Je viens de visionner, tardivement, un reportage de l’émission « Envoyé spécial » de France 2 du 26 septembre consacré au quartier de la Villeneuve, dont la diffusion fait un certain bruit à Grenoble (et dans ce quartier où j’habite moi-même depuis bientôt quarante ans). Fallait-il, à la suite des émeutes de juillet 2010 et du discours de Sarkozy dit de Grenoble, puis du double meurtre d’Echirolles, venir « enquêter » avec cette désinvolture qui contribue à enfoncer un peu plus notre quartier, et la ville, dans une persistante stigmatisation ? Deux pétitions circulent, et les habitants se demandent avec quels moyens obtenir de la chaîne un droit de réponse : il est difficile de riposter par un texte à un montage d’images, dont l’impact dépassera toujours le faible poids des mots, impossible pour des téléspectateurs d’émettre au même niveau que la puissante, et très écoutée, émission de France 2. Or il est vital en démocratie de ne pas se laisser ainsi calomnier, ou manipuler ; nous voici devant un cas d’école bien propre à illustrer ce que j’enseignais moi-même dans mes cours de communication, ou d’éthique des médias.
Amandine Chambelland, la jeune signataire de cette enquête, n’a pas suivi les mêmes cours et elle semble se guider plutôt, dans sa débutante mais prometteuse carrière, sur le titre qui rendit fameux Woody Allen, « Prends l’oseille et tire-toi » – l’oseille ou l’oreille, puisque pour certains journalistes seule l’audience rapporte, et qu’il convient d’attirer celle-ci par tous les moyens. Amandine a donc pris ses images et elle s’est tirée, en se moquant bien des réactions de ceux qu’elle avait filmés, et des représentations qui s’enfonceraient ainsi dans la tête des téléspectateurs. The show must go on, n’est-ce pas ?
La journaliste pensait enquêter trois semaines ; elle a doublé son temps de séjour, trouvant son sujet plus ardu que prévu. Elle avait prévenu en mairie qu’elle venait non pour faire du sensationnel mais pour donner de ce quartier une image équitable, sensible, où les vrais acteurs auraient leur mot à dire, où les principaux courants d’opinion seraient représentés. Mais à son départ elle confiait fièrement qu’elle rapportait de la Villeneuve des images « jamais vues » – mauvais signe !
Que vit-on en effet ? Un ghetto refermé sur lui-même, où la nuit tombée les gens ont peur (alors qu’on peut quitter une réunion du Patio ou de l’Espace 600 à 11 h. du soir et rentrer se coucher sans être plus inquiété qu’au centre ville) ; un climat de guerre urbaine, complaisamment décrit en suivant une escouade de police (pas très bons dans ce film les flics, plus adeptes du style rangers que d’une police de proximité) ; un cagoulé qui s’offre à démontrer la présence dans ce quartier d’un trafic d’armes, en effet avéré, et qui exhibe pour cela d’une main pas très sûre un pistolet à répétition 9 m/m « fabriqué dans les pays de l’Est », dont il fait la démonstration en tirant trois balles contre un panneau… Ce cagoulé de complaisance, nous croyons le connaître et il n’est pas très représentatif – mais il constitue à coup sûr un bon client pour Amandine, le clou de sa démonstration ou de ce qu’elle venait ici chercher. La journaliste rencontre encore un groupe de ces jeunes qui « soutiennent les murs », et servent de public à leur copain trop heureux de parler aux caméras en esquissant quelques pas de danse ; il se plaint de ne jamais être monté à Chamrousse mais il circule à l’étranger pour son petit commerce de fringues, en attendant de la mairie un emploi régulier.
