Hier soir vendredi, la 5 nous a proposé une bien rafraîchissante Flûte enchantée, enregistrée à l’Opéra royal de Versailles en janvier dernier, mise en scène de Cécile Roussat et Julien Lubek, orchestre du Concert spirituel dirigé par André Niquet.
J’ai dû voir une demi-douzaine de Flûte avant celle-ci, la plus proche par la mise en scène était celle de Jérôme Savary au Staatoper de Vienne, qui faisait un grand usage de figurants animaliers tirés de Benjamin Rabier ou de nos albums d’enfance ; une autre, complètement ratée à mes yeux, fut celle du Fura del Baus à l’Opéra Bastille, jouée dans un grotesque décor de plastiques gonflables, de matelas de plage et de boules de couleurs qui ruisselaient jusque dans l’orchestre ; une autre à Prague l’année dernière nous a laissé un bon souvenir, mais elle soulignait avec un peu trop de solennité la philosophie maçonnique et ses connotations égyptiennes.
Rien de solennel dans la soirée d’hier, aucune pesante architecture, mais au contraire un parti pris bienvenu d’onirisme et de fantaisie, avec un grand déballage de lutins acrobates, de gnomes cocasses, de terreurs enfantines (le dragon de l’ouverture) suivies d’une souveraine récompense – le sommeil bien gagné de l’enfant, qui a peut-être rêvé tout cela depuis son petit lit. Les armoires baîllent sur des machinistes facétieux, le réveil matin se transforme (logique du rêve) en glockenspiel, on songe aux planches de Little Nemo, suggérées par des cartons de bande dessinée qui ponctuent l’intrigue. Papageno est un délicieux et maladroit bouffon, dépouillé de ses traditionnelles plumes mais aux bonnes joues enfarinées, Sarastro un sévère mais juste et secourable père pour le jeune couple inexpérimenté de Pamina et Tamino, égarés dans cet escape game qui a pour clé l’amour, la flûte ou la musique.
Mise en scène de l’Opéra de Versailles
Quel contraste, me disais-je regardant tout ceci, entre le dernier opéra de Mozart (livret de Schikaneder) et les trois précédents, construits en collaboration avec da Ponte ! Car ceux-ci frappent par leur gravité : Don Giovanni met en scène un serial lover qui cache mal un grand seigneur méchant homme, foulant aux pieds une société parcourue à grandes guides ; la méchanceté du seigneur est moindre dans Les Noces de Figaro, mais tout de même palpable dans le personnage du Comte, don Giovanni au petit pied ; et dans Cosi mon opéra préféré, déjà chroniqué sur ce blog, la tragédie culmine puisque les quatre personnages (manipulés par le philosophe Alfonso et la jeune soubrette) vont faire eux-mêmes leur malheur sans le devoir à personne d’autre, poussés par la volonté de connaître en clair ou d’approfondir une passion d’abord innocente. Ces trois opéras magistralement nous emportent par des airs puissants, qui remuent en nous les questions essentielles de savoir comment aimer, à qui se confier, quel contenu donner à la fidélité, comment ne pas souffrir…
Mise en scène de l’Opéra de Salzbourg
Mise en scène de l’Opéra de Versailles
Rien de tel avec La Flûte, dont le livret vagabond semble un prétexte aux morceaux de bravoure (la colaratura Reine de la nuit), aux rencontres piquantes (Papageno-Papagena), aux commerce des magiciens et des fées. Le metteur en scène ou en imagerie de cette naïve aventure ne se sent pas tenu au réalisme, au psychologisme ni au tragique ; Emanuel Schikaneder était d’ailleurs l’entrepreneur d’un théâtre forain, où l’on venait s’esbaudir et se divertir franchement loin des snobs du grand opéra. J’admire que Mozart, pour son dernier opus ou son testament scénique, ait bifurqué vers cette voie où sa musique ne risquait pas, maçonisme oblige, de « chier du marbre » ; mais qu’il ait conçu celle-ci comme une incitation pour le scénographe à renchérir sur elle de grâce et de fantaisie, un tremplin vers les associations improbables et les coq-à-l’âne du rêve, une invite à traverser cette histoire burlesque avec les yeux et les oreilles de l’enfant.
Mise en scène du MET
Celui-ci se rendort aux dernières minutes de l’opéra d’hier, et autour de son lit les protagonistes de ce qu’on ne risquait pas de prendre pour un drame se réconcilient et s’embrassent, Monostatos avec Sarastro, Sarastro avec la Reine de la nuit, Papageno et les trois messagères de celle-ci… La musique prodigue une harmonie qui la dépasse et qui descend parmi nous, entre nous ; celle de Mozart apaise universellement les tensions, et son message (si la musique est porteuse d’un message ?) appelle à la réconciliation. Ce n’était donc qu’un rêve, se demande, petit Nemo, le spectateur d’hier soir ?
Mise en scène du théâtre de Lille
Un rêve oui, qui nous rappelle avec sa divine légèreté que les plaisirs les plus solides de cette vie sont les vains plaisirs de l’illusion (comme dit à peu près le poète Leopardi).
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