure sur Le Fou d’Elsa à France-culture, en mars 2011 et en septembre dernier ; il suffit pour accéder directement à leur écoute de taper sur le moteur de recherche « Cultures d’islam, Le Fou d’Elsa ».
Laisser un commentaire