Pénible nuit américaine !

Publié le

 

Impossible de dormir depuis 2 h ce matin, je me relève pour écouter France inter et les plateaux transatlantiques coordonnés par Fabienne Sintès, qui annoncent la Floride perdue, mais que Joe Biden peut encore gagner le Texas où les deux adversaires semblent au coude à coude, et que l’Ohio, la Pennsylvanie, l’Arizona ou le Michigan (la « voie du nord ») peuvent lui apporter dans quelques heures la victoire. Le temps de dépouiller tous les votes des fameux « swinging states », mais ce décompte a commencé par les villes, plus favorables aux démocrates, et au fur et à mesure qu’apparaissent les votes des campagnes, Donald Trump remonte, le rouge républicain s’étend sur la carte, pénible suspense…

→ EN DIRECT. Résultat élection américaine 2020 : Joe Biden remporte la présidentielle

Une deuxième victoire de Trump nous ravagerait, pourquoi ? Je me rappelle ma gueule de bois au petit matin du 4 novembre 2016 quand, contre toute attente, ce fut irrémédiablement et décidément Trump qui s’imposa contre une Hilary Clinton à laquelle, au moment de nous coucher tranquillement, nous avions donné nos suffrages. Pourquoi, comment un Trump peut-il à ce point l’emporter, et cette nuit encore nous faire trembler pour son pays, et au-delà de celui-ci pour tant d’autres ?

Joe Biden, le « président de tous les Américains »

Trump a tout pour nous dégoûter. Qu’une presque majorité des Américains cette nuit  le choisisse encore montre l’état lamentable de la plus grande démocratie du monde, ses partisans n’ont-ils aucune notion des intérêts de la planète et de la politique étrangère, comment peut-on être à ce point indifférent au danger climatique et aux ravages écologiques, ou à la crise sanitaire qui place les E.U. en tête des morts par Covid (200 000 ? Que de cadavres, que de sang sur les mains pour cet homme qui n’a pas su protéger ses concitoyens du danger, que de souffrances chez toutes ces victimes !)… Cela pèse donc si peu au moment du choix face à l’inepte slogan « America great again » ? Quelle idée primaire se font ces partisans de la grandeur ? Les dernières images de la campagne soulèvent le cœur, Trump contorsionnant son corps obèse sur l’estrade pour accompagner les flonflons d’une foire noyée dans les petits drapeaux étoilés, cette confusion entre programme électoral et parade de cirque, ou, lors du duel avec Biden, avec un ring de boxe ou un stade de foot, ces modèles sportifs constituant, à l’évidence, l’horizon culturel que leur champion offre à ses supporters. « He is cash ! », ai-je entendu chez ceux qui expliquent leur vote républicain, il est brut de décoffrage – ce mot suggérant donc qu’il est franc, pas comme ces politiciens qui nous entortillent de leurs bonnes paroles. Cash, il pense et il parle comme nous,  et c’est tout ce qu’on lui demande…

→ RÉSULTATS. Élection présidentielle  américaine 2020 : les résultats État par État

Cette justification montre à quel point le vote demeure prisonnier de considérations psychologiques primaires, narcissiques ou « horizontales » : on n’élit pas un leader pour ses bonnes manières, son intelligence ou son éducation supérieure qui pourrait élever la nôtre (ce que fut, dans une large mesure, le choix d’Obama, personnalité édifiante), mais pour au contraire confirmer, enfoncer ses supporters dans leur condition. Voter Trump ne permet pas d’accéder à la représentation, ou du moins traite celle-ci en miroir : on élit non un programme (détour laborieux, antipathique aux masses) mais un homme fertile en humeurs et en imprévisibles saillies, choisi pour sa proximité, sa jactance cash ! Trump est idiot, dégoûtant, insupportable dans ses manières de parler ? Oui, comme toute la politique, chose lointaine et pestilentielle, he’s the right guy in the right place ! Pour bousculer l’establishment ou lui faire honte, les masses se vengent en y collant sans autre considération un Trump, autant dire Ubu.

Pour celui qui n’accède pas au niveau d’une pensée véritablement politique, exercice rare ou difficile à partager, qui se soucie du bien commun et raisonne pour cela en termes de compromis et d’équilibres à construire dans un monde mouvant, complexe ou toujours différent, Trump propose en effet la plus enfantine des solutions. « Moi d’abord », ou le gros bâton, du bruit et des mensonges pour noyer l’adversaire au lieu d’argumenter. On voit par ce qui arrive cette nuit que la moitié des votants américains accède mal à l’argumentation, ils préfèrent l’étalage du fric et de la force, de l’intimidation, d’une autosatisfaction là où il n’y a pas de quoi se vanter. L’annonce, par Trump, qu’il ne reconnaîtrait pas le résultat des votes s’il perdait aurait dû suffire à disqualifier ce mauvais joueur ; de même son appel à peine déguisé aux milices qu’il tient en réserve, son chantage à la guerre civile ou aux émeutes, ou encore son recours à ces bataillons d’avocats prêts à surgir partout où les urnes le mettront en difficulté… « Great again », cette démocratie ? Trump est un cas d’école pour saisir avec quelle facilité celle-ci glisse au caniveau.

