J’assistais en auditeur samedi-dimanche derniers aux Quatrièmes rencontres philosophiques d’Uriage (ateliers, débats tables rondes, conférences…), consacrées cette année au Plaisir. Ambiance vive, très participative et toujours amicale grâce au dévouement d’une équipe rôdée, animée par Thierry Ménissier.
Ayant raté la matinée de samedi, je ne parlerai ici très subjectivement que de souvenirs saillants – mais le sujet mérite vraiment qu’on y réfléchisse à plusieurs.
Plaisir de se construire, ou plaisir comme on dit beaucoup aujourd’hui de « s’éclater » ? Alain Gigandet, dans la filiation matérialiste d’Epicure, rappelle que le plaisir est notre bien ultime, immanent à la vie même (or il n’y a pas de norme supérieure à celle-ci, ou à la Nature : personne ne dira sincèrement qu’il « laisse le plaisir aux autres… » ou que « pour ça, on verra plus tard » ; une vie sans plaisir de vivre nous semblerait inconcevable). Or pour Epicure cette exigence de plaisir est vite atteinte et il met la barre assez bas, en donnant pour modèle le verre d’eau fraîche pour l’assoiffé (tous nos malheurs naissant d’une imagination qui nous fait miroiter des plaisirs moins accessibles) : le plaisir est dans le peu, toujours à portée de la main.
Olivia Gazalé se tailla ensuite un franc succès en posant la question « Pourquoi le puritanisme ? ». Dans l’histoire de celui-ci, elle relève quatre grandes étapes :
– Epictète et les Stoïciens, gardiens d’une ataraxie (tranquillité de l’âme) que le plaisir dérange ; ils prônent quelques formes d’attachement sans eros, et à Rome Olivia mentionne ce que Paul Veyne appela « le puritanisme de la virilité », proscrivant pour les hommes des conduites féminines ;
– les Pères de l’Eglise, et d’abord Saint Paul, qui inventèrent le péché de chair ;
– l’âge classique sécularise ce puritanisme précédemment religieux : l’hédonisme affaiblit à la fois la famille, le travail et l’argent, le plaisir est improductif, et on ne sert jamais mieux Dieu qu’en travaillant : la Réforme scelle ainsi le mariage du religieux et de l’économisme ;
– au XIXe siècle enfin, les docteurs de la science relaient ceux de la foi, et les savants volent au secours de l’idéologie productiviste en mettant en garde les couples contre l’excès des plaisirs, forcément coupables car peu productifs (ni féconds en termes de naissances)… On peine à croire ou on s’esclaffe à entendre aujourd’hui ce qu’écrivirent alors avec sérieux quelques auteurs, dont les extraits lus par la malicieuse Olivia divertirent beaucoup l’auditoire. Cette cabale des puritains est impressionnante, quand la raison d’Etat et de l’entreprise, relayant les dévôts, rencontre le surprenant renfort de la chaire (universitaire).
Colas Duflo, spécialiste de Diderot (mais auteur aussi d’un bel ouvrage sur le jeu), reprit le magnifique article « Jouissance » que celui-ci rédigea pour l’Encyclopédie : « La volupté perpétue la chaîne des vivants. (…) Songe que c’est le plaisir qui t’a tiré du néant… ». Dans Le Rêve de d’Alembert, Diderot prolonge cette réflexion par la construction d’une nouvelle échelle morale des plaisirs, la chasteté (qui ne fait plaisir à personne) occupant le niveau le plus bas, puis le plaisir solitaire (un seul en profite), puis le plaisir partagé, très agréable mais stérile (deux s’y mettent), puis la sexualité féconde (qui profite à l’enfant)…
Une magnifique conférence de Dany-Robert Dufour inaugura le dimanche ; il remplaçait au pied levé Eva Illouz retenue en Israël et souffrante, qui devait traiter « Quand le plaisir fait mal : quelques réflexions sur la condition amoureuse contemporaine ». Son livre Pourquoi l’amour fait mal (Seuil, 384 p.), déjà très médiatisé, remporta samedi soir le prix décerné cette année par le jury d’Uriage. Dans ses propres ouvrages, Dufour s’attache notamment à montrer comment par certains aspects notre libéralisme peut dangereusement côtoyer le totalitarisme. Nous exaltons aujourd’hui les plaisirs, contrairement au XIXe où l’exigence de la production, et la rétention des appétits, bridaient la consommation. Or 1929 constitue pour Dufour le point de bascule : l’année de la grande crise inventa aussi son remède, ou sa sortie, précisément le 31 mars qui vit défiler à New York les femmes brandissant les « torches de la Liberté », en l’occurence des cigarettes allumées. Ce plaisir de fumer leur était en effet dénié (en public), et cela contrariait fort l’industrie du tabac, empêchée de vendre sa production à la moitié du genre humain. Bernays, neveu de Freud, fut le spin doctor de cette campagne décisive qui fit de la démocratisation de la jouissance un remède à la crise. De fait, et contrairement aux sombres prophéties ruminées par Marx, le capitalisme n’aura cessé de trouver dans la distribution d’objets libidinalement formatés (comme le petit pénis de la cigarette d’abord interdit aux femmes) l’occasion d’un rebond salutaire et l’ouverture de nouveaux marchés. D’abord répressif, pour mieux produire, le capitalisme mise sur notre insatiable libido (pour mieux vendre), et le petit-neveu du fondateur de la psychanalyse aida à cette mutation ; le magazine Life promut Bernays l’un des cent Américains les plus importants du XXe siècle !
