Nous avons dit, dans un précédent billet, comment La Semaine sainte (1958) propose, à travers la passion et le regard de Théodore Géricault, une réflexion approfondie sur l’art équestre et la maîtrise des chevaux, qui touche au bon gouvernement des hommes, à l’art d’aimer, mais aussi à celui d’écrire, qu’Aragon pousse parfois jusqu’à un véritable galop. Pénétrons plus avant dans cet immense roman, pour préciser ces différents développements.
Le cheval dessine à l’évidence une dure ligne de partage, au sein de la Maison du Roi qui s’égaye et s’épuise à gagner les Flandres au long d’un boueux cheminement. Tous en effet n’y disposent pas d’une monture : les étudiants en droit sont réduits à marcher à pieds, mêlés à tout un petit peuple fantassin que bousculent les cavaliers dans ce paysage plombé par la pluie, qu’ils traversent d’ailleurs dans les deux sens puisque la débandade des royalistes se croise parfois avec les Impériaux que Napoléon rappelle sur Paris, depuis leurs garnisons du Nord… La moindre carriole, un cheval de labour, une place dans l’attelage d’un fardier ou la calèche d’un Prince…, font l’objet d’âpres négociations tellement aller à pied, à travers un décor pareil, relève du chemin de croix !
À part le cas, exemplaire, du « capitaine Simon Richard », plus souvent piéton que juché sur son bai rouge (un personnage à travers lequel Aragon semble nous dépeindre toute la douleur du zek libéré du Goulag et regagnant son foyer), la narration se concentre sur des militaires à cheval, parés de splendides noms d’ancien régime autant que de leurs rutilants uniformes, auxquels leurs montures servent de faire-valoir pour la parade. Le cavalier avance en effet dans La Semaine sainte soutenu par ce triple orgueil, du cheval, du nom et du costume, qu’Aragon nous détaille avec un luxe de précisions qu’on n’en finirait pas de citer.
Posséder un cheval permet de survoler le monde ou de se tenir à bonne distance du peuple, ce dont prend conscience Géricault à partir des révélations de la « nuit des arbrisseaux », et dans les pages finales où, à la suite de la mort du commandant Degeorge, le mousquetaire achève moralement sa descente de cheval, ou prend la décision de peindre désormais une humanité qu’on pourrait dire désarçonnée. « … Paris où rien ne serait maintenant pareil, après ce voyage aux limites du possible, ce voyage où il avait découvert tant de choses insoupçonnées. (…) Paris qui ne serait plus une ville qu’on traverse à cheval. La vie, où les hommes et les femmes jamais regardés, coudoyés sans les voir, allait prendre une place nouvelle (…) les gens croisés dans la rue, qui rêvent au coin d’une borne, qui conduisent une charrette aux carrières, au four à plâtre, qui étrillent les chevaux que d’autres montent » (page 831 de l’édition Folio).
Impossible de lire cette évocation d’une « ville qu’on traverse à cheval » sans entendre la leçon du gros roman Les Voyageurs de l’impériale (achevé en 1939), formulée dès son titre même : une humanité désoeuvrée regarde d’en haut défiler le paysage, insouciante ou sans égard pour ceux qui procurent son mouvement à la machine.
Si le cheval constitue d’évidence, en 1815, un marqueur social, il faut examiner quels types de relation le cavalier entretient avec sa monture. Le peintre rhabillé en mousquetaire « ne semblait faire qu’un avec son cheval » (page 22), « son Trick, Théodore en était fou, toute la compagnie le lui enviait » (page 25) ; mais l’identification ne serait pas moindre avec Marc-Antoine d’Aubigny de la même compagnie des mousquetaires gris, présenté dès la page 18 délié de l’étreinte et comme en manque de son partenaire charnel, « ses fortes cuisses comme désorientées d’avoir abandonné leur cheval ». Quand Trick perd un fer à l’entrée de Poix, Théodore le sent tout de suite, « le cavalier, lui, ce qui se passe dans le cheval, c’est pis que dans la chair de ses jambes » (page 413) ; et dans la scène si fortement documentée du ressemelage par le forgeron Muller, l’osmose du cavalier et de sa monture est au premier plan, « Cela fit mal à Théodore comme si cela avait été sa propre chair, quand il vit bien la sole nue du pied, après que Muller en eut fait tomber la boue, et quand Muller y coupa du boutoir dans la corne et la fourchette l’assiette du fer, ce ne fut pas Trick, mais lui, qui frémit » (page 427).
