Résumons quelques épisodes précédents : depuis plusieurs années, François Jullien a publié toute une série de livres tournant autour du vivre et de l’exister, Vivre de paysage (2014), De l’être au vivre (2015), Vivre en existant (2015), Une seconde vie (2017), L’inouï (2019), jusqu’à ce dernier titre récapitulatif, De la vraie vie (éditions de l’Observatoire, janvier 2020, chroniqué sur ce blog en deux livraisons successives) ; puis Baptiste Morizot a fortement retenu l’attention avec Manières d’être vivant (Actes sud 2020, dont j’ai donné trois comptes-rendus) ; aujourd’hui enfin, j’aimerais réfléchir un peu à l’ouvrage de mon ami François Galichet, ancien condisciple à l’ENS devenu collègue et voisin en Isère, Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? (Odile Jacob 2020). Vraie vie, vie parmi les vivants ou vie accomplie, comment s’orienter et choisir ?
Reprenons donc, et précisons les points de contact entre ces trois auteurs dont aucun ne cite les deux autres. Pour Jullien, la vraie vie est combat contre tout ce qui l’enlise, résistance aux forces de conformisation, d’alignement, de « tassement » ; pour Morizot, notre vie gagne à s’épanouir dans la rencontre avec les animaux voire d’autres formes encore de vivants comme les végétaux, dont nous pourrions mieux apprendre les signes, ou déchiffrer les indices ; pour Galichet, la mystérieuse notion d’accomplissement suppose de dégager dans nos vies une dimension esthétique, distincte de la simple biologie.
L’ouvrage de François Galichet est robuste, profond sous une présentation sobrement pédagogique, et porte sur ce point précis, que j’ai déjà traité sur ce blog et qui touche en moi le médiologue, mais surtout le veuf de Françoise : en quoi l’accès au produit appelé pentobarbital, qui procure dilué dans un verre d’orangeade la plus douce des morts, est-il susceptible de changer la vie de ses (heureux) détenteurs ? De ceux, du moins, qui n’auront pas été victimes des perquisitions dont j’ai déjà parlé ici. François consacre particulièrement un chapitre à recueillir les témoignages de ces personnes qui, sans faire encore usage du produit, le conservent « au cas où », comme un précieux viatique et un réconfort moral.
Je ne peux entrer dans ce livre sans entendre résonner les paroles de Françoise déclarant au printemps 2016, face aux propositions de son oncologue qui lui présentait une batterie renouvelée de soins, « laissez-moi partir en beauté ». Ce qu’elle fit peu après, dans des circonstances que j’ai relatées ici et sans avoir à utiliser le précieux pentobarbital que nous avions réussi entre temps à nous procurer, grâce aux conseils de François précisément et de l’association « Ultime liberté » qu’il représente en Isère. Je revois aussi son sourire d’inexprimable soulagement quand je lui montrais le flacon, qu’il n’avait pas été évident (pas plus qu’aujourd’hui) d’obtenir ; comme j’entends les paroles réprobatives des dames des soins palliatifs quand je leur annonçais que « la clé était sur la porte »…
Derrière ces péripéties vieilles maintenant de quatre années, et qui ne concernent au fond que moi, se tient cette notion d’accomplissement qui croise avec justesse il me semble ce mot de mon épouse, liant sa propre mort à une exigence de « beauté » par une association de mots qui a de quoi choquer. Et pourtant…
Comme beaucoup de malades du cancer, ou plutôt comme tous ceux qui entrent dans un troisième ou quatrième âge, et pour avoir longuement visité sa propre mère dans son EHPAD amélioré, Françoise avait la hantise de finir grabataire, ou incontinente, amnésique et vagissante, murée dans cet univers de couches-culottes, de plateaux-repas à peine entamés, de transfusions et de tisanes où végètent en nombre croissant nos « anciens ». Pourquoi infliger à ses proches ce spectacle, ou cette charge ? Pourquoi grever le budget de la santé en France par des soins inutiles, ou seulement capables de procurer au patient quelques semaines ou mois supplémentaires d’une vie larvaire emplie de honte et de souffrances ?
