La relecture du livre de François Jullien, Du temps, Eléments d’une philosophie du vivre (Grasset 2001), en vue des prochaines Rencontres philosophiques d’Uriage où lui-même viendra parler de son ouvrage, me frappe par son insistance sur l’idée de saison, telle que les Chinois l’ont développée à l’encontre de notre conception occidentale d’un temps surplombant et homogène. De quelles conséquences ce choix est-il gros, quels possibles s’ouvrent, et se ferment, selon que l’on adopte ou non une pareille conception saisonnière du temps ?
Je repartirai, pour prolonger la présentation de François, d’une phrase de Mallarmé qui m’a hanté ces jours-ci, à l’occasion de quelques randonnées à vélo dans la campagne. C’est Valéry qui la rapporte dans Je disais quelques fois à Stéphane Mallarmé, un livre que j’ai dû lire alors que j’étais encore en khâgne (1964 ?), perdu depuis, mais dont la citation me semble exacte : Valéry visite Mallarmé à Valvins en septembre et, devant le spectacle des berges de la Seine, entend son hôte ouvrir leur rencontre par ces mots : « C’est le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre »…
Je me suis souvent répété cette phrase, pour mieux éprouver ses vertus de résonance qui n’ont pas fini de vibrer. Nous sommes nombreux sans doute à sentir (ces jours-ci particulièrement, puisque je date ce billet du 21 septembre, dernier jour de l’été) la transition silencieuse qui nous donne le sentiment d’un passage : un jour arrive où la lumière n’est plus tout-à-fait la même, un jaunissement, une dominante dorée imprègnent l’air et tout ce qui frémit à son contact, rien de local vraiment (sinon quelques touffes aux arbres, quelques feuilles traînant ici et là sur le sol), c’est plutôt une ambiance, un ébranlement général venu de toute la nature, une conspiration qui n’est pas seulement visuelle – un paysage se respire, il infuse en nous, il froisse la vue et toute notre peau en frissonne… « Coup de cymbale », énonce le poète pour spécifier cette correspondance entre une vue générale et un son pareillement éclatant…
Jean-Baptiste Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine
Quelques toiles de Corot, de Berthe Morisot cultivent ou tentent de propager ce frisson qui touche en nous plusieurs sens. Le cuivre de la cymbale emprunte à l’automne sa couleur, mais lui prête aussi sa conductivité, et son pouvoir de vibrer. Par une conspiration de petites touches, chacune imperceptible, il arrive un jour où le temps bascule. Et notre âme en est changée ; nous sommes des êtres de saison, bien plus passifs que nous ne croyons, sujets au temps qu’il fait, capillaires, spongieux, captifs d’un cours général qui se décide très au-dessus, ou en-dessous, de nos têtes.
L’Occident, argumente Jullien, a découpé le temps selon les conjugaisons du passé-présent-futur prescrites par la langue ; il a hypostasié un temps continu, détaché des processus vivants ou de notre enveloppe naturelle, il l’a placé en transcendance, planant sur le monde et l’Histoire. La Chine, dont la langue ne conjugue pas, n’a pas conçu ce détachement ; un peuple de paysans a scandé tous ses événements en termes de processus, de tao ou de voie. Et qu’est-ce que le monde, s’interroge Jullien, sinon un cours imprévisible ? Nous avons cru, orgueilleusement, dominer ou surplomber le temps qu’il fait en nous affranchissant des saisons : manger des fraises à Noël, bronzer aux UV, faire décoller nos avions et rouler nos trains quelles que soient les intempéries… Lesquelles, par ces temps de réchauffement ou de dérèglement climatiques, nous rattrapent : S.O.S. météores, comme prophétisait dès les années cinquante la BD d’Edgar P. Jacobs !
Plus sobrement (Mallarmé), « le premier coup de cymbale »… Nous sommes des êtres météorologiques, suspendus quelque part entre ciel et terre, sujets aux pressions insidieuses du climat, transis par nos milieux, éco-dépendants. Le frissonnement du cuivre, qui fait hérisser notre peau, et d’une façon plus générale une musique (orientale ?), moins mélodique que la nôtre mais riche en percussions, devraient nous faire réfléchir aux pouvoirs sur nous, demeurés assez opaques, de la vibration. Ou de la résonance. Les philosophes obsédés par les vertus logico-langagières du logos ne prêtent pas assez attention à ce facteur capital de communication, l’écho, la mise en harmonie de ce qui vibre.