Le cheval grandit ou élève, à tous les sens du verbe, son cavalier. Il accomplit mieux que d’autres couples une forme d’union parfaite. « À cheval, on n’est plus le même homme, plus seul à la fois et plus si seul, on pense au-delà de soi, le moindre écart d’humeur fait frémir l’autre, la bête. Ah, s’il y avait entre la femme et l’homme qui la tient dans ses bras cette communication de l’âme ! » (page 28). Et les lignes suivantes énumèrent les motifs de fierté que Trick donne à Théodore, depuis que, repoussant les conseils de Robert Dieudonné le républicain, il a embrassé la carrière de mousquetaire du Roi où le pressait d’entrer Marc-Antoine d’Aubigny, « il était magnifiquement vêtu, ses pantalons lui allaient bien, il portait à merveille le casque et le collet, le sabre. (…) et qui eût songé à sa roture, du moment qu’il avait les cinq pieds six pouces pour être mousquetaire ? et ces chamarrures aux parements, aux retroussis ! (…) un vrai dandy» (pages 29-30). Tout un attirail qu’aux dernières pages du roman, Théodore dénoncera comme des hochets de puérilité…
Ceci est écrit au premier chapitre, « Le dimanche des Rameaux », de ce gros roman d’épreuves et d’initiation ; on sait ce qu’il adviendra en chemin de la chamarrure des uniformes quand les essieux des carrosses casseront, que les chevaux épuisés s’enliseront jusqu’au ventre, que leurs cavaliers fourbus devront se contenter à l’étape d’une grange, d’une botte de paille pour dormir, d’un seau d’eau propre pour servir à la soif du cheval et à la toilette de son maître… Quand les pillards se partageront les bagages abandonnés. Aragon excelle, dans Les Communistes déjà et sur les mêmes routes mais en sens inverse, à décrire la débandade d’une armée où tout s’effiloche, s’égare, se disperse. Il semble chez lui dans la peinture d’un certain chaos, à son aise face à une déglingue qui ranime, peut-être, d’obscurs relents dadaïstes.
Mais la futilité puérile de l’uniforme, les rêves de grandeur que celui-ci fait naître, n’empêchent pas dès le début Géricault de douter de son orientation. « C’est entre Marc-Antoine d’Aubigny et Robert Dieudonné qu’il hésite. La tête ou le corps… ceci est une pensée qui ne s’achève point » (page 119). Le mousquetaire se sait tiraillé entre le royaliste et le républicain, les deux modèles à partir desquels il a composé en 1812 son grand tableau de l’officier à cheval, qui court en avant tout en se retournant en arrière, qui a la tête de Robert mais le torse et les cuisses du monarchiste, homme-double comme le peintre lui-même – dont le prénom, Théodore, se reflète étrangement dans le patronyme de Dieudonné. « Ce n’était que deux ans plus tard qu’il avait eu le sentiment d’avoir fait un monstre hybride du Républicain et du grenadier de La Rochejaquelein… comme de ses contradictions propres » (pages 62-63).
