Un séminaire initié par la Fondation Victor Segalen et la Fondation Prospective et Innovation réunit actuellement une dizaine de délégués français et une dizaine d’homologues chinois (universitaires, chercheurs) à la Fondation des Treilles (Haut-Var). Il est conçu pour la troisième année consécutive par François Jullien et Régis Debray, et il tourne cette fois autour de la question « Quelle morale pour quelle société ? » (du lundi 28 jusqu’au samedi 2 novembre). Que retenir ce mercredi soir de cinq demi-journées d’interventions et de débats ?
Alexandre Adler chargé d’ouvrir cette rencontre (en l’absence de François Jullien, empêché au dernier moment) a brossé un panorama de la Chine émergente, ou plutôt renaissante dans sa très ancienne puissance, qui a surpris nos hôtes chinois eux-mêmes par sa bienveillance. Vieux soviétologue, Alexandre voulait exalter aux dépens de l’URSS, effondrée, une Chine qui malgré ses terribles épreuves (Grand bond en avant, Grande famine, Grande révolution culturelle…, soit combien de dizaines de millions de morts ?) nous donne « une leçon permanente d’optimisme ». Il apprécie notamment en Chine les choix d’une culture de l’immanence : au rebours du prométhéisme qui est la marque des entreprises de l’Occident, la Chine pré et post-maoïste tempèrerait ses grandes réalisations par une morale qui prend pour modèle la nature, et fraye la « voie du Milieu ». Cette morale de l’immanence, il la décèle curieusement en France au cours de la dernière guerre dans les mouvements de la Résistance. Et en effet, prendre le maquis n’était-ce pas faire le choix du « milieu » ? Toute résistance au fond, affrontée à un pouvoir prométhéen, ou à une autorité par définition transcendante, n’est-elle pas vouée à chercher horizontalement, dans la profondeur du « pays qu’on enchaîne » ou dans le maillage de réseaux horizontaux, des ressources d’opposition et de survie ?
Ce terme de milieu (« Empire du Milieu »), remarquablement équivoque, désigne à la fois mais contradictoirement le centre, et une dissémination de forces acéphales ou périphériques. L’herbe, remarque quelque part Deleuze, « pousse par le milieu » – oui, aux deux sens de ce terme ! La paire de l’immanence et de la transcendance, de l’élan prométhéen (par projection de la volonté et de représentations idéales) et de la voie du Milieu (ou de la Nature, ou de la recherche de l’Harmonie), structura ainsi les premiers échanges.
La question ou plutôt le paradigme de la famille semble ici pivotal entre nos deux cultures. En Chine, la famille figure la matrice des devoirs et des bons comportements, envers ses compatriotes, envers le pays, envers le souverain… Un mauvais fils ne saurait faire un bon citoyen, au point qu’il a été récemment question de promulguer une loi punissant ceux qui délaissent leurs parents. Dans notre République en revanche, la famille est plutôt perçue comme un donné contingent (une première nature) dont il faut se détacher pour accéder aux valeurs plus égalitaires et idéales enseignées par l’école, qui arrache l’enfant à une possible servitude, et fait de lui un citoyen. En ce sens, notre République est bien prométhéenne : arc-boutée contre la nature ou les origines familiales de chacun, elle se flatte de forger l’homme nouveau ; et c’est ainsi que Kant, qui inspira largement notre système éducatif, refusait toute valeur morale à la famille autant qu’à la nature.
Or la famille n’en demeure pas moins, quel que soit l’élan tracé vers l’égalité et les idéaux de la volonté républicaine, le socle ou le refuge de notre propre société. En temps de crise, quand la société ne garantit plus un travail à chacun et que l’Etat diminue ses prestations, on voit bien que ce sont les familles qui assurent. La querelle du « mariage pour tous », qui étonna par sa violence, souligne clairement cet enjeu : la famille nous rattrape, on y revient toujours. Ou, variante, « ne touchez pas à la famille ». Si le projet de mariage homosexuel semble typiquement « prométhéen » (il ne suit pas la « nature » et s’impose contre elle avec la force d’un contrat), ce volontarisme fut perçu par beaucoup comme une violence opposée d’en haut aux moeurs tirées de la nature.
