A quoi croit au juste un romancier qui, comme Eric Reinhardt dans Comédies françaises (Gallimard juin 2020), nous relate sur le mode de la fiction un épisode crucial touchant aux choix d’équipement en télécommunications de la France par notre haute administration ? Quand, avec beaucoup de véhémence et d’humour, il en dénonce les responsables, et stigmatise particulièrement la figure d’un grand patron, le P-DG de la Compagnie Générale d’Electricité Ambroise Roux (1921-1999) ?
Il est rare, à ma connaissance, que le roman français s’attaque à de tels sujets, qui concernent pourtant la gestion de notre pays par ses « élites », et c’est une première raison de saluer ce livre décapant, férocement drôle. Les affaires politico-médiatiques, les trafics du lobbying et les invraisemblables boursouflures de l’ambition et de la cupidité dans la course aux pouvoirs constituent bien de formidables sujets de romans, ou de « comédies », trop peu exploités chez nous (à la différence peut-être des Américains). Mais une documentation précise qui relève de l’enquête journalistique ainsi mariée aux embardées de l’imagination soulève chez le lecteur plusieurs questions, quand Reinhardt affirme-t-il le vrai, et quand se moque-t-il ? Est-il parvenu, par exemple, à visiter le manoir breton et à s’asseoir dans le fauteuil du puissant capitaine d’industrie, ou la description qu’il en donne n’est-elle que fantaisie ?
Mon premier motif de plaisir, lisant ce (gros) roman, tient à ses multiples bougés dans la narration. Son héros-narrateur, baptisé Dimitri Marguerite, est lui-même (partiellement) journaliste, acharné à dénoncer les coups tordus par lesquels Ambroise Roux parvint, peu après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing (qu’il avait facilitée), à torpiller le plan-calcul et les recherches prometteuses de Louis Pouzin à l’IRIA, conduisant à ce qui allait devenir les protocoles d’Internet, pour imposer le choix technologique rétrograde du Minitel, célébré quelques années chez nous comme le fleuron de la recherche en matière de télécommunication. Promouvoir Minitel en ignorant Internet constituait, autour de 1975, une de ces bévues dont on mesure trop tard ce qu’elles auront coûté à notre développement industriel, autant qu’à notre rayonnement politique, quel aveuglement, quel stupide attachement à des intérêts personnels et à court terme, vendre des commutateurs, raisonner en termes de tuyaux… Quand les datagrammes et le programme Cyclades de Louis Pouzin ouvraient l’avenir, assécher ses recherches pour préférer le Minitel à Internet, le tuyau qui court de point à point aux parcours décentrés du réseau !
Le roman de Reinhardt, fortement documenté, nous fait ainsi pénétrer dans les coulisses d’une décision qui engageait, peu ou prou, l’avenir industriel de la France ; il nous détaille ce point de bifurcation où un choix technique est gros de conséquences commerciales, politiques ou culturelles, que d’enjeux sur la table du romancier ! Qui prolonge son enquête du côté de la personnalité et de la psychologie du grand patron, amoureux des surréalistes (comme son pourfendeur), collectionneur, grand consommateur de femmes, d’objets anciens, mais aussi télépathe et spirite, adepte des tables tournantes et, dans cette mesure peut-être, directement responsable (depuis son outre-tombe) de l’accident mortel qui stoppe le journaliste dans sa dévastatrice enquête…
Le « roman » projeté par Dimitri ne verra pas le jour ? Au contraire, par une mise en abyme constante propre à l’écriture de Reinhardt, celui-ci nous fait assister à la rédaction fiévreuse de ses pages les plus véhémentes, attribuées à un journaliste qui se confond alors avec le romancier, sans que nous puissions distinguer clairement entre l’auteur et son personnage, entre le document et la fiction, entre les ruminations de Dimitri et l’énoncé final d’Eric. Entre les hypothèses d’une recherche brouillonne, saisie in statu nascendi, et le calme recoupement des faits. Or ces bougés dont je parlais, cette oscillation ou ce jeu de bascule intime font tout l’art du roman. Qui nous laisse le choix entre rire et nous indigner, croire cette histoire ou n’y voir qu’un bon polar de plage.
