J’étais en Crète, ce début de novembre, quand mon téléphone sonna, c’était Alyette de Melun (Seine-et-Marne), présidente de l’Association des anciens élèves du lycée Jacques-Amyot, qui m’appelait pour savoir si je pourrais prononcer le traditionnel discours annuel devant le monument aux morts de l’établissement. Melun, où de 1947 à 1961 j’ai passé mon enfance et toute ma scolarité, que de souvenirs fait affluer ce nom ! Comptez sur moi chère Alyette, je serai avec vous le 20 novembre.
Hier donc, où je prononçais ce petit discours qui fut accompagné de la récitation par quatre collégiens des noms gravés sur la stèle, puis par une minute de silence, par l’émouvante sonnerie de clairon, la présentation des drapeaux, par une vigoureuse Marseillaise enfin suivie d’autres chants en présence du Maire, du Proviseur et de diverses personnalités, le temps était frisquet mais sans crachin, j’ai articulé ceci.
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Ce n’est pas sans émotion que je reviens dans ce lieu où s’est formé une bonne part de mon corps, et de mon esprit. J’avais neuf ans quand j’y pénétrai pour la première fois, en septembre 1953, cela fait donc soixante-huit ans. J’ai passé dans ce collège, devenu lycée, huit années (puisque j’ai redoublé ma cinquième), et je m’y retrouve ce matin à nouveau, non sans une certaine incrédulité.
Ce sentiment m’a poursuivi tout le temps mis à remonter de la gare jusqu’ici, trente minutes environ. L’écart entre ce que je savais de cette ville, et ce que j’en découvre aujourd’hui est inexprimable, je reconnais sans reconnaître, c’est ça et ce n’est pas ça. Les rues bien sûr sont à leur place (où je circulerais les yeux fermés) mais toutes les enseignes ont changé. Je voudrais corriger à chaque pas ce que je vois par mes souvenirs du passé, bien illusoirement. Une bonne part de moi réside indiscutablement ici, mais cet ici est devenu un inaccessible là-bas, interdit par l’infranchissable passage des ans
Cela s’étend aux camarades, deux ou trois sont présents parmi vous, Michel, et toi chère Brigitte, mais où sont passés tous les autres ? Où êtes-vous ce matin, Dominique Rougé, Patrick Peuchot, Philippe Traissac, Michèle Bailly, Jean-Jacques Schakmundès et tant d’autres ?… Il y a aussi devant ces murs le souvenir des profs, au premier rang desquels « Monsieur Laurent » d’une élégance flegmatique, ton père chère Alyette, qui nous inculquait l’histoire et la géographie. Je me souviens encore de ce jour où il m’interrogea devant le tableau noir, « Quelles sont, Bougnoux, les productions de la Bretagne ? – Euh, les carottes, les choux-fleurs… les navets ? – Eh bien tâchez (geste large pour me renvoyer à ma place) de ne pas les cultiver, les navets… »
Mais il y avait encore Mr Champault, qui me révéla la philosophie, Madame Favreau pour la littérature française, Mr Capelier pour la musique dès la sixième, dans les baraquements provisoires de la cour aujourd’hui disparus. Et les profs que nous chahutions abominablement, je ne me rappelle pas sans honte ce que nous aurons fait endurer à Mr Noël (histoire naturelle), rebaptisé « La moelle », ou à la charmante Madame Poupart, chargée du dessin qu’elle nous enseignait sous les combles… Et j’ai le souvenir très vif, bien sûr, de l’inflexible Maître Revenu, qui dans le gymnase nous entraînait à l’escrime, et de son fils Daniel qui fut mon camarade…
Ce monument aux morts devant lequel nous nous trouvons me rappelle le poème d’Aragon chanté par Léo Ferré, « Tu n’en reviendras pas… » (tiré du Roman inachevé de 1956, et consacré à ses souvenirs de 1918, quand le poète qui est aussi médecin-auxiliaire se trouve dans le convoi des soldats qui remontent en train vers la ligne de feu). Laissez-moi vous en dire la dernière strophe, pour que quelques paroles du moins de ce petit discours tombent juste,
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri
