Je dois à l’amitié de François Jullien la lecture de son prochain livre à paraître, L’Incommensurable, qui soulève tant de questions que je n’attends pas sa publication pour réagir ici à quelques-unes de ses thèses. Façon aussi, malgré la torpeur estivale, de poursuivre avec lui la conversation.
Nous vivons, bien plus que nos aïeux, sur une Terre désormais cadastrée, bichonnée, macadamisée. Sous le regard du satellite, pas un pouce de terrain n’échappe, et jamais nos cartes n’ont été plus exactes, mieux fouillées ; si nous songeons aux mesures du temps et de l’espace sous le Moyen-Âge, où les distances restaient floues, la mention de l’heure approximative, les prix sujets à marchandage…, nous sommes passés d’un univers de l’à-peu-près à celui d’une extrême précision. Et certes nos systèmes de mesure connaissent encore bien des disparités, le yard n’est pas le mètre, ni le gallon le litre, ni le dollar l’euro ou le yen, mais des systèmes de conversion rigoureux rendent ces mesures compatibles d’un bord à l’autre de la planète, et par le calcul, l’informatique, le commerce et toutes sortes de voyages et d’échanges celle-ci se mondialise, c’est-à-dire tend à devenir un seul, ou le même, monde. Qu’est-ce qui définit au plus court un monde, en effet, sinon l’application à cet ensemble d’un système cohérent de mesures ? Les mêmes logiciels tournent à Tokyo, Sydney ou Paris, les mêmes cachets d’aspirine ou d’antibiotiques circulent, et le réseau Toyota distribue partout les mêmes pièces de rechange exactement formatées pour ses véhicules. Et c’est cela, faire monde.
Cependant, il suffit qu’une mesure s’applique pour que cette application fasse surgir dans ses marges ou sur ses bords quelques exceptions à sa règle : vous voulez imposer à mon Université les critères de Shangaï ? Mais nous nous proposons d’autres buts, pédagogiques ou sociaux, que de coller à votre grille. Mon enfant surdoué, ou « asperger », ou trisomique, développe d’autres qualités que les enfants dits normaux ; mon pays n’est pas le plus attrayant du monde mais c’est le mien, j’y ai mes racines et je ne voudrais pas en changer, etc. Chacun, en d’autres termes, habite son propre monde, projette sur lui ses systèmes d’évaluation et c’est cela être un sujet, jouir d’un monde propre, et d’un for intérieur (ce mot dérivé du forum désignant un espace intime de délibération), qui constitue en chacun un foyer inexpugnable de mesures, et de jugements de valeur. Chaque homme est la mesure de toutes choses, pourrions-nous dire paraphrasant (ou complétant) l’illustre formule de Protagoras.
Au début de son ouvrage, Jullien relève que c’est Dieu, dans notre tradition rationaliste et face à notre passion pour l’évaluation et la mesure, qui aura concentré le mystère de l’incommensurable, ou d’une altérité absolue. C’est sur son nom que nous aurons projeté ce qui échappe à nos mesures. Ce partage théologique pourtant a l’inconvénient de dédoubler le monde, entre un ici-bas soumis à la maîtrise, à la raison intégratrice ou au calcul, et un au-delà paré des attributs de l’infini, ou de l’absolu, inaccessible à nos prises calculatrices ou langagières, retranché loin de tout commerce, et définitivement d’un autre ordre.
Le mètre-étalon au pavillon de Breteuil à Sèvres
Or Dieu n’a pas le monopole de l’incommensurable, et c’est le premier argument de Jullien, ou sa principale ligne d’exposition. Reprenant ou infléchissant des thèses déjà développées dans L’Inouï, ou dans De la vraie vie, il nous rappelle que nos ex-istences (décentrées, non-coïncidentes) sont trouées d’incommensurable, soit de moments ou de rencontres qui nous donnent un sentiment de saisissement, ou de débordement ; et ce sont eux qui confèrent à nos vies tout leur prix, que vaudraient-elles si nous les passions tout entières dans la mesure ?
Bien différente d’un long fleuve paisible, une (vraie) vie est faite de sauts, de chocs, d’événements ou de turbulences qui battent en brèche nos attentes, et d’abord nos repères logico-langagiers (puisque le langage est notre premier système de classification et de rangement). Et certes, ces rencontres ne sont pas toujours désirables, et nous n’avons de cesse de les lisser, de les rabattre sur le cours moyen de nos expériences. C’est le cas par excellence de la mort (d’une personne proche), dont la disparition ne cadre pas, est impossible comme le ressent violemment tout endeuillé, incapable de concevoir le monde sans lui, sans elle… Tout vivant est exposé à perdre (quelque chose, de l’argent, des biens, voire une partie de son corps, ses cheveux, une dent), mais dans cette économie des pertes et profits la mort d’un proche n’entre pas, elle est d’un autre ordre. Incommensurable, innommable. Et les paroles balbutiées lors des condoléances attestent de cet impossible raccordement : combien de temps, de ruminations, de réminiscences nous faut-il pour surmonter un pareil choc et remettre la vie d’avant et d’après bord-à-bord ? Le rituel du deuil ou les secours de la religion, dans un état révolu de notre société (dont nous regrettons parfois la disparition), avaient cette grande fonction de rabattement (de retour à l’ordre). Comment admettre une perte incommensurable, comment l’assimiler ?
