Philippe Mouillon, qui coordonne à Grenoble Laboratoire, les rencontres « Ça remue » et la revue Local contemporain, m’écrit ce mot à l’annonce de la mort de Bernard Stiegler, qui avait un peu participé à tout ceci :
« Compagnon de route de LABORATOIRE depuis une quinzaine d’années, l’exigence de Bernard était stimulante, sa pensée fulgurante.
Nous avons partagé des complicités, des désaccords et des intuitions – ainsi de la désorientation, des milieux-associés, de l’espace public, du temps libre, du pharmakon, de l’incalculable…, qui sous-tendent un grand nombre de nos réalisations urbaines et de nos initiatives.
Pour lui, l’artiste ne pouvait que s’exposer, à corps perdu, et l’individu libre, passer à l’acte.
Une exigence sans doute intenable, celle de ces amoureux de vivre à en mourir dont parle Aragon….
Pensée si triste pour Caroline et leurs enfants. »
J’avoue avoir hésité de mon côté à écrire au sujet de Bernard Stiegler sur ce blog, j’entretenais avec lui un rapport très ambivalent. Nous nous connaissions bien, à travers la médiologie notamment, qu’il n’a jamais beaucoup appréciée, ni ralliée, préférant tracer sa propre route (mais co-dirigeant l’un des derniers numéros de nos Cahiers de médiologie, consacré aux révolutions de la musique). Je me rappelle notamment un voyage de huit jours avec lui à Séoul et Tokyo, avec Debray et Louise Merzeau, où il fut un compagnon très drôle, très présent. Un grand vivant, comme en témoignent toutes ces interviews de lui qu’on peut écouter sur le net.
Mais que ses livres sont pesants, que de néologismes abscons, d’obscurités soigneusement dosées comme pour intimider, ou fasciner ! Stiegler prolongeait sur ce point la tendance très française, jamais éteinte, du « maître absolu » méticuleusement ourdie par Lacan (et critiquée par Mikkel Borch-Jacobsen) : il truffait ses propos de « rétention tertiaire » (Husserl) ou de « transduction » (Simondon) auquel le vulgaire n’entend goutte, mais qui place son auteur dans un ciel d’oracle, qu’on n’ose contester. Notre université n’a que trop encouragé ses élites à ces jeux d’une parole opaque, bien faite pour renforcer le magistère. Ou peut-être Bernard pratiquait-il ces préciosités d’une allégeance excessive pour se faire pardonner de n’avoir pas assez fréquenté l’école, comme un travers d’autodidacte.
Pour moi la philosophie doit être plus explicative, plus proche de la parole des gens. Paradoxalement, Bernard entretenait le contact avec eux, et quel roman que sa vie, avec cette incarcération où il a sûrement beaucoup appris, beaucoup mûri : la prison aura été son université. De sorte que cet exploit d’avoir retourné en chance un si lourd handicap le disposait, face aux périls actuels, à résister au désespoir et aux divers « collapsologues » : était-il optimiste ou pessimiste ? Lui insistait plutôt, à juste titre, sur l’imprévisible génie de la vie qui ne cesse d’inventer, et de rebondir. Car une vie qui se programmerait, qui se répéterait ou qu’on pourrait d’une façon ou d’une autre anticiper ne serait justement pas « la vie » !
Derrida nous réunissait-séparait : j’ai été moi aussi très proche de Derrida, que j’ai connu dès 1965-1966, assistant à l’ENS au mémorable séminaire où il détaillait pour la première fois, à travers le Phèdre de Platon, la cardinale notion de pharmakon dont Bernard fit plus tard un tel usage. C’est donc lui qui l’aura le mieux accompagné, notamment avec ce livre d’entretiens, Echographies de la télévision, si important pour nos études d’info-com. Et je nous revois à l’INA, prononçant en parallèle un éloge de notre maître commun lors de sa disparition (2004).
Je ne dirais pas, Philippe, que Stiegler était « fulgurant ». Zigzagant plutôt et frétillant, particulièrement habile à relier la réflexion universitaire et les institutions qu’il a présidées, ou avec lesquelles il aura échangé. La philosophie avec lui sortait du ghetto, il la jetait sur la place publique, où ses interventions avaient le don, comme on dit, d’élever le débat. Je ne sais si les travaux et les résultats d’Ars industrialis, association qu’il présidait, sont à la hauteur des promesses de son fondateur et principal porte-parole ; des passants de ce blog, peut-être, corrigeront sur ce point et sur d’autres mon relatif scepticisme face aux incessants effets d’annonce et de partenariats multipliés par Bernard.
Quand on a beaucoup lu et écouté comme je l’ai fait Derrida, si élégant, si subtilement incisif, on est frappé par tout ce que sans vergogne (mais non sans bagout) Stiegler lui pique ; en moins frileux toutefois, avec la volonté de provoquer les autres à penser, et à revenir aux fondamentaux. Il aura sans doute réveillé en plus d’un, par ses paroles plus que par ses écrits, le fécond démon de la philosophie, ainsi qu’une indispensable méfiance, la volonté farouche de ne pas se rendre aux vendeurs de doxa ; il fut donc un éveilleur, oui, avec une vie et une œuvre également étonnantes, brillantes, pleines de rebonds et d’énergie. Ce qui ne peut que trancher, par les temps qui courent…
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