On me dit que le dernier film d’Ozon, Tout s’est bien passé, a reçu une mauvaise presse, particulièrement à La Croix qui l’aurait détesté ? Je ne vois aucune raison de blâmer cette œuvre, qui m’a fait une vive impression.
Est-ce son sujet, le suicide assisté avec le recours à l’association suisse Dignitas (ou une autre, je ne me souviens plus) ? J’ai moi-même plusieurs fois, sur ce blog, abordé la douloureuse question de l’euthanasie, et raconté comment avec ma femme Françoise (aujourd’hui décédée) nous avions failli y recourir, en contournant quels obstacles… Je suis revenu sur cette question à l’occasion de la parution du beau livre de François Galichet, Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? (Odile Jacob 2021), qu’on ne peut certes pas écarter d’un revers de main, tellement ses arguments me semblent vifs, et probants. Mais rien ne vaut au fond un récit de cas, et à la suite du livre-témoignage d’Emmanuelle Bernheim qui porte le même titre, c’est ce que nous propose ce film, en l’adaptant scrupuleusement.
Peu de sujets nous remuent aussi intimement. La mort ne se pouvant regarder en face (selon le mot connu de La Rochefoucauld), les deux sœurs Emmanuelle et Pascale (Sophie Marceau et Géraldine Pailhas) repoussent d’abord avec horreur la demande, formulée dans un souffle par leur père (André Bernheim, joué par André Dussollier) de l’aider à mourir. L’acteur se dépasse ici dans une performance étonnante : victime d’un AVC, il peut à peine parler, son visage à-demi paralysé grimace, ses lèvres pendent sur son menton, tout son corps demeure raidi dans un lit d’hôpital qu’il lui arrive de souiller de ses déjections… Mais une flamme survit dans cette ruine, tendue par la volonté d’en finir : il ressent trop la honte de cet état qui n’est pas le sien, il a été jadis quelque chose de plus grand, quelque chose de meilleur et il ne voit aucune raison d’entretenir l’atroce déchéance.
J’ai revécu, regardant cette histoire, les dures conversations entre Françoise (ou moi-même) et l’équipe des soins palliatifs du CHU de Grenoble, qui unanimement l’encourageait à continuer de vivre. Comment, sur quels critères, à partir de quelles expériences partagées se permet-on d’empêcher quelqu’un d’en finir ? Quel empiètement, quel refus de reconnaître ce qu’une personne en fin de vie garde de plus cher, ou de plus intime, son propre désir ! Ou le reflet fugace de son identité…
Le corps sans doute peut faire encore un peu de chemin, et dans le film nous assistons d’ailleurs à l’amélioration progressive de l’état d’André, dont chacun se félicite, il va oublier la Suisse, se détourner de son projet. Mais que veut, que dit l’âme ? André est têtu, et très résolu, il tarabuste ses filles pour faire avancer son dossier, en réunir les pièces dans les mains de la directrice de l’agence suisse, la douce personne jouée par Hanna Schygulla (qui n’est pas elle-même sans zones d’ombres, le suicide assisté par ces agences suisses coûte actuellement dans les 10000 €, et il y a du racket dans ces « services » qui semblent encore, en l’état de notre législation, réservés à une caste de privilégiés).
Que d’obstacles, que d’objections à déjouer avant de parvenir à la conclusion qu’énonce le titre du film (et du livre dont il est tiré) !… Après avoir obtenu vaille que vaille le consentement des filles, et leur indispensable collaboration, il faut encore faire face à une main courante, déposée par Gérard, l’ancien amant transi et pathétique qui exerce jusque sur les genoux d’André son chantage, ne me quitte pas… Il faut prendre les conseils d’un avocat, Maître Kiejman (à l’écran Daniel Mesguich) dont l’assistance souffle le chaud et le froid ; passer outre aux injonctions de la tante Simone (Judith Magre), ancienne déportée de Ravensbrück et catégoriquement opposée à la décision d’André ; soustraire encore celui-ci à sa maison de santé en le planquant dans l’appartement d’Emmanuelle, où le fauteuil refuse de monter ; voire au dernier ( ?) moment, tandis que l’ambulance roule tranquillement vers la Suisse, affronter le refus du chauffeur, musulman, auquel sa religion interdit de coopérer à un suicide… Pathétique et dernier entretien dans une station-service autour d’un gobelet de café, mais enfin Monsieur, pourquoi voulez-vous mourir ? Les deux émigrés qui le convoient ne comprennent pas, la vie est là pour être vécue… Comme si notre notion de « vie » était la même chez tous, transparente, partageable. Non, chacun entend sous ce mot des réalités tellement différentes…
On voit, au début de ce film, quelques images médicales qui, sous la surface des corps, plongent vers le théâtre intérieur, inférieur des organes que le profane regarde sans les comprendre. Toute la gageure du cinéma, bien différent en cela de la médecine moderne, consiste à se tenir au niveau superficiel des apparences extérieures ou à se contenter de la peau (atrocement déformée sur le visage d’André) pour exprimer ou traduire les états intérieurs des protagonistes : le cinéma demeure pelliculaire.
Donc très allusif. Or le propre d’un grand film, comme est à mes yeux celui-ci, consiste à nous faire descendre vers l’intime, ou le plus singulier, vers ce que fut aussi le passé, ou l’enfance, à coups de petites notations de surface ou de réactions d’aujourd’hui : sans multiplier inutilement, hollywoodiennement les flash-backs, Ozon a l’art de suggérer après coup un peu de la vie emportée, tyrannique de ce grand bourgeois bisexuel, capitaine d’industrie, amateur d’art et collectionneur acharné ; le lien très ambivalent qu’il noua avec sa femme sculptrice, Claude, victime du Parkinson et changée par Charlotte Rampling en statue de ressentiment ou de mépris pour cet époux déchu ; mais c’est particulièrement le jeu pugnace, follement entraînant de Sophie Marceau, dont le personnage pratique tour à tour la boxe et l’écriture des romans, qui campe ici une inoubliable icône du dévouement, de l’attachement et de l’amour filial en dépit de toutes les avanies et les rebuffades.
En dépit de la formidable ambivalence de l’injonction paternelle : quel poids atroce de responsabilité (de chantage ?) cette parole met sur ses épaules, si tu m’aimes aide-moi à partir, ne reste pas à me regarder, à me nourrir à la petite cuillère, fais ce qu’il faut, une bonne fois tire-moi de là !
Je ne sais si un pareil film peut émouvoir durablement les consciences au point de faire bouger la loi, fixée aujourd’hui en France par le texte insuffisant du docteur Léonetti. Un précédent film de François Ozon, Grâce à Dieu, constitue un jalon dans la vigilance que l’Eglise catholique est bien forcée d’exercer désormais à l’endroit des crimes pédophiles commis par certains prêtres. Plus tard peut-être, on citera Tout s’est bien passé comme un adjuvant, ou un relais, dans le débat si nécessaire (et qui reste à poursuivre) sur le droit qu’auront une fille, un mari, un frère d’aider une personne proche à mourir.
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