Jullien compare ce choc au scandale des nombres irrationnels découverts par les Grecs, qui fondaient par ailleurs le monde sur le déroulement d’un calcul logique et rationnel. D’autres irruptions d’incommensurable foisonnent au fil d’une existence, et l’ouvrage consacre à ces tumultes de belles pages, qui ne concernent pas que le deuil (mais que l’exemple de la mort met en pleine lumière). Il analyse notamment (comme il l’a fait dans un livre précédent, Si près, tout autre) le saut du plaisir à la jouissance, deux états sans commune mesure, malgré leur proximité de surface. Car s’il y a une économie libidinale, qui fait la ligne directrice de ce que Freud analyse dans l’expérience des plaisirs qui se calculent, s’étayent entre eux ou se programment, la jouissance est d’un autre ordre, comme l’a vigoureusement pointé Georges Bataille, elle échappe à l’économie– et cette effraction violente hors de la mesure fait tout son prix.
Georges Bataille
On pourrait, à partir de ces deux expériences-limite de la mort et de l’orgasme (et, encore une fois, que vaudrait une vie qui n’affronterait ni l’une ni l’autre ?), descendre d’un cran ou par degrés sans quitter tout-à-fait ce royaume noir de l’incommensurable. Je songe, ce que n’envisage pas Jullien, à l’expérience cernée par Walter Benjamin de l’aura, qu’il définit comme « l’unique apparition d’un lointain ». Formule énigmatique mais au fond assez juste : cette « apparition » nous sidère, nous tombe dessus, nous ne l’avons pas provoquée et nous ne savons d’où elle sort ; « unique », elle n’a pas de précédents, de signes avant-coureurs ; « d’un lointain », elle semble venir d’un autre monde, pourtant le même, et tout proche. On sait que cette notion d’aura, peut-être mal théorisée par Benjamin mais indiscutablement présente au cœur de nos expériences esthétiques ou sensibles, est opposée par lui aux « modes de reproductions techniques » : la Joconde sur papier glacé peut m’intéresser mais n’a pas le pouvoir de surgissement de son original, in situ si l’on ose dire. Même envoûtement (ou non) avec les pyramides de Gizeh, rencontrées en reproduction ou « en vrai ».
Walter Benjamin
Or (et cet exemple évidemment crucial se trouve longuement repris à Lévinas par Jullien), le visage, tout visage peut-être est le siège d’une aura, de cette unique apparition d’un lointain qu’on appelle l’âme, ou la personne. La fêlure d’infini, ou de fond sans mesure, a même son siège précisément dans les yeux, qu’on ne saurait fixer trop longtemps ; un visage de même ne se laisse pas durablement dévisager (sans malaise ou hors d’une relation amoureuse), et cette expérience gênante du croisement des regards, qu’on préfère éviter, est un exemple de plus de ce rabattement qu’au nom de la bienséance sociale nous exerçons à l’approche ou dans les parages de l’incommensurable.
On voit par ce motif du visage que l’expérience ou l’épreuve de l’incommensurable n’est pas plus réservée à Dieu qu’à nos moments de ravissement esthétique ou amoureux. Mais qu’elle est éparse dans nos vies, où elle commence très « bas », je veux dire à un niveau trivial. Ce que ne développe pas assez Jullien. J’ai mentionné l’aura, or celle-ci peut s’attacher à toute sortes de rencontres, et prendre naissance par exemple au niveau de la simple sensation, qu’il faut (avec Proust) soigneusement distinguer de nos perceptions. La synthèse perceptive rabat le tumulte de nos sens dans une expérience familière, standardisée et normée par les mots qui l’encadrent, nous savons nommer nos objets de la vie courante, qui ne nous posent pas de problème et ne méritent pas que nous nous attardions sur eux. Il arrive en revanche que je m’attarde sur une sensation, qu’elle me captive, m’envahisse ou remette en question mes facultés de classement ou mes catégories logico-langagières.