Mais, poursuit Dufour, 1929 inventa aussi la pin up, vendeuse de cigarettes, puis accouplée dans les poses les plus suggestives à diverses machines-outils (de la firme « Rigid » !). Cette greffe femme-machine fait les délices du pervers, qui dénie la différence des sexes par le détour du fétichisme, un fétichisme qui peut-être n’est plus ce qu’il était, si nous considérons l’obsolescence programmée de nos gadgets d’abord fétiches… Capable d’érotiser à outrance n’importe quel objet (frigo, tronçonneuse ou bagnole…), la pin up n’a pas peu contribué aux sursauts du capitalisme de marché ; elle accouple les deux économies de la production et de l’attention, et elle s’adresse d’ailleurs équitablement aux deux sexes.
Dufour s’intéresse sur cette lancée aux percées du rock, et d’un Elvis au déhanchement (pelvien !) suggestif et lui-même décisif ; à cette figure centrale du rocker, qui ne connaît que sa loi (motos, sonos…) s’enchaînent celle du hippie qui ne connaît que son plaisir (drogue, la plus chère des marchandises addictives), puis aujourd’hui des yuppies (autres drogues…). Reagan et Thatcher ont sacralisé cette érotique d’une satisfaction compulsive, ou pulsionnelle, ou d’une « culture » qui se propage par les petits plutôt que grands récits : chaque fois que l’égo occupe les pages ou l’écran, chaque fois qu’on célèbre les people, ou qu’on préfère le fait divers, le spot publicitaire ou le ragot de proximité à la grande histoire qui se déroule forcément loin de chez nous.
Tout ce tournant libidinal, ou ce capitalisme de l’imaginaire, accompagne et soutient une démocratie de marché, tous deux connaissant peut-être aujourd’hui une fin de cycle, que Dufour dans ses livres s’efforce de penser. Je vais donc lire d’urgence La Cité perverse et Le divin marché, et aussi Le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et alii, et m’efforcer de voir un film recommandé par lui (DRD), The Century of the self, tant ces questions semblent en effet actuelles. Notre relgion se trouve à présent transférée au marché, qui comme elle nous tient un discours de (vaines) promesses, et nous traite en tonneaux des Danaïdes : tonneau percé de la jouissance, que DRD oppose lacaniennement pour finir au désir et au plaisir, le propre de la jouissance selon maître Lacan étant de dire « Encore », de faire que ça ne s’arrête pas.
Mes notes suivantes sont moins copieuses : si nous sommes passés de la répression à l’exaltation des plaisirs, mesure et critères d’une vie aujourd’hui réussie, faut-il voir dans la cupidité (traitée par Joëlle Zask, à travers notamment oncle Picsou) un vice ou la vertu cachée du moteur social ? Ou la cupidité entraîne-t-elle nécessairement le crash, étant vécue sans mesure ni frein ? (Picsou n’investit ni d’ailleurs ne consomme.)
