Beauté du cabot

Publié le

 

Ma-Vie-avec-Liberace_portrait_w193h257

 

Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh est un film extrêmement réjouissant, par le choix du sujet, par la performance des deux acteurs, par la surcharge kitchissime d’un décor bling bling où Michael Douglas-Liberace, avec des sourires sardoniques à la Méphisto, entraîne son jeune amant (Matt Damon), orphelin précipité d’un élevage de chiens et d’une pauvre famille d’accueil dans les concerts à paillettes de Las Vegas et la villa hollywoodienne de l’empereur du piano-candélabre. Avec des confidences de bateleur, Liberace subjugue un public de ménagères de cinquante ans dans des concerts, irrésistibles de brio, où il trempe Bach dans le ragtime ou marie Chopin au boogie-woogie. Les séquences de piano sont époustouflantes, et des pianos Liberace en veut partout, de toutes tailles et diversement incrustés – les portières de sa limousine, les marches de sa piscine et les murs de sa salle de bain étaient pareillement constellés de touches noires et blanches ! La première évidence du film est de nous introduire à ça, un monde étourdissant d’accords, de rythmes endiablés, d’effets de pédale et de rubatos, une vie enivrée de luxe, ou de ce qu’on appelle luxe à Las Vegas, cet enfer toc qui accumule tout ce qui brille entre les machoires des machines à sous… Michael Douglas apporte à interpréter Liberace une énergie carnivore, il bouffe littéralement du piano comme il déguste son jeune amant, qu’il a choisi pauvre et fruste pour mieux le modeler à son image de croque-mitaine pygmalion.

Les répliques volent : « On dirait la villa de Louis II », lance un giton à Scott (Matt Damon) qui pour la première fois la visite. « C’est qui, Louis II ? » – « Le Liberace de la Bavière ! ». Soderbergh ne caricature pas son personnage (qui s’en charge si bien lui-même), il est sensible à la candeur paradoxale de celui qui savoure goulûment sa vie en sachant parfaitement ce qu’il fait, dans les scènes de jacuzzi où tous eux trinquent au champagne, ou lors des présentations de Scott à son chirurgien esthétique, momie au masque lisse dont chaque apparition est un sommet d’horreur comique. Comme sont hilarants, et troublants, les doutes de Scottie devant le miroir, tapotant craintivement son nouveau visage après l’opération : « Ne fais donc pas cette figure – avec ce qu’elle me coûte ! ». Mais mine de rien, le film dit plus en suggérant que cette fossette au menton, gagnée à cette intervention, rattache étroitement le jeune Scott à Michael Douglas et à son redoutable père, Kirk.

Magnifique personnage où les contraires se mêlent, Liberace est-il fastueux ou pingre, paternel bienfaiteur ou fougueux amant sur le retour, enfant émerveillé ou vampire, prince généreux ou calculateur, musicien de génie ou arrangeur de foire ? Les deux évidemment, pour notre joie et notre malaise ; nous ressentons au fil des scènes le même sentiment de plaisir entraînant et de répulsion mêlés que communiquait Joel Grey, le sardonique présentateur du film Cabaret qui mettait si bien en musique l’irrésistible montée à Berlin du nazisme, comme ici le piano ouvre un tombeau aux rêves criards et tapageurs d’une Amérique déboussolée.

Malgré ses bagouzes (extravagantes), son bagout de bonimenteur, ses traînes de fourrures de cinq mètres incrustées de strass, la limousine qui le dépose auprès du piano (et quel piano !) sur la scène, le roi du show-biz n’est pas dupe, il n’étreindra jamais, de ce monde rutilant où Mum suit d’un regard attendri le concert, que all that money can buy… Et quand il retire chez lui sa moumoute en forme de choucroute, son crâne et ses traits soudain cendreux font frémir.

Pour son « dernier » film et avec l’ardente complicité d’un acteur qu’on pouvait croire lui-même crépusculaire, Soderbergh a composé une poignante vanité. La fin est atroce – atrocement belle dans l’enchaînement du corps grabataire à son assomption glorieuse. Au-delà des procès, des batailles d’avocats qui ponctuent la rupture, Mike-Liberace appelle Scottie sur ce qui semble son lit de mort – du sida. L’homosexualité n’était pas à la mode en 1987, et le virtuose a réussi à cacher à tout le monde (à son public de mamies qui ne voulaient pas voir) ce qui pourtant crevait les yeux. Pourtant, quand il déclare à Scottie que celui-ci est l’homme de sa vie qu’il a le plus aimé – un peu plus de cinq ans –, « plus rien ne brille (écrit Christophe Chabert dans Le Petit bulletin de Grenoble) sauf les larmes des amants ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Du bon usage de MeToo en passant par DSK et Weinstein puis la tragédie du 7 octobre 2023 sans oublier…

  2. Bonjour ! De grâce, Messires, appelez-moi « MADAME » ! Quèsaco ? Eh bien, prenez le moi de « Me » Too…. Mettez la…

  3. N’ayant pas encore lu le dernier livre de Caroline Fourest ni entendu l’émission d’Alain Finkielkraut, j’en étais restée aux passages…

  4. Bonjour ! J’ai quitté ma caisse tardivement, hier soir, et le temps de faire les courses, impossible de trouver un…

  5. J’ai capté moi aussi ce matin, un peu par hasard, l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut et son dialogue avec Caroline Fourest…

Articles des plus populaires