L’immanence de la famille est très présente dans les institutions confucéennes, mais non dans la politique de l’enfant unique (aussi terrible entorse au modèle familial que chez nous le mariage homo), qui perturbe gravement la transmission entre générations, voire l’équilibre démographique des sexes. Une ombre de famiialisme pourtant affleure a minima chez nous dans le troisième volet du mot d’ordre républicain : « Liberté, égalité, fraternité » – qui fait peut-être parent pauvre. Et aussi dans notre notion de Patrie, qui condense étrangement le père et la mère. Il s’agirait donc moins d’opposer les douceurs de la famille (données, naturelles) aux valeurs créées ou imposées d’en haut par l’école et l’idéal républicain, ou prométhéen, mais de mieux les articuler sans jouer les unes contre les autres. Sachant qu’en cas de crise économique, ou de défaite militaire (Vichy, « Travail, famille, patrie »), le familial prend sa revanche ou reprend du service.
Mais dans l’opposition transcendance-immanence, comment comprendre l’injonction d’avoir à suivre la Nature ? Celle-ci parle-t-elle toujours en clair ? Si, chez nous, la profession du Vicaire savoyard célébrait en elle un guide infaillible et un « instinct divin », Sade au même moment décidait lui aussi de suivre la Nature – une nature marâtre, identifiée au déchaînement des instincts et à la guerre de tous contre tous.
Immanence/transcendance, c’était aussi l’axe à peine caché de la contribution de Caroline Galactéros intitulée « Morale occidentale et influence internationale : du déclin au sursaut ». Cette jeune colonel (colonelle ?) de réserve des Armées réfléchit en effet aux conséquences des technologies numériques et virtuelles sur l’évolution des rapports de forces, et sur le moral (autant que la morale) des troupes ; or les questions d’armement posent une loupe grossissante sur l’efficacité comparée des relations techniques et des relations pragmatiques en général. Elle dégage en effet ce paradoxe que le guerrier moderne (ou postmoderne) augmenté de ses prothèses n’est pas le mieux placé pour gagner les conflits qui l’opposent aux maquisards ou à des combattants de terrain. Prothésé mais pas protégé ! Impuissance de la sur-puissance !
Aurait-on confondu « innovation et progrès, connexion et lien, surinformation et connaissance, modélisation et compréhension, ‘gamification’ du réel et intelligence de situation » ? Pire : les drones, baptisés par les Américains armes morales, sont la plus sûre façon, en Irak, en Afghanistan, d’enrager les populations et de créer du djihadiste… Ainsi font aussi les incantations d’une « guerre morale » menée au nom du droit de punir, l’acharnement à vouloir mettre « Dieu avec nous » ou à dénoncer « l’axe du mal »… Nos armées postmodernes souffriraient en somme d’une double prétention à élever le débat et à viser la transcendance : par la déclamation morale, et par la maîtrise des airs (guerre zénithale, drones virtuels, ratonnades électroniques et autres feux déclenchés du ciel depuis l’invention de la guerre aérienne). Caroline souligne à quel point tout cet équipement se révèle contre-productif, sur des théâtres comme l’Afghanistan ou la Libye dont nous sommes très loin de retirer l’influence ou la légitimité politique (la pacification) attendues. Et elle formule une sorte de loi d’équilibre qui exigerait que l’équipement technique soit chaque fois proportionné à une relation pragmatique (immanente) d’homme à homme, seule pourvoyeuse de moral, donc de chance de vaincre.
Les guerres modernes se jouent tous azimuts, à la fois dans le soft, le hard et le smart power ; et elles réclament surtout de travailler sur l’immanence des acteurs, au lieu de projeter au-dessus de leurs têtes des technologies idéales, ou des billevisées morales. Malheureusement, à la guerre comme dans l’entreprise, ou dans la conduite de l’Etat, ce sont les valeurs de solidarité, de dignité et de confiance réciproque qui risquent chaque jour davantage de manquer.
Je borne ici ce résumé-commentaire, que j’espère reprendre demain.
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