J’ai beaucoup pratiqué l’œuvre Aragon qui aura dominé ma vie, et qui fut ma véritable université. Mais, en ce lieu d’acquisition des premiers savoirs, c’est un autre vers de lui qui me hante (tiré du poème de 1943 « Il n’y a pas d’amour heureux » qui figure dans La Diane française, et chanté cette fois par Brassens) :
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Nous n’apprenions pas dans ce collège, dominé par l’austère figure de l’érudit Jacques Amyot, que des contenus de programme, car il y avait la relation aux camarades, aux maîtres aussi en marge des cours, nous apprenions l’obéissance et la révolte, l’enthousiasme et l’ennui, l’art de plaire et de se défiler, tous les petits commerces de l’existence…
Je n’étais pas un très bon élève et, au cours de ces huit années, je n’aurai guère, sauf en français et in extremis en philo, « brillé ». Ce sera pour plus tard. Ici je me contentais d’une honnête moyenne, je n’approuvais pas tant que ça les études. Et je n’ai pas le souvenir de grandes révélations pédagogiques. Or j’ai moi-même, par la suite, consacré ma vie à l’enseignement. Celui de la philo, puis de la littérature, puis des sciences de l’information et de la communication. Pourquoi (question récurrente au fil de cette carrière de prof) n’apprend-on pas à vivre ?
Parce que la vie n’est pas un programme, ne se décline pas en contenus. On y fait certes des expériences marquantes, des rencontres mémorables, mais qu’on ne peut répéter (comme on répéterait sa leçon), à partir desquelles on ne peut s’installer, se satisfaire une fois pour toutes. Cet arrêt ressemblerait un peu trop à la mort.
La vie en effet est à elle-même sa propre fin. Elle ne sert à rien d’autre que vivre, et vivre c’est inventer. Or cette invention est menacée à tous les coups d’enlisement, de stagnation. De retombées dans la satisfaction. Vivre, c’est résister à cette inertie qui de toute part nous cerne. Comme dit Xavier Bichat (physiologiste du XIX° siècle), « la vie est en nous l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». J’insiste sur cette faculté de résistance, face notamment à tous ces savoirs qui n’ont que trop tendance à se fossiliser, à se routiniser.
J’ai enseigné avec goût et une certaine passion la philosophie, qui est un exercice propre à combattre la routine de penser, les évidences attachées à nos différents savoirs. Je me suis efforcé de transmettre ces savoirs à l’état naissant, saisis dans l’étonnement de leur surgissement. Il est assez facile de prendre les choses sous cet angle auprès des jeunes gens : la philosophie n’a pas de contenu ni de programme, on s’y promène en liberté « à sauts et à gambades », puisque c’est une réflexion menée autour de l’étonnement de vivre, et de penser.
La littérature est-elle très différente ? Non puisqu’elle permet de réfléchir à nos facultés d’expression, à nos sentiments ou nos passions qui sont nos ressources intimes, généralement si mal dites par nous, mais si bien exprimées dans les œuvres…
1961
Il s’agit donc pour le professeur de faire que l’étudiant accède à l’expression, et du même coup à sa propre individualité. Car l’individu comme la vie n’a que trop tendance à s’enliser, dans la mode, le conformisme, le discours des autres, le troupeau… Or il y a d’autres langues, d’autres discours déposés dans les œuvres, d’autres problèmes plus intéressants ou innovants que les mille tracas de la vie quotidienne. Il faut accepter pour cela d’être un peu inactuel, un peu « Nimbus ». De ne pas renoncer au nom des savoirs positifs à tout cet imaginaire qui bouillonne en nous, de ne pas renoncer aux désirs.
Ce dernier mot sera ma conclusion. Désirer c’est sortir de soi, produire un écart, un départ. Dé-coïncider d’avec ces moules qui voudraient que la vie épouse une voie, un programme, comme le pied rentre dans une chaussure. Or les jeux ne sont pas faits. Ce qui demeure vivant en nous ne dira jamais « c’est assez ».
Les dés de nos dé-sirs n’arrêtent pas de rouler.
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