Blason d’azur aux trois cigognes des Sigognac
Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (paru, très abrégé, dans la bibliothèque « Rouge et or » il me semble), avait été pour moi une lecture d’adolescence, et qui m’avait laissé une impression profonde : le château délabré et la mélancolie du baron de Sigognac vivotant entre son serviteur Pierre et son chat ; l’errance des comédiens entrés chez lui par hasard et l’attrait d’Isabelle, pour la conquête de laquelle le triste châtelain abandonne la demeure de ses ancêtres (qu’il n’a pas les moyens de restaurer) pour courir les routes et embrasser la carrière théâtrale ; la rivalité amoureuse autour d’Isabelle, que le duc de Vallombreuse s’est mis en tête de séduire ; les spadassins dépêchés par le duc (qui ne veut pas déchoir en se battant en duel avec un comédien) pour assassiner lâchement Sigognac, mais que celui-ci expédie du bout de sa lame ; le duel attendu entre le deux hommes, et la blessure de Vallombreuse ; le père de celui-ci, accouru au chevet de son fils, et qui lui révèle qu’Isabelle n’est autre que sa demi-soeur, qu’il ne peut donc courtiser ; le double happy end, du couple réuni de Sigognac et d’Isabelle avec la bénédiction de Vallombreuse et, de retour au château, la découverte fortuite, au moment d’enterrer son chat, que fait Sigognac d’un trésor enfoui au jardin par ses ancêtres lors des guerres de religion, un couple s’est formé, et leur château va être restauré !…
Plus obscurément, j’étais sensible je crois à la bizarre obstination de Vallombreuse à poursuivre Isabelle, n’était-il pas attiré, narcissiquement, par la secrète ressemblance avec lui de cette femme ? Et son père, qui édicte si fortement la loi princeps de l’interdit de l’inceste, n’avait-il pas commencé par fauter en concevant hors mariage cette fille, avant de se muer en intransigeant gardien de l’ordre symbolique ? Mais ces retournements de situation et, à la lettre, ce coup de théâtre salvateur n’étaient-ils pas dominés par le destin de Sigognac, embrassant la carrière théâtrale et le rôle du défunt Matamore pour remercier la troupe, et vivre au plus près d’Isabelle ? Oublieux de Pierre, du chat et du château abandonné à sa ruine, pour en édifier un plus fort, le château de l’amour vainqueur et d’un personnage qui, sous le masque grotesque, lui permet d’exprimer pleinement sa noblesse ?
Matamore, personnage de la commedia dell’arte
Peu de lectures m’auront, autant que celle-ci, formé. Au filigrane bleu de l’âme se greffant, comme écrit Mallarmé, il y eut aussi don Quichotte (en version courte toujours), quelques Jules Verne, Cyrano de Bergerac… Et bien sûr Molière. Or c’est à Molière et à Cyrano que me faisait songer la représentation de l’autre soir : le voyage des comédiens sur le « char de Thespis » ne renouvelle-t-il pas celui de « l’Illustre théâtre » parcourant les routes de la France de Louis XIII, et qui rêve de Paris où ils joueront peut-être devant le Roi, et s’en feront reconnaître ? La scène si comique des comédiens affamés, qui se voient servir par l’aubergiste non un repas, mais la description mirifique de tous les plats qui manquent, n’est-elle pas (imaginée par le metteur en scène Jean-Christophe Hembert) un écho des tirades succulentes du pâtissier Ragueneau à l’acte II de Cyrano ? Et la verve mordante qui se déploie dans les dialogues n’est-elle pas directement branchée sur cette langue contemporaine de Richelieu et des Précieux, des Libertins et des Grotesques dont Gautier raffolait, et qu’il pasticha à plaisir dans ce roman de cape, de masque et d’épée ?
Je n’ai plus en tête le détail de la première et volubile intrigue, dont cette adaptation s’écarte très librement il me semble. Plus de père Vallombreuse à Grignan, ni de scène de reconnaissance, ni de trésor, le dernier tableau s’achève par l’ostension du masque (de Matamore), que Sigognac choisit d’adopter comme emblème de sa nouvelle noblesse, et remède à la terrible mélancolie où nous l’avons d’abord vu prostré. Au début de cette adaptation en effet, ce n’est pas lui qui choisit de suivre les comédiens, mais ceux-ci qui l’enchaînent à leur chariot pour le tirer de son état, et lui redonner vie. Le sujet de la pièce est donc « Sigognac devient comédien », ou « ce que le théâtre fait à l’âme ». Et les répliques fourmillent d’allusions à la catharsis théâtrale, ou au salut par les planches ; notamment lors des scènes très comiques entre le marquis de Bruyères, petit nobliau en perruque à cornes entiché de la comédienne Zerbine et qu’il désespère de séduire, non la femme qu’il a facilement fourrée dans son lit mais l’actrice, « souvent c’est le masque qu’on préfère, encore que la figure soit jolie », avec laquelle il entre dans de cocasses jeux de rôles à teneur masochiste…
C’est le masque qui donne à Sigognac la force de revivre, et de séduire la très vertueuse Isabelle ; comme ce sont des postures de théâtre qui enflamment le désir entre le jeune premier de la troupe et la marquise de Bruyères, avide de tromper à son tour son volage mari. Quelques collages voltigent de bouche en bouche, où l’on reconnaît le pauvre Rutebeuf, ou des fragments du « Bateau ivre », appropriés en effet pour dire la soudaine jubilation d’un Sigognac désamarré, et auquel le mégaphone du masque permet de trouver sa voix (et sa voie). « Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la Camarde, la providence des fossoyeurs ; où je passe, il pousse des croix ». L’amour du théâtre, l’increvable séduction de ses jeux et l’infinie supériorité sur nous des apparences font donc le fond de cette si plaisante soirée. Un plaisir attaché aussi au cadre de la pièce, la magnifique façade Renaissance du château de Grignan : celui-ci n’a-t-il pas été lui aussi relevé de ses ruines par l’obstination et le dévouement d’une femme, Marie Fontaine ?
Quand il s’agit de montrer, lors du premier tableau, le délabrement de la maison Sigognac, deux roulottes en planches mal ajustées et une étoffe déchirée suffisent à l’évocation, il fait encore jour et les projecteurs se font discrets ; ils flambent en revanche pour la résurrection lumineuse de la haute façade, quand il s’agit d’évoquer la puissance retrouvée de Sigognac sous son triomphant pseudonyme de Fracasse, et sa marche à la reconquête de soi, ou d’Isabelle, ou du masque, l’une et l’autre sacrés comme les murailles à rebâtir, les véritables châteaux de l’âme.
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