Zygmunt Bauman
On voit qu’un marché stable ou constant, et des titres de « père de famille » ne favoriseraient guère la spéculation. Celle-ci exige au contraire de grandes fluctuations, la volatilité n’est pas un défaut du marché mais la condition des opérations chanceuses. Le moteur excitant de la Bourse rend futile toute recherche de la valeur en soi. Il réchauffe en revanche « les eaux glacées du calcul égoïste », et la froide raison comptable (traditionnellement associées à l’homme économique), en psychologisant, voire en idéalisant fortement les opérations. Là où domine le désir, la vie devient trépidante, tous les mouvements de l’âme humaine bouillonnent dans ce chaudron des passions ; là où l’on ne peut ni prévoir ni calculer jusqu’au bout, on joue. Le nouveau capitalisme couronne les édifices du calcul par les vertiges du tapis vert. Péguy flétrissait ce capitalisme boursier qui démoralise les valeurs du travail, le temps long de l’épargne ou des investissements traditionnels. Jean-Joseph Goux pointe avec raison que la référence philosophique pertinente ici, aux antipodes de Platon décidément largué, c’est Pascal, pour la calculette, l’argument du pari, et celui du « nez de Cléopâtre »… (Je reviendrai sur quelques curieuses connivences entre la pensée de Pascal et l’essor du capitalisme dans un prochain billet.)
La virulence du modèle boursier, et les profits inouïs que certains savent en tirer, entraînent la domination du capitalisme financier sur le capitalisme industriel, pour ne rien dire du « petit entrepreneur schumpeterien » encore tout frotté d’éthique protestante weberienne. Ce modèle qui défait la représentation substantielle des prix en termes de valeur intrinsèque, de besoin, d’usage…, défait par conséquent la représentation elle-même dans sa classique acception. Aux jeux de la mode, de la rumeur, des paris nés d’une incertitude radicale et des désirs croisés, le sujet s’éclate littéralement ; et l’objet (de l’échange) n’est plus que l’ombre d’une ombre – ou des nombres. La liquidité devient gaz, et le trader qui inhale connaît une spectaculaire accélération de ses rythmes cardiaques – on trouve dans Cendrillon, ou dans le film Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese,quelques aperçus de son inquiétante psychologie.
Jean-Joseph Goux
Mais la comparaison la plus éclairante, longuement développée par Goux, est de rapprocher cette économie où il n’y a plus de valeur, seulement des différences, de la définition proposée par Ferdinand de Saussure de la « valeur » du signe linguistique et son fameux mot d’ordre : « Dans la langue, il n’y a que des différences ». Avant même que le signe monétaire ne flotte au gré des changes, par extinction de la parité et non-convertibilité avec l’or, Saussure avait conçu une linguistique non de l’échange – un mot vaut pour telle chose – mais du change : un signe ne s’échange jamais que contre d’autres signes, et chacun ne vaut que par sa différence (paradigmatique au sein du « trésor de la langue ») d’avec tous les autres possibles à la même place. Cette linguistique genevoise et bancaire ouvre, comme la monnaie inconvertible, un vertige et une ligne de fuite : la monnaie autant que la parole flottent au gré des changes, elles ne sont plus gagées sur des contenus substantiels. Il faut désormais – grâce à Goux – penser Saussure dans et avec Walras.
Dématérialiser, délier
Ferdinand de Saussure
La monnaie flotte et flottera toujours plus. « Le niveau monte », les métaphores de la liquidité nous inondent. On liquide ses avoirs ou l’on réalise (le fond de la réalité est donc bien aqueux) ; la cote fluctue ; le trader surfe sur les courants, il reste fluide, disponible, prêt à sauter d’une position à l’autre… L’éphémère, la mode, le jeu, le nomadisme, l’aléa, le virtuel font l’ethos de la nouvelle économie. Et nous comprenons que si notre Terre tourne autour du soleil, l’argent tourne en boucle autour de cette Terre elle-même ceinturée d’océans.
Qu’il semble loin, le temps où l’on hésitait (à l’invitation de John Law) à troquer l’or contre du papier ! Les nouveaux graphes de l’argent s’éloignent toujours davantage de leurs référents, et cette incessante sémiotisation, du métal au billet, de celui-ci au chèque, puis à la carte de crédit, puis au simple clic…, n’affecte pas que la monnaie, mais d’abord les marchandises elles-mêmes : on trafique des créances, des anticipations, des promesses, des écritures comme autant de valeurs immatérielles, ou comme dit Goux « frivoles ». À l’épreuve des coups de lame de l’échange marchand, qui détruit à mesure les liens qu’il produit, « société marchande » (Gesellschaft) paraît un oxymore. Au point que notre liquidité pourrait s’entendre au sens d’une déliaison et d’une décomposition menaçantes, décrites par Zygmunt Bauman : un monde flexible dominé par l’insécurité et la hantise constante d’être jeté.
Les procédés et les débordements de cette économie financière ont de quoi révulser, et ils se retournent d’ailleurs contre les bases même du capitalisme, qu’ils ne peuvent durablement parasiter sans le mettre en crise. Les cabrioles purement spéculatives des traders exigent qu’une production et qu’une richesse réelle vienne des entreprises, à la façon dont le capitalisme entrepreneurial supposait lui-même, quand Péguy, Bernanos ou Claudel écrivaient contre lui, un monde précapitaliste pourvoyeur de valeurs que celui-ci était incapable de créer ni d’entretenir, mais dont il dépendait tout en contribuant à le détruire. La morale aristocratique de l’honneur, celle chrétienne de la charité, ou celle socialiste de la solidarité, ont ainsi précédé et permis la « morale » ou l’éthos capitaliste du profit, qui n’a fleuri et prospéré que grâce à des valeurs accumulées avant lui, et dont il accélère la disparition. On peut parler de catastrophe quand cette morale du profit l’emporte sur les trois autres – et d’une catastrophe pour le capitalisme lui-même. Or la même contradiction s’observe vis-à-vis des ressources naturelles accumulées au fil des millénaires, et qu’on voit aujourd’hui pillées et asséchées en quelques décennies d’exploitation forcenée.
Qu’il faille à cette frivolité la contrepartie ou la masse d’un temps long de la production, d’un trésor ou d’un patrimoine « en dur », des points fixes ou quelques ancrages dans la dure réalité ; que la Gesellschaft ait pour condition une sous-jacente, plus substantielle et ancienne Gemeinschaft ; que le capitalisme industriel demeure le tremplin indispensable aux gesticulations du financier ; ou que le capitalisme en général doive, depuis son essor, une bonne part de ses performances à une éthique de dévouement, d’abnégation, de solidarité et à des qualités humaines forgées ailleurs, et que lui-même ne cesse de ronger…, en bref, que cet humus humain demeure le socle de son histoire, voilà ce que l’historien ou le moraliste aimeraient rappeler au trader. Inversement, celui-ci peut nous déstabiliser en nous démontrant combien notre nouveau monde est fluide, et qu’il serait dommage, ou peu productif, d’y défendre des positions trop fixistes. Cette économie de casino, Proudhon l’avait bien vu, lance aux intellectuels un formidable défi. Sur quelles forces morales, sociétales, s’appuyer pour lui résister ?
Une dernière remarque : il serait assez facile de montrer comment les métaphores de la liquidité sont aussi celles de nos communications – currency is current – et s’opposent en cela à l’information, valeur sèche. Le vortex médiatique et celui de la finance tressent aujourd’hui un même « courant », qui ronge les fondements de notre culture – mais cette démonstration réclamerait un prochain billet.
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