« L’important c’est de vibrer » : je rapportais dans mon précédent billet ce slogan d’une radio périphérique, pour lui opposer que nous ne sommes justement pas seulement des vibreurs, et que sur l’antenne quelques paroles bien choisies, qui ne soient pas du bavardage, remplaceraient avantageusement l’eau tiède des flons-flons et des boites à rythmes… Mais il faut préciser : oui, nous sommes aussi, voire d’abord des vibreurs. En marge de notre raison, régulièrement sous-employée, nous préférons à tous les coups vibrer, nous ne résistons pas à la danse, à l’émotion, aux rimes et aux rythmes qui nous touchent et nous emportent, très en deçà d’un discours argumenté. La contagion des émotions, des sentiments, des passions, les mimétismes de la mode ou des opinions ne sont-ils pas d’abord un phénomène d’ accordage ou de mise en phase, d’une résonance – qui toujours primera sur le raisonnement ? Il n’est pas nécessaire d’accéder ou de passer au langage pour s’entendre. Et la poésie a beaucoup à nous apprendre sur ces rythmes et ces rimes qui en nous, malgré nous, greffent ou gravent leurs messages.
Victor Segalen a écrit un très curieux roman, René Leys, largement consacré à l’histoire d’une persuasion qui fut aussi un mensonge, ou une séduction, basés sur les pouvoirs de la percussion, marteau heurtant le bronze de la cloche, coup de gong ou, en général, résonance (je lui ai consacré un ouvrage, Poétique de Victor Segalen). Les déambulations de Victor autour des murs de la Cité interdite, qu’il rêve de pénétrer, le rendent très spécialement réceptif aux paroles soigneusement mesurées de son professeur de langue recruté à Pékin, qui devient son intercesseur et son ami. Et les chemins de la confidence passent de l’un à l’autre par l’écoute musicale des oreilles, les échos que cela soulève, quelques mimiques et toute une conspiration entretenue par le décor… Magnifique orchestre, dont l’empereur est le gong !
« Dans un monde sonore », s’intitule une nouvelle du même Segalen. Mallarmé de son côté a beaucoup à nous apprendre sur les propriétés de ce monde construit par les oreilles, des oreilles dont le tympan est une peau tendue, frissonnante. Et savons-nous où s’arrête notre peau, de quelles contagions, ou extensions, à quelles extrémités elle atteint ? « Le plus profond c’est la peau », remarque quelque part Valéry. Dont le frisson « quelques fois » nous submerge.
Alfred Hitchcock, L’Homme qui en savait trop
Ami lecteur, avez-vous vibré à Hitchcock ? Car le maître du suspense, forcément, travaillait sur le frisson. J’observe que dans L’Homme qui en savait trop, toute l’action (le meurtre) est suspendue à un coup de cymbale lors d’un concert solennel ; et que, dans Mais… qui a tué Harry ?situé en Nouvelle-Angleterre, il joue surabondamment de la splendeur automnale qui, dans cette région du monde, constitue une attraction nationale. Je songeais à ce dernier film en regardant September de Woody Allen (chroniqué supra), lui aussi situé du côté du New-Hampshire mais, ironiquement, tourné dans un rigoureux huis-clos : l’intérieur de la maison ne nous laisse rien admirer de la splendide nature au-dehors. Façon de mieux montrer l’arrivée de « septembre » dans la vie confinée des protagonistes, comment celle-ci tourne, bascule et peut-être s’étiole ? À moins que l’automne, selon le mot connu, ne soit elle aussi « une chose qui commence ».
Je lis avec plaisir, dans un entretien avec Woody recueilli par Michel Ciment, l’amour du réalisateur pour les couleurs ambrées, chaleureuses, dont il nimbe ses films de reconstitution (Radio Days, La Rose pourpre du Caire, Magic in the Moonlight…) ; il faut que le passé chatoie, nous nous chauffons au souvenir. À défaut d’avenir radieux nous demeurons immergés, ou sommes toujours touchés, par ces rayons issus de l’étoile morte de l’enfance… Et le passé devient par lui-même élégant, porteur d’une réconciliation, d’une harmonie visuelle, sonore et musicale. C’est dans September (film massacré par la critique américaine), aux teintes délibérément atténuées, étouffées, que le coup de cymbale mallarméen me semble résonner particulièrement ; comme si toute la couleur extérieure, refluant de la nature et d’un décor estompé, s’attachait désormais aux états d’âme de ses protagonistes, et les nimbait de ses vibrations.
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