Marcel Proust
Je peux me perdre dans une saveur (la fameuse madeleine), un parfum, une mélodie qui encore et encore me propose une énigme impossible à résoudre, une couleur… Toutes ces sensations, pour peu que nous nous y arrêtions (avant ou sous la synthèse logico-perceptive), s’avèrent incommensurables, et largement innommables. Elles n’ont pas d’équivalent, elles ne sont pas communicables. « Uniques apparitions », elles ne sont pas formatées pour la répétition, le commerce des mots ou le rabattement sous le règne du concept. Dans sa fraîcheur, la sensation s’indexe elle-même comme première fois, ce que quelques peintres ont très bien su montrer, autour de quoi ils ont tourné, avec quoi ils ont joué, Cézanne et la première pomme, Picasso et le premier paquet de tabac… Mais encore une fois, et sans en appeler à l’expérience esthétique, l’immensité d’un sans-mesure me guette au fil de la vie la plus quotidienne, pour peu que je veuille bien ralentir mon pas ou le train général de mes expériences du monde, que je m’arrête aux « simples » sensations, à la phénoménologie toute bête, très nue de l’expérience sensible du monde.
Nos instruments de mesure, langage, usages techniques, commerce…, demeurent posés et comme incongrus sur cette appréhension qu’on dira primaire, ou avec Wittgenstein mystique du monde, ce mot ne pointant chez ce philosophe aucun arrière-monde, aucune méta-physique dédoublant celui-ci entre les apparences et l’essence. Mystique voudrait dire simplement pré-catégoriel, pré-perceptif ou infra-linguistique. Une strate de nos états de conscience qui concerne ou cerne également ce que Proust nomme le temps retrouvé.
Ludwig Wittgenstein
Jullien, toujours très attentif à Proust, ne s’engage pas dans cette direction. Le combat pour lui semble ailleurs, et particulièrement dans l’essor de la monnaie, principe universel de comparaison et équivalent général s’il en est. L’argent rend énormément de choses, de biens ou de services « commensurables », et son extension, ses écritures paraissent de plus en plus abstraites, si l’on songe au passage de la monnaie-or à son équivalent de papier, puis du billet de papier au chèque, puis à la carte de crédit et aux jeux d’écriture électronique avec lesquels nous payons aujourd’hui… Cet essor monétaire constituent une indéniable conquête de la civilisation, qui voudrait revenir en arrière ? Ce sont des paysans illettrés auto-baptisés Khmers rouges qui, au Cambodge en 1976, ont cru parfaire leur révolution en brûlant tous les billets.
L’extension de « l’équivalent général » toutefois pose le redoutable problème de sa limite ou de ses exceptions. Car tout n’est pas monnayable, et si l’argent est une conquête de la culture, sa validation en tous domaines constituerait une marque appuyée de cynisme, et un retour à la barbarie. Avec des cas tangents, en vrac : on peut s’offrir les services d’un tueur, ou d’une call girl ; on peut, « moyennant finances », louer pour avoir un enfant le ventre d’une mère porteuse (dans certains pays) ; la Chine, à la pointe du négoce, tolère le trafic d’organes ; certaines industries, particulièrement sales, achètent ici et là un droit de polluer ; on calcule, du côté des assurance, un pretium doloris ou un pretium mortis… Etc. Les cas ne manquent pas, et nous entraîneraient dans une comptabilité ou une casuistique morale qui n’est pas ici notre propos. Avec l’argent, il s’agit de savoir pour chacun ce qui en relève et ce qui n’en relève pas, ce qui se négocie, se monnaye, s’achète, et ce qui demeure (ou doit demeurer) résolument d’un autre ordre.
André Breton
Mais à côté de l’argent et des excès très inquiétants de notre marchandisation du monde, la question de l’incommensurable pose aussi celle de savoir comment, jusqu’où manier (ou non) certaines comparaisons. Le petit mot comme, « le plus exaltant de la langue française » (déclare Breton dans sa préface à Signe ascendant) n’est pas toujours d’un maniement évident. À la suite de Lautréamont et de ses fameux « beaux comme », les Surréalistes se sont montrés sourcilleux dans l’usage, ascendant ou descendant, des métaphores et des comparaisons. Impossible, sur ce point encore, de développer une riche problématique. Mais quand l’actualité met sous nos yeux des manifestants anti-vaccins qui comparent l’ordre sanitaire à la dictature nazie, et arborent l’étoile jaune pour protester de leur insoumission, je me dis que certaines façons de penser sont insupportables, que la comparaison a des limites (d’ordre éthique, esthétique), et que la Shoah en particulier ne peut entrer dans aucun rapprochement, qu’elle ne peut faire image à rien d’autre qu’elle-même. Que cela est ou était d’un autre ordre.
Protester contre le pass sanitaire ? (jeudi 22 juillet)
J’ai souvent cité à l’appui de l’incommensurable cette formule de Pascal, et sa théorie des ordres que Jullien curieusement ne mentionne nulle part. J’y reviendrai dans un prochain billet.
(à suivre)
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