Qui suivre, à qui se fier ? Qui nous ? Où est la patrie et que dit le devoir ? La décomposition de la Maison du Roi constitue la trame principale de ce fourmillant roman, avec les mille ruminations de ces splendides soldats dont la plupart ont servi l’Empire et qui supputent, cahin-caha, entre les images également vacillantes de la trahison et de la fidélité, hantés par la question de comment s’orienter dans l’Histoire. Pourtant nous savons que Géricault pour sa part ne se perd pas dans ce chemin du doute et du désespoir, ce bourbier où s’enfoncent les Bourbons, titubant charroi d’hommes, de chevaux et de roues battus par les vents et la pluie, mais qu’il y gagne au contraire en lucidité : La Semaine sainte demeure à cet égard un classique roman d’apprentissage puisque son principal protagoniste, confus et désorienté au départ, apprend au fur et à mesure, et s’extirpe victorieusement de l’ancien labyrinthe, au soleil du matin de Pâques…
Sur ce chemin, le cheval se montre généralement d’une loyauté parfaite, malgré les immenses efforts qu’on lui impose, « lassé au cinquième jour des exigences qu’on avait de lui. Et le cheval aussi, c’est une espèce de saint… (…) De temps en temps, malgré la boue, Théodore met pied à terre et il fait un bout de chemin, tenant Trick par la bride. Il lui parle. Il lui dit des choses dont il s’étonne lui-même. C’est qu’un cheval, c’est terriblement innocent » (pages 654-655). Sainteté, innocence, le cheval semble participer de ce fonds inépuisable, ou difficile à sonder, d’où vient l’énergie qui porte les hommes au combat comme dans les tâches ordinaires, qui donne au corps son assise, son assiette, et au paysage urbain son fond sonore et familier quand il se fait « sur le pavé sec un boucan clair de sabots ferrés » (page 351). Or il arrive que cette présence quotidienne et ce compagnonnage docile tournent à la tragédie quand il s’agit d’abattre son cheval, une péripétie spécialement dramatique dont Claude Simon, dans La Route des Flandres puis L’Acacia a fait le temps fort de sa narration (mais de son propre aveu, cet écrivain n’avait pas lu La Semaine sainte !). Claude Simon a écrit ces livres pour mettre en évidence la souffrance des chevaux, enrôlés en masse dans la première puis la seconde Guerre mondiale, et victimes des mêmes hécatombes ; La Semaine sainteraconte pareillement l’épreuve des hommes confondus aux chevaux, « les Princes, les gardes-du-corps et les mousquetaires dormaient là-bas dans l’ombre et la fatigue, comme des brutes, sans pensée, sans conscience du drame véritable, et les chevaux dans les étables, les écuries, les remises, bougeaient doucement sur les litières, fourbus et résignés à la route du lendemain » (page 452).
Sur cette route de doutes et de souffrances, abattre son cheval met un comble à l’épreuve, comme il arrive à d’Aubigny, « oui, son cheval à lui… il avait dû l’abandonner sur la route, entre Beaumont et Noailles, l’abandonner, enfin ! Et il y avait de grosses larmes dans les yeux du grenadier, de grosses larmes enfantines, qui le firent renifler. Théodore avait d’abord envie de se moquer de lui, mais cela lui passa quand l’autre lui dit : ‘Tu n’as jamais abattu un cheval, toi, ton cheval, tu comprends, ton cheval !…’ C’était un superbe alezan, un animal de race, un anglais. Sur la route, il était tombé dans la boue, une patte cassée… fichu ! L’abattre, il avait fallu l’abattre. C’est vite dit. Mais quand tu dois prendre ton pistolet et l’approcher de la bête qui te regarde avec ses yeux confiants… » (page 345).
Théodore propose à son ami le cheval arzel, un guevo vicieux acheté aux paysans et que personne n’ose monter, mais que Marc-Antoine parvient aussitôt à dompter, « on avait posé un mors au noiraud, sellé son dos, et son nouveau maître caracolait au milieu des badauds effarés, pareil à ce qu’il était sur le tableau de 1812. Théodore le regarda s’éloigner avec une affection qui touchait à la tendresse. Ah, cela, c’était un cavalier ! » (page 346). Pour le malheur du mousquetaire hélas, la sainteté du cheval se retourne dans le cas de l’arzel en diablerie, lors de la scène si forte de la vallée de la Somme où Marc-Antoine, déséquilibré, ne parvient pas à se libérer des étriers et que sa monture le traîne au sol et contre les arbres, d’où il retombe brisé : « (…) délesté du cavalier haï, l’arzel s’éloigna d’un bond et s’en fut patauger dans la tourbe et les joncs, apaisé, avec un grand bruit d’eau à une dizaine de toises plus loin, tournant vers ses poursuivants arrêtés l’étoile blanche de son front noir » (page 557).