Mais sa victoire redoublée constituerait aussi le plus déplorable des signaux : avis aux petits dictateurs en puissance qui n’attendent que cela partout sur la planète, pourquoi faire l’effort de se montrer juste, tempéré, capable de raisonnements et de prises de décisions difficiles, quand c’est une immédiateté primaire, l’étalage de la vulgarité et le mépris de la vérité qui permettent de l’emporter ? Je ne sais sur quel dénouement va se lever le matin du 4, cette nuit américaine me fait, jusqu’ici, l’effet d’être bien sombre.

7 réponses à “Pénible nuit américaine !”

  1. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Combien est amère la sidération devant ce genre de clown grossier ! …

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Je n’ai pas allumé la radio ni ouvert le poste de télévision.
    Merci pour ce billet, Monsieur Bougnoux et pour votre commentaire, Madame Cécile.
    Je suis de celles et ceux qui réagissent à la clameur des gens bien endentés et à leur enfer de bonnes intentions.
    Aussi faut-il argumenter pour essayer de trouver en chemin une petite luciole ou une étoile pour nous guider…sans négliger sa zone d’ombre.
    On est donc appelé à se revoir, pardi! En toute bénévolence…
    Et quels que soient les résultats de la consultation démocratique au pays de l’Oncle Sam, passez une bonne journée sans oncques éteindre en votre for intérieur, une petite lueur d’espérance.

    Kalmia

  3. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Attente lourde de l’issue de l’élection du futur présidents des Etats-Unis ! J’apprécie votre parole tranchante, Daniel.

    Kalmia évoque la clameur de gens bien endentés, plombée des bonnes intentions de l’enfer.

    Curieux de lire cela comme “raison fondamentale”. Comme si le dilemme penchait du côté de la situation de riches ( endentés ) ou de pauvres ( édentés) ! Invitation à relire vos arguments, Daniel pour échapper à un populisme qui laisse surtout de côté les plus modestes des citoyens.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Cécile, merci de ces deux interventions. Je ne crois pas, à l’issue de cette (épuisante) matinée radiophonique, qu’il faille trop « psychologiser » ou moraliser le débat, en dénonçant un Trump vulgaire, inculte et fier de l’être (ce qu’il est bien sûr, comme il est machiste, et raciste). Une observatrice proposait ce matin l’explication (que chacun cherche) de son succès en disant qu’il offrait aux Américains un refuge, ou une protection : ses partisans ont le sentiment (fondé ?) qu’il a été plutôt bon pour l’économie, et qu’ils en ont profité. Ce « succès » néglige malheureusement, pour être proprement évalué, les « externalités négatives » de cette croissance à la Trump : inégalités sociales en hausse, dégâts écologiques et d’une façon générale incurie vis-à-vis du long terme, et des autres nations voire du monde… Trump autrement dit protège ses partisans d’une approche complexe, ou d’une saisie plus complète de la réalité. Il et simpliste, brutal, il fonctionne par foucades et slogans, et c’est cela que ses électeurs confondent avec une gestion digne d’un Président.

  4. Avatar de M
    M

    Bonsoir!
    Discussion à n’en plus finir au café du commerce…
    Permettez-moi, cette petite irruption sans dégainer le moins du monde!
    « De la démocratie »? Quatorze lettres pour dire ce qu’elle est :
    « Art de la comédie »

    M

  5. Avatar de Pat
    Pat

    Mon commentaire
    « Le mépris de la vérité qui permettent de l’emporter ? ». Je reprends textuellement vos propos finaux ; votre brio et l’art de la réflexion et de l’argumentation plaident définitivement pour votre esprit éclairé. Mais on n’accède pas à la Présidence sans en écarter le peuple, à moins de se jouer de la déraison humaine et d’en tromper les perceptions premières ; les faits bruts vous donnent raison en tout ; pour autant, les espaces cachés ou obscurs à la raison permettent de douter de vos assertions ; le temps révèlera sans doute votre sagacité ou pas ; alors, l’oeuvre, dans ce dernier cas, dévoilera peut-être l’odieux mépris de quelques élites, fortes de toutes ses compromissions, fortes de toutes ses contradictions, fortes de toutes ses petites commisérations superfétatoires, dans le seul but d’en assouvir sa volonté de puissance, sa perversion intrinsèque, son culte mortifère. Qui sait?

  6. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    A Pat

    Vous enfilez avec brio les qualificatifs pour stigmatiser la puissance, la perversion et les contradictions méprisantes des élites. Je vous écoute …

    En quoi et comment celui que vous “ le peuple “ détient la justesse du gouvernement que vous appelez de vos vœux. Expliquez-moi !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Bonsoir, amis du bogue ! On attendait l’argumentaire de Monsieur Serres. C’est fait et bien fait. Une invitation à la…

  2. Du bon usage de MeToo en passant par DSK et Weinstein puis la tragédie du 7 octobre 2023 sans oublier…

  3. Bonjour ! De grâce, Messires, appelez-moi « MADAME » ! Quèsaco ? Eh bien, prenez le moi de « Me » Too…. Mettez la…

  4. N’ayant pas encore lu le dernier livre de Caroline Fourest ni entendu l’émission d’Alain Finkielkraut, j’en étais restée aux passages…

  5. Bonjour ! J’ai quitté ma caisse tardivement, hier soir, et le temps de faire les courses, impossible de trouver un…

Articles des plus populaires