Truman prisonnier de la représentation

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Je voudrais reprendre brièvement la question de la clôture informationnelle, abordée dans l’article posté supra, « L’ivrogne et le réverbère » qui contribuait à la réflexion organisée par Yves Citton lors de colloque du 3-4 octobre à Grenoble, « L’économie de l’attention ». Cette clôture (informationnelle ou attentionnelle) n’est jamais que l’envers de nos prises de conscience : aptes à traiter tel type de messages, ou équipés pour, nous laissons tomber tous les autres. Et ce n’est pas qu’une question de temps, mais une loi systémique d’organisation ; chaque organisme puise dans son environnement l’information pour lui pertinente, et laisse tomber délibérément le reste.

Par exemple, comme l’explique Aurélien Barrau dans son (beau) livre Le Big bang et après (chroniqué ici en août, « Impensable pluralité des mondes »), nos sens ne savent traiter qu’une fraction minuscule des rayonnements qui nous traversent en permanence, et dont la perception nous compliquerait infiniment le monde ; percevoir c’est schématiser ou élaguer, penser c’est simplifier, voire tourner dans le cercle de ses propres capacités psychologiques et sémiotiques, bien restreintes le plus souvent (s’il est vrai que nous ne pensons que par signes, le passage de la chose au signe suppose déjà un sévère élagage).

Or nos organismes ont parfois intérêt à ne pas savoir ou ne pas voir certaines choses, et c’est le domaine de l’autocensure, ou d’une protection qui rend le monde extérieur vivable, à défaut de l’explorer ou de le connaître plus authentiquement. Je citais (pour Citton) deux films qui documentent avec beaucoup de charme ou d’humour cette « clôture informationnelle » opposée à une réalité extérieure qui serait dévastatrice pour le personnage : Good bye Lénine de Wolfgang Becker, et The Truman show de Peter Weir (1998). Je viens de revoir ce dernier, véritable chef d’œuvre d’ingéniosité, et de profondeur.

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The Truman show est le titre de la plus grande émission de télé-réalité jamais conçue, puisqu’on y assiste en direct à la naissance d’un enfant qu’on voit ensuite grandir, dans la bonne petite cité balnéaire (entièrement façonnée en studio) de Seahaven. Les habitants, le trafic des rues, les commerces et toutes les rencontres qu’y fait Truman (merveilleux Jim Carrey !) sont entièrement programmés par des acteurs et des figurants, sur lesquels règne un dieu équivoque, Cristof (Ed Harris aux petites lunettes rondes d’intellectuel manipulateur). Depuis une toute-puissante régie logée au ciel-plafond dans une espèce de lune, Cristof règle pour la dix-mille et énième fois le lever du soleil ou la tombée du jour (artificiels), l’ouverture des magasins ou la sortie du héros hors de son pavillon, devant lequel il rencontre immanquablement une famille souriante, ou subit les assauts d’un chien.

Nous entrons autour de sa trentième année dans la vie du jeune homme, devenu courtier d’assurances et dont chaque journée s’inscrit à l’écran en lettres-bâtons. Pourtant, si les rencontres de Truman sont jusqu’à un certain point programmables, comment garantir toutes les réactions de notre héros ? Les preneurs du son et de l’image doivent parfois parer à divers incidents, un projecteur qui se décroche du « ciel » et se fracasse aux pieds de Truman, son auto-radio qui crachote inopinément des informations échangées par la régie sur ses propres comportements au volant, ou l’ascenseur d’un immeuble qui n’est qu’un décor de théâtre, etc. La construction comme on dit en psychanalyse se lézarde, le premier monde sonne creux ou décidément trop kitsch, du réel frappe à la porte et fait chaque fois l’objet de dénégations, ou d’élaborations secondaires précipitées…

Plus gravement, il y a du monde dehors, des milliards de téléspectateurs qui assistent fanatiquement devant l’écran aux aventures de Truman, parient sur ses réactions et se passionnent pour cette vie dont ils échangent les meilleures cassettes. Et parmi eux, une jeune femme amoureuse qui rêve de libérer son héros ; d’abord figurante à l’Université de Seahaven, Lauren/Sylvia a craqué lors d’un bref dialogue avec lui en tentant de lui révéler l’impensable vérité : « On te manipule, rien n’est vrai, il y a un autre monde, ne les croie pas, ouvre les yeux je t’en prie ! », ces paroles vite interceptées et baillonnées par l’impitoyable régie n’en font pas moins leur chemin dans la tête de l’intéressé, qui rumine ce qui lui arrive, et se met à douter…