Dans la nuit d’agonie où s’enfonce Marc-Antoine, parmi les hallucinations qui défilent sous son crâne fracturé, c’est l’œil de son premier cheval qui déplonge de la douleur, quand l’excès de la souffrance confond l’homme avec la bête, « C’est immense, un œil de cheval. Immense et bombé. Luisant. Une sorte d’onyx. Une grande pierre lisse. Cela luit, sans reproche, confiant. Et moi ? moi aussi, j’ai la jambe brisée, inutile, intransportable, l’hôpital d’Abbeville est trop loin, est-ce qu’ils vont m’abattre ? » (page 572). L’identification du cavalier à sa monture est poussée dans cette page à un comble, c’est par la douleur que l’homme rencontre vraiment la bête, se fait bêtepourrait-on dire en croisant cette formulation avec les deux énoncés contradictoires entre lesquels oscille une bonne part de ce livre, « c’est alors qu’il a su pour toujours que l’homme est une bête » (page 287, dans le cauchemar de Céleste prisonnier de la cabane de Vilna où s’entassent les agonisants), « Car l’homme n’est pas une bête » (page 331 en écho à la formule précédente, pour justifier l’ellision du nom d’Arthur d’H. que le roman dénonce comme violeur, tout en le repoussant dans l’anonymat).
Il semble clair, au fil de ce parcours, que le cheval dans La Semaine sainte endosse plusieurs valeurs ambivalentes, le service sans doute, la docilité aux dispositions de son maître, mais aussi la passion qui peut pousser au vertige et à une certaine folie mortifère, mentionnée dès le chapitre 1 dans la devise « Quo ruit et lethum », un amour du galop dont Géricault encore jeune en effet mourra (mais ce destin n’est qu’esquissé, pas raconté dans notre roman). « Et il n’y avait pour lui que deux allures, le pas ou, tout de suite, même dans Paris, la course folle » (page 49) ; « Pour lui, la vérité, c’est le mouvement du cheval, la course folle où l’on se dépasse et s’épuise : le cheval qu’on voit dans les stalles sombres des écuries, plus clair que l’ombre qui l’entoure, comme il bouge, piaffe et s’emporte, frappe les planches du sabot ! Jamais pour Théodore un tableau n’est assez noir, la vie est comme un crime surpris, dont il rêve donner l’image » (pages 116-117).
Le cheval encore, s’il permet une vue dégagée, éloigne des simples fantassins celui qu’il porte, peu soucieux de coudoyer le peuple, de s’attarder aux hommes de la rue. Si les cavaliers éprouvent d’une monture à l’autre un lien et une espèce de fraternité, celle-ci peut se refermer en caste, en exclusion de ceux qui vont à pied (comme Géricault en éprouvera le sentiment très vif au terme de sa boueuse chevauchée).
Cette ambivalence culmine, il me semble, dans un terme qu’il reste à examiner pour conclure. C’est Antoine Vitez je crois, qui l’a prononcé en clair dans un entretien avec Fabienne Pascaud, où il lui faisait remarquer qu’Aragon était moins devenu communiste par amour des ouvriers que par la détestation des bourgeois ; on ne comprend pas Aragon, développait-il en substance, si l’on manque en lui son côté aristocratique, si l’on méconnaît son caractère qui en fait un personnage anachronique, et comme étranger à notre propre temps, car sa morale fut avant tout chevaleresque.
Merveilleuse (lumineuse ?) mise au point, qui fait aussitôt affluer des éléments de confirmation, par exemple le goût très vif d’Aragon pour le Moyen-Âge et la culture qu’il a développée d’ouvrages qui ont nourri les siens, notamment les poèmes de la Résistance avec les figures de Lancelot, de Perceval, ou la geste de Brocéliande, ou tous ses développements autour de l’amour courtois (je renvoie aux cinq pages de l’article « Moyen-Âge » du dictionnaire Aragon publié chez Champion). Chevaleresque, Aragon ? Cela peut se dire de l’homme qui chevauche une idée, qui traverse le monde à la poursuite d’une utopie, et l’on pense forcément à don Quichotte… (auquel Les Poètes consacre en 1960 quelques pages fortes). Mais plus précisément : un caractère chevaleresque il me semble implique dans l’interaction une sorte de hauteur. Sans être hautain, celui-ci place la rencontre sur un plan supérieur au commerce ordinaire des jours, il recadre au nom d’un surplomb symbolique, d’un appel ou d’une valeur plus haute, un échange qui risquait de s’enliser dans la vulgarité. Au nom de l’honneur, ou de l’élégance, ou de quelque ouverture ou pari sur l’avenir, le caractère chevaleresque ne se laisse pas enfermer dans le trivial, l’intérêt bien (c’est-à-dire mal) compris, le calcul évident ; il produit un écart ; il étonne, il élève le débat.