Car la grande maladie, en attaquant nos fonctions proprement humaines de communication et d’autonomie à se nourrir, se laver ou se déplacer, fait nécessairement honte, on ne se reconnaît plus soi-même, on n’est plus présent à sa propre vie, ni très présentable… À cette perspective de dégradation, la directrice des soins palliatifs de Grenoble (où Françoise séjourna trois semaines dans de très bonnes conditions) m’opposa au cours de plusieurs discussions que j’eus avec elle la notion d’éminente dignité du malade, et que mon épouse au vu de ses analyses avait encore quelques semaines ou mois à vivre, pourquoi l’en priver ? Oui, répondis-je à cette excellente femme de religion catholique, vous me renseignez sur son corps ou ses fonctions vitales, mais je vous parle, moi, de son âme, Françoise n’a pas envie de vivre au-delà, l’idée de la déchéance la révulse !
J’ai déjà relaté cet épisode ici, en deux billets intitulés « Le problème moral de l’euthanasie » qui furent assez lus ; le livre de Galichet me permet d’y revenir, et d’approfondir la question en la prenant sous un angle inédit. Il est plutôt rare, disais-je, que l’on puisse s’attribuer sa mort ; ce possessif convient mal, « ma mort » est presque nécessairement passive et m’arrive du dehors, décidée par Dieu (pour les croyants que le Père « rappelle à Lui ») ou par les circonstances inflexibles d’une Vie que nous ne pouvons que subir, sans enfreindre son ordre immuable. Cette transcendance de la mort (ou de la vie, cela revient au même) fait le fond de l’argumentation des adversaires de l’euthanasie : l’homme a appris à maîtriser beaucoup de choses au cours de son évolution mais il est bon que cette dernière parcelle d’autonomie, ou cette « ultime liberté » lui échappent ; décider du jour et de l’heure de sa mort(devenue ainsi vraiment sienne) se heurte à de puissants barrages, au nom desquels et pour combien de temps encore des personnes vont chercher en Suisse ou en Belgique, à la législation plus tolérante, le secours de mourir. Comme, avant la loi Veil de 1974, il fallait pour une IVG se rendre à l’étranger.
C’est dans le corps médical m’a-t-il semblé (au cours de débats que j’ai pu mener ici ou là) que les résistances les plus fortes s’expriment : les médecins se posent en gate keepers de la mort, comme si leur formation et leur métier leur donnaient l’intime connaissance des états de conscience du patient qui leur réclame le geste létal. Et certes ils connaissent ce geste, et le mettent en pratique ; mais dans le secret d’un « colloque intime » avec la personne en souffrance et sa famille dont on recueille l’accord, et sans encadrer cet acte de compassion par une législation plus appropriée. Pour ne pas alourdir ce débat, je ne veux pas parler ici des jusqu’au boutistes de la vie, qui se sont exprimés sur ce blog à l’occasion de l’affaire Vincent Lambert, et m’ont abasourdi par leur absurde violence : les traces demeurent dans leurs commentaires, ici conservés.
La vie a été promue valeur dominante dans notre civilisation devenue largement indifférente à une religion qui l’a façonnée, elle est notre idole suprême ou de remplacement, comme on l’a vu dans le discours de Macron face à la pandémie, et son fameux « quoi qu’il en coûte »… Repartons donc de cette évidence devenue incontestable pour poser la question : maîtriser le temps et le moyen de sa mort augmente-t-il, ou diminue-t-il, la valeur de cette vie ?
Les jusqu’au-boutistes du vivre n’hésiteront pas à répondre qu’il est criminel d’abréger sa vie, une idole tellement éminente que, même dans les pires souffrances, il est interdit d’attenter à sa valeur sacrée. Ce qui revient à aligner le calcul de la valeur sur une conception quantitative du toujours-plus ; c’est-à-dire, tout simplement, sur le calcul. Plus vous vivrez (dans quelque état que ce soit) et plus votre vie mérite d’être vécue… L’indépassable valeur de la vie s’identifie, en ce cas, à l’indépassable ordre ou cadre de la biologie.
Or la morale (qui prévoit le sacrifice de soi) a posé qu’il est des valeurs plus hautes liées à l’honneur, ou au devoir, où notre vie gagne donc non à se conserver mais à se donner ou se perdre. Galichet n’argumente pas longuement dans cette direction ; il préfère distinguer, à côté d’une conception quantitative ou biologique de la vie, une visée esthétique, donc éthique, préfigurée dans le mot de Françoise qui me sert ici de titre. Une vie accomplie, par exemple par le sacrifice de soi quand des circonstances le proposent ou l’exigent (cas du lieutenant Beltrame examiné dans ce blog), ne relève pas du toujours-plus, ni d’un calcul accumulatif, mais de l’intuition qu’avec ce geste ou cette décision ma vie connaît un couronnement et peut à ce point s’achever. Accomplir n’est pas réussir, mais donner une cohérence finale et le sentiment d’une totalité organisée à ce qui pourrait passer pour une succession sans principes de moments : la vie s’accomplit dans une fidélité à soi-même, qui efface ce qui pourrait faire tache ou contradiction. À Françoise, femme fière et autonome, l’idée de dépendance vis-à-vis de ses proches ou de l’appareil médical faisait justement horreur : elle voulait jusque dans ses derniers moments nous offrir ce visage accueillant et serein, maître d’elle-même.