Thierry Vincent parla très plaisamment, en psychiâtre, de « Je n’ai plaisir à rien mais je veux jouir de tout » : s’il faut imaginer Sisyphe heureux, imaginons dit-il Epicure épuisé, pourquoi ? La grande question en psychanalyse n’est plus aujourd’hui l’Œdipe, mais le sevrage : nous avons du mal à vivre séparés (du ventre de la mère, du sein, des excréments, des objets de substitution…), et Thierry cite l’article de Winnicott, « La capacité à être seul », une lecture urgente à faire pour évoluer de la jouissance au plaisir, lequel « ne se soutient que du manque » (dont l’anorexique serait l’héroïne paradoxale)… Il relève en passant que la définition clinique de la santé, « un parfait bien-être physique et moral », conviendrait très bien à la toxico !
Ce fut ensuite le tour de Thierry Ménissier, qui reprit la question de savoir pourquoi la société de consommation n’était pas automatiquement celle d’un hédonisme ou de désirs enfin réalisés. Il retrace les étapes de l’industrialisme (Saint-Simon) et du pouvoir confié aux ingénieurs, puis de la société de l’innovation vouée aux « destructions créatrices » (Schumpeter, dont quelques thèses dérivent de Bakounine et Nietzsche). Le consumérisme reposerait par ce biais sur un système sacrificiel, éliminant les marchandises mais aussi les producteurs. Plût au ciel que nos marchandises soient, comme l’annonçait Marx, des fétiches ! car aujourd’hui l’objet fétiche entre dans une ronde accélérée, et nous protège de moins en moins. Ménissier insiste aussi, à travers le crédit, sur la destruction avancée du futur, que l’endettement chronique de nos contemporains revient à réduire, voire à annihiler, ce raccourcissement du futur se reflétant aussi dans l’obsolescence programmée de nos fétiches. Il faut encore, avec Veblen, souligner comment la démocratie de marché a rabattu sur l’achat distinctif l’impératif de distinction propre jadis aux sociétés aristocratiques : acheter ou afficher telle marque ennoblit plus sûrement son porteur que l’écussion sous lequel guerroyait jadis le vassal au profit de son suzerain.
Mais, ajouterai-je, notre « fièvre acheteuse » trouve aussi son modèle dans un don juanisme de la marchandise, et une course vers la pleine satisfaction inatteignable, donc toujours renouvelée : après le coït de l’achat et la sortie des caisses, quelle déception à l’ouverture du paquet ! « Je t’ai bien eu », dit à notre désir la marchandise, qu’il faut aussitôt remplacer. Animal triste…
La dernière table ronde était consacrée aux plaisirs que chacun tire de sa discipline. Elle donna la parole à Carole Talon-Hugon, sur le goût en art : aux trois finalités de l’œuvre qu’Horace invite à distinguer, placere, movere, docere (plaire, émouvoir, éduquer), ne faut-il pa préférer avec Bentham une expérience des plaisirs mêlés ? Aurélien Barrau enfin plaida de façon vibrante son plaisir de chercheur en astro-physique ; deleuzien à ses heures, le désir pour lui contribue à créer le réel, en repoussant l’horizon des possibles ; le moment du plaisir est celui où l’on transgresse les modèles en cours, où l’on fait violence à une frontière. Sa discipline est fertile en vertiges, en folies (des trous noirs, du big-bang auxquels il vient de consacrer un petit livre lumineux, que j’ai déjà chroniqué au mois d’août sur ce blog). Aurélien est une belle figure de chercheur heureux car funambule, avançant sur un fil léger au-dessus des abîmes, et contraint de trouver de bonnes métaphores (poétiques ?) pour nous expliquer ce qui ne se dit vraiment qu’en langue mathématique.
Je me demande, à partir de lui, si le plaisir intellectuel ne tient pas en effet – face au chaos insondable d’un monde sur lequel nous projetons nos ordres ou mesures illusoires – à risquer des paroles au bord du gouffre ou de la folie : penser, articuler la moindre phrase, c’est opposer un ilôt d’ordre face à tout ce qui gronde et nous menace d’engloutissement, le bruit, le désordre, la mort qui auront forcément le dernier mot sur nous et sur les signes par lesquels nous croyons un tant soit peu survivre…
Saurons-nous allumer des torches de la liberté, ou de la connaissance, qui soient autre chose que des cigarettes ? Ecrire, y compris ceci, serait-ce expédier une lettre au Malin Génie ?
Le colloque s’acheva par un échange plaisant avec Christophe Aribert, le chef-cuisinier des Terrasses d’Uriage (deux macarons Michelin), suivi du petit goûter à base de jus de pommes qu’il avait apporté.
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