Il y a plus. La dénonciation des sordides manipulations ici attribuées à Ambroise Roux ne relève-t-elle pas du name and shame, qui met à jour les trafics, et donne les noms ? Face à l’entre-soi frileux et à la cautèle de nos dirigeants, ne faut-il pas préférer l’écrivain qui met les pieds dans le plat, et « porte la plume dans la plaie » ? La mise à mort (scientifique) de Louis Pouzin ne criait-elle pas vengeance ? La littérature en ce cas serait l’ultime niveau du dévoilemen ou de la justice, là où les média, les politiques et les acteurs de la pièce persistent à enterrer le dossier ; Comédies françaises, sur un mode délibérément paradoxal, nous conterait quarante-cinq ans après les faits le retour d’une péripétie enfouie, capitale pour notre histoire.
Tombe d’Ambroise Roux à Trégastel
Comment les Américains nous ont-ils volé Internet (ou comment le leur avons-nous abandonné) ? Cette question brûlante se redouble curieusement ici par le récit d’un autre transfert, ou passation d’hégémonie. Pour reprendre un titre célèbre de Serge Guilbaut (que Reinhardt curieusement semble ignorer),Comment New York vola l’idée d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, comment, au sortir de la dernière guerre, un glissement irrésistible a déposé sur le sol américain les graines de la création plastique, jadis propriété exclusive de l’Europe ? Exit les Surréalistes, ou l’Ecole de Paris, bonjour Pollock, Rothko, Rauschenberg !
Or le collage fut inventé par Picasso et Braque, de même que le dripping par Max Ernst dans un curieux tableau, montrant « le vol non-euclidien d’une mouche ». Reinhardt (ou son délégué Dimitri) rumine (en marge des manœuvres d’Ambroise Roux) le roman d’une passation de pouvoir ou de création, emblématisée par la visite qu’Ernst, en mars 1942, alors marié à Peggy Gugenheim, aurait rendu à l’atelier d’un Jackson Pollock en plein marasme, pour lui suggérer l’art du dripping ou du all-over, cette dispersion aléatoire d’un filet de peinture sur la toile posée au sol. Reinhardt consacre de nombreuses pages, très documentées, à cette rencontre dont on ne sait si elle eut jamais lieu, le roman brouillant, sur ce point encore, la frontière du document et de l’invention.
Max Ernst, « Jeune homme intrigué par le vol
d’une mouche non-euclidienne » (1942)
La naissance de l’action painting, et ses vertus de régénération, son affirmation d’une folle énergie face aux redites d’une Europe désormais condamnée à la muséification, fascinent manifestement Eric-Dimitri, adepte et promoteur lui-même d’une action writing des plus toniques et réjouissantes. Il faudrait examiner sur ce point l’allure elle-même « non-euclidienne » de la composition baptisée Comédies françaises, ses chocs et ses syncopes, le déballez-moi ça de ses rencontres, ses dialogues d’une oralité pulsionnelle, son chaos organisateur. Son style inopinément railleur, et déraillant. Sa chorégraphie. L’hommage aux surréalistes est évident dès l’errance de Dimitri dans Madrid, et sa somnambulique poursuite d’une nouvelle Nadja. Avec in fine l’explication peut-être ironique du sortilège amoureux où se débat notre héros, Dimitri souffrirait de prosopagnosie, il peine à reconnaître les visages et projette ou promène celui de son élue au fil de ses rencontres…
Jackson Pollock
Un précédent roman d’Eric Reinhardt, Cendrillon (2007), dont le héros s’éclatait déjà en trois personnages ou facettes rivales de l’auteur, préparait ce dédoublement et ces chevauchements entre le rêve et le document. On y lisait de même de longues conversations avec Louis Schweitzer (ancien P-DG de Renault) à la terrasse du café Nemours, consacrées aux inquiétants glissements d’un capitalisme d’entreprise aux jeux purement spéculatifs de la finance. Dans ce dernier ouvrage, c’est avec Louis Pouzin, ou plus longuement avec Maurice Allègre dans son bureau de la rue du Cherche-midi, que s’entretient le narrateur pour nourrir son roman des pépites ou des braises toujours chaudes de notre histoire industrielle et commerciale.
Eric Reinhardt croit aux vertus réalistes, et aux pouvoirs de révélation et de dénonciation du roman ; il n’en a pas fini avec l’enquête, avec une écriture d’investigation (dût-elle coûter la vie à son enthousiaste narrateur) ; il n’a pas fait son deuil d’une justice qui rattrape les acteurs de l’Histoire, et les assigne au tribunal du roman.
Laisser un commentaire