Ce garçon à la tchatche sympathique a sûrement aimé l’émission – encore un bon client ! Ce n’est pas le cas de la jeune femme de ménage dont on montre les deux filles, et qui après coup s’estimera instrumentalisée ; pas le cas surtout des quatre vétérans, pionniers de ce quartier qu’ils refusent de quitter. Plus d’une heure devant la caméra ils ont témoigné de leurs combats, de leur connaissance des habitants, la journaliste n’en retient qu’un pot entre copains nostalgiques de ce qui fut l’âge d’or de l’Arlequin – les écoles expérimentales où la mixité n’était pas encore un problème mais une chance pour les enfants, les ateliers, les gazettes qui portaient au-dehors l’image de ce qui s’inventait ici, le partage et une enviable convivialité…
L’école qui fut le fleuron des expériences alors menées, et qui donna à tant de jeunes couples, dans les années soixante-dix quatre-vingts, des raisons d’habiter le quartier, est devenue son repoussoir. Au milieu du parc trône le nouveau collège, en forme de vaisseau spatial ; la caméra filme une psychologue, soucieuse de dédramatiser la situation scolaire, mais ses paroles ne sont commentées que par des images montrants des élèves s’attaquant à coups de pieds… Pour passer régulièrement devant l’établissement, témoignons que cette cour de récré n’est pas plus turbulente qu’une autre.
En bref, la journaliste n’a rien montré de faux : elle a choisi de ne retenir que des dysfonctionnements, inhérents à toute vie urbaine, avec l’idée fixe d’en faire le produit exclusif et quasi mécanique d’un monstre appelé « Villeneuve ». On rencontre des mamies anxieuses dans toutes les maisons de retraite de France, et des murs tagués, et des flics caillassés, et des voitures brûlées…, mais ici du moins on sait pourquoi ! Et on vous enfonce le clou : Villeneuve est un ghetto, un quartier pourri, sans que les responsables de pareils commentaires se demandent le moins du monde s’ils vont avec ceux-ci contribuer à atténuer le mal, à élever le débat, ou à enfoncer un peu plus les gens ainsi filmés dans une relégation qui n’est pas nouvelle, ni spécialement grenobloise. « Vous habitez toujours à la Villeneuve ? », nous demande-t-on souvent d’un air apitoyé…
Cette émission est fâcheuse parce qu’elle se contente de stigmatiser, soit le plus bas niveau d’une information qui pourrait donner à réfléchir et à comprendre. A Grenoble, Amandine ne manquait pas de bons interlocuteurs. La Villeneuve est riche en travailleurs sociaux, en citoyens dévoués, qui sont les premiers désolés des dérives bien réelles ici complaisamment étalées, mais qui derrière le fait divers ou ce qui attire généralement les micros et les caméras se consacrent à un travail de fond, peu visible, essentiel au maillage ou à la reprise d’un tissu social menacé. Qui cette journaliste sert-elle, l’intérêt général d’un quartier, ou la propagation de stéréotypes partout ressassés ? Les travailleurs affrontés au problème, ou ceux qui s’en protègent en colportant de loin leurs préjugés et leurs peurs ? A-t-elle, au cours des six semaines, pris le temps de parler aux différentes parties et de vraiment s’interroger ?
Le journalisme d’investigation (expression qui fera de moins en moins pléonasme) demeure une question de flair, où ceux qui enquêtent ne se laissent pas mener par le bout du nez. Amandine peut être fière, la cote des appartements (dont le nôtre) plonge un peu plus après son passage, et on se répète un peu partout en France que la Grenoble des socialistes est un rêve échoué, une utopie brisée. Les trois amis regroupés autour de Jean-François Parent avaient beaucoup à raconter sur cette histoire, mais l’histoire est ennuyeuse, peu télégénique et ne cadrait pas avec le projet de l’enquêtrice : faire peur, faire du chiffre. La chaîne s’honorerait, et remplirait mieux le programme d’un service public, en préparant sur la Villeneuve – qu’il conviendrait de confronter peut-être à d’autres quartiers comparables en France – une contre-enquête moins orientée par le trash et le racolage.
Je prends connaissance, au moment de publier ce papier sur mon blog, de cette pétition adressée à la direction de France 2 et rédigée par Olivier Noblecourt, facile à trouver sur le Web (il suffit de taper « Olivier Noblecourt reportage France 2 ») ; je la co-signe au passage, et la mentionne aussi sur Facebook.
Monsieur le Président,
C’est en citoyens blessés que nous nous adressons à vous aujourd’hui, dans une démarche exceptionnelle, empreinte de gravité.