Le doute s’aiguise lors d’une scène conjugale : Truman est marié à une jeune godiche qui ne manque jamais, depuis sa cuisine, de souligner la qualité des produits qu’elle emploie – car tout est à vendre dans ce show, même les maisons dont on vante les plans, et le gentil Truman sans le savoir évolue aux deux sens du mot dans une permanente publicité, on l’épie à chaque instant de sa vie, et il n’est que l’homme-sandwich des marques. « A qui parles-tu ? » lance-t-il excédé à Meryl (Laura Linney) quand pour la énième fois celle-ci vante une boîte de cacao face à la caméra… Puis craque en pleine querelle, « Ça n’était pas dans mon contrat ! »… Truman déboussolé rumine de plus belle son évasion ves les îles Fidji, las ! les avions sont « pleins », le bus greyhound tombe en panne, et sa percée en voiture, loin de l’île où il habite, se heurte à toutes sortes de manœuvres pour lui interdire le monde extérieur…

 

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Le moment de la vérité nous attend quand Truman – au terme d’une navigation d’autant plus dramatique que le scénario a implanté en lui une phobie de l’eau, et que Cristof impitoyablement déchaîne autour du fugitif la tempête – épuisé, ayant frôlé la noyade, heurte de son voilier… la ligne d’horizon, qui n’est que le mur peint en bleu du studio.

 

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Moment poignant, où nous le voyons parcourir d’une main incrédule la maçonnerie, d’un geste que le film a déjà montré deux fois : son amoureuse, militante de la ligue « Libérez Truman », caressait ainsi son visage à l’écran ; et dans son sommeil, son image dilatée se laissait de même caresser tandis que le piano égrénait une musique douce, comme si la grande famille du spectacle planétaire veillait son wonder boy pixellisé.

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How is’t going to end ? Ayant atteint le seuil du monde réel, Truman engage un dur dialogue avec Dieu le père-Cristof, dont la voix tombe des nues pour lui mettre le marché en main : crois-moi (moi qui t’ai porté depuis le début), jamais tu ne trouveras un meilleur monde que celui que pour toi j’ai créé… Mais, à la grande joie des fans qui saluent avec des hourras sa libération (qui met pourtant fin à trente années de leur show préféré), Truman choisit la sortie !

Pourquoi sommes-nous à ce point émus par ce film, dont les effets et les prolongements dépassent sans doute les intentions de ses réalisateurs ? On nous montre un tournage qui est aussi un business et un plan-pub, et un piège kitsch, mais qui implique aussi une relation père-fils (Cristof-Truman) riche d’ambivalence… Ce film métaphysique, en s’appuyant sur les seuls moyens du cinéma ici replié sur lui-même, pose avec toute la candeur du héros des questions éternelles : tout ce que je vois et entends, le monde, la nature, les gens ne sont-ils que mensonge ? Suis-je seul au monde, et ce monde ne tourne-t-il que pour moi ? De qui suis-je la marionnette et pour quel public ? Quelles frontières entre ces apparences peintes et la réalité, et qu’y a-t-il derrière le mur, le décor ? Pourquoi réclamer le réel quand les simulacres sont si confortables ? Le « spectaculaire intégré » des médias a-t-il le pouvoir de nous retenir en enfance ? Avec quelles ressources ou quels alliés, enfermé dans ce monde trop lisse, deviner ou dessiner les apparences d’un autre ? Par quelles failles, quels lapsus de la représentation se faufiler ailleurs ?

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Ou, pour mieux le dire avec Borgès, « Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte, et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs, pouvont être des personnages fictifs. En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit » (« Magies partielles du ‘Quijote’ », Enquêtes, Gallimard 1957).

Une réponse à “Truman prisonnier de la représentation”

  1. Avatar de Louise Merzeau

    Merci pour ce billet-réminiscence de discussions que nous avons eues sur ce beau film.
    Je verse dans ton moulin à moudre les idées la piste suivante : aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement les personnages de nos livres, films et autres histoires, mais aussi ceux des fictions produites par les océans de données qui produisent à leur tour des mondes, des vues, des récits…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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