La meilleure image de l’accomplissement est donc recherchée, par Galichet, du côté des peintres ou des écrivains qui savent à point nommé mettre la dernière touche ou ligne à leur poème, leur tableau. Que tout ajout irrémédiablement gâcherait. Less is more : son arrêt n’appauvrit pas la création de l’artiste mais au contraire la fait advenir, la consacre. En matière d’art, il faut savoir suspendre le geste et s’arrêter à temps.
Rembrandt, autoportrait en Zeuxis
Lumineuse métaphore pour avancer sur ce problème épineux de la fin de vie ! Une autre comparaison, empruntée au jeu d’échecs, examine la politesse et la beauté de certains abandons de partie : le grand maître ne s’obstine pas à gagner, il sait deviner, fort en amont de l’issue, que celle-ci est pliée, et avec élégance se retire…
Il convient donc, avec Galichet, de toujours rappeler cette hiérarchie : que la vie n’est pas une fin inconditionnelle mais un moyen, en vue de réalisations éventuellement plus hautes, la dignité, la liberté, le respect dû aux autres… On a étape par étape, au siècle dernier, rapproché l’art de la vie, sous l’impulsion notamment du geste photographique, et par impatience grandissante face à la coupure sémiotique et aux lenteurs d’une représentation trop lointaine ; au point, avec Josef Beuys, de déclarer que la meilleure des œuvres d’art m’attend au niveau de ma propre vie. François Galichet examine avec ce livre plusieurs implications de cette identification, dans l’autre sens donc, de l’art avec la vie : il ne discute pas la tâche de rendre l’art plus vivant, mais de savoir dans quelle mesure faire de sa propre vie une œuvre ? À quelles conditions serons-nous pleinement auteurs de celle-ci ?
Soumettre chacun à l’exigence (biologique) de continuer à vivre envers et contre tout ne revient pas seulement à nier la personne dans sa dignité (en lui refusant l’accès à une mort qui serait pleinement sienne), mais c’est violer la hiérarchie de la nature et de la culture : nous ne sommes pas seulement des vivants, chacun forge sur cette base biologique un imaginaire, une image de soi, des désirs, une sensibilité ou des exigences symboliques qui relèvent proprement d’un autre ordre. Et d’un domaine où la médecine n’entre pas, dont elle n’a pas la clé ni le dernier mot. Au-dessus du corps de chacun se tient l’âme. Est-ce à dire, avançant cela, que nous mettons la mort en libre-service, accessible au caprice de l’individu et du moment ?
Dans son livre comme dans nos débats, nous insistons au contraire François et moi sur le nouveau caractère de cette mort par suicide assisté : alors que le suicide traditionnellement clandestin se cache, et se décide seul, la prise de pentobarbital est précédée par de profonds entretiens du sujet avec ses proches, et avec deux accompagnants de l’association, qui ont soin de vérifier le caractère libre, constant et bien fondé d’une pareille décision.
Ce qui revient à faire reculer la loi, au nom de l’autonomie : ce n’est pas à une entité extérieure ou surplombante, ordre théologique, ou médical, ou judiciaire, mais aux personnes concernées à se réunir et à décider, par une délibération soigneuse et approfondie, de la pertinence du « traitement ». Car il n’y a que des cas particuliers, et des morts singulières.
Au nom de quoi notre législation s’oppose-t-elle aujourd’hui si fort, malgré les « directives anticipées », à la volonté de mourir formulée par un patient ou une personne qu’on ne croit pas, qu’on n’entend pas, qu’on laisse retomber en minorité comme les adolescents frappés d’incapacité à la fois psychique et juridique ?
Au nom de quoi vous opposerez-vous à cette délocalisation de la loi ? À cet élargissement de notre autonomie ? À ce rappel qu’au-dessus de la volonté de vivre à tout prix planent des exigences de délicatesse, de politesse, de cohérence et oui, pourquoi pas, de « beauté » ?
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