Elus, responsables associatifs, habitants de Grenoble et de la Villeneuve, nous restons choqués et consternés par le reportage intitulé « Villeneuve, le rêve brisé » diffusé hier soir, jeudi 26 septembre 2013, dans le cadre de l’émission « Envoyé Spécial ».
Nous étions nombreux à redouter une nouvelle présentation stigmatisante de la Villeneuve, et les contacts que la journaliste a noués lors de son court passage à Grenoble avaient accru cette crainte. Tout le quartier a évoqué alors sa recherche incessante d’armes visibles à l’écran. Chaque personne interviewée a eu le sentiment, malgré ses dénégations, que seuls le sensationnel et le négatif l’intéressaient, ainsi que le misérabilisme anxiogène, dans sa quête d’une femme élevant seule ses enfants capable de décrire ses difficultés. Si la journaliste s’est heurtée à autant de méfiance de la part des habitants, c’est que, loin d’une omerta trop facilement évoquée, ceux-ci ont refusé d’endosser les rôles caricaturaux qui leurs étaient destinés.
Il ne s’agit en aucune façon de nier ici les problèmes que connaît la Villeneuve. Dans ce quartier, comme dans beaucoup d’autres dans notre pays, les difficultés économiques et sociales sont lourdes et nous agissons inlassablement pour améliorer le quotidien et redonner de l’espoir. Mais nous avons vécu les événements de l’été 2010 et nous connaissons le lourd tribut que paient les habitants de la Villeneuve à la stigmatisation qu’elle soit politique ou médiatique.
Alors nous n’acceptons pas de voir notre quartier réduit à ces séquences nocturnes dignes des pires reportages sensationnalistes, nous refusons la collection de clichés faciles et humiliants que ce reportage agrège, nous sommes en colère face à tant d’amateurisme, de caricature et au final, de mépris.
Comment ne pas montrer, même brièvement, la vitalité associative qui fait la richesse quotidienne de la Villeneuve ? Comment ne pas évoquer les services publics, les équipes pédagogiques, les travailleurs sociaux, les éducateurs sportifs qui rendent possibles tant de belles réussites humaines et professionnelles ? Pas un sourire d’enfant, pas une note positive. Tout est cynisme et provocation dans ce reportage. « Enfant soldat », « terrain de guerre »… les mots utilisés vont de pair avec des méthodes peu glorieuses qui conduisent un jeune cagoulé à essayer son arme pour la caméra en pleine nuit au milieu du quartier… Laisser affirmer un jeune qu’il n’a a jamais été au ski alors que tous les écoliers de la Villeneuve y sont initiés pendant leur scolarité, affirmer à tort et sans avoir vérifié l’information qu’une « quarantaine de familles roms seraient hébergées dans le quartier » en excitant les tensions, est la marque d’une incurie professionnelle mais surtout d’une irresponsabilité accablante de la part du service public de l’audiovisuel.
Ni vous, ni vos collaborateurs n’auront à souffrir dans leur vie des conséquences de ces quelques minutes télévisées. Depuis hier, une ville, un quartier sont stigmatisés une nouvelle fois ! Des efforts collectifs, des mobilisations associatives, des politiques publiques sont tout simplement piétinées, foulées au pied du sensationnel et de l’anxiogène.
Nous considérons qu’une limite a été franchie et nous n’acceptons pas de voir ainsi bafoués tous les efforts déployés pour ce quartier que nous aimons. Il en va de l’avenir des femmes, des hommes et des enfants qui y vivent, et plus généralement de la cohésion sociale d’une ville par ailleurs reconnue pour son dynamisme économique, ses innovations sociales, son rayonnement international.
C’est pourquoi nous souhaitons engager un dialogue avec vous, en responsabilité, pour recueillir vos explications, prévenir ce type de dérives, réparer ce qui peut l’être. Nous informons de cette démarche le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ainsi que la Ministre de la culture et de la communication.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à ce courrier, et dans l’attente du dialogue indispensable que nous souhaitons avoir avec vous, soyez assuré, Monsieur le Président, de notre parfaite considération.
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