On s’est beaucoup demandé, depuis la sortie de La Semaine sainte, ce qui poussait un homme comme Aragon à manifester tant de sympathie , ou d’intérêt, envers les nobles d’Ancien régime, pourquoi si peu de haine ? N’était-il pas contre-productif, voire contre-révolutionnaire si l’on songe aux canons du réalisme socialiste, d’orienter si loin l’entreprise romanesque en ce sens ? Contre ce soupçon, qui reprenait les critiques communistes qui ne furent pas tendres en 1945 devant la publication d’Aurélien, personnage de bourgeois désoeuvré, l’auteur n’avait-il rien de mieux à faire au cours de ces années terribles ? Aragon s’est souvent expliqué là-dessus, notamment dans J’abats mon jeu (1959), mais déjà dans le corps du roman lui-même. La caricature qu’on attendrait de moi serait, précise-t-il dans la préface d’Aurélien, la pire forme du désespoir. Il s’est donc consacré équi-tablement, chevaleresquement dans le roman de 1958 à peindre ou saisir ces hommes tels qu’ils furent avec leurs rêves, leur passé mais surtout leur avenir, qui seul peut éclairer leurs vies. Comment comprendre Berthier, Fabvier, Marmont, Macdonald mais aussi le duc de Richelieu, le duc de La Rochefoucault-Liancourt (dont les ouvriers portèrent par reconnaissance le cercueil), et tant d’autres, tous les autres…, si l’on ne les replace dans cette lumière de l’avenir ou de leur trajectoire ? Ouvrir en chacun cette porte de son avenir (terme dont on sait l’importance à partir du chapitre XIII, « Les graines de l’avenir ») me semble un geste généreux, ou chevaleresque, qui enrichit le roman de multiples perspectives : perspectives cavalières, perspectives chevaleresques, tout un art d’écrire, de penser, de donner affleure ici. Car le vrai romancier s’attache à peindre des individus, non des types, et il a soin pour cela de replacer chacun dans son aura particulière : « Rien n’est absurde comme de juger, d’expliquer le passé d’après le présent. Rien n’est plus faux ni plus dangereux » (page 597).
Et certes Aragon n’eut pas toujours cette générosité de faire crédit à son adversaire ni de le suivre dans ses tourments, si nous songeons à la vilaine caricature de son ancien ami Paul Nizan dans le traitre Orfilat des Communistes, ou à de plus obscurs règlements de compte… (Il vaut la peine de consulter, sur « Aragon polémiste », le numéro de la Revue des Sciences Humaines qui vient de paraître sous la direction d’Adrien Cavallaro.) La Semaine sainte désarme ces objections par l’évidente bonne volonté de son auteur, par cette étrange passion de respecter les autres, de leur donner toute leur humanité, comme il fait par exemple (mais on en trouverait beaucoup d’autres) du duc de Richelieu, « découvrant chez ce personnage faussement futile, une grandeur de vues, une manière de génie de l’administration, un esprit d’abnégation inattendu, un cœur humain pour tout dire dans cet habit de cour » (page 321).
Un moment chevaleresque me semble atteint (on en citerait d’autres) quand Géricault s’ouvre au commandant Degeorge, reconnu dans une rue de Béthune : « ‘Mon commandant…’dit-il. Et il comprit aussitôt dans quelle situation sans issue il venait de se fourrer. Bah, il n’y avait plus qu’à se jeter au feu ! / (…) ‘Mon commandant, il faut que je vous parle… n’en croyez pas mon habit… j’ai besoin de vous pour savoir que devenir…’ (…) Le vieil officier sursauta, puis regarda autour d’eux, réfléchit, et soudain : ‘Venez avec moi, donc – dit-il – nous serons mieux chez moi pour parler…’ » (pages 692-693). Cette sublime rencontre entre le mousquetaire désorienté et le vieux républicain fait appel, au-delà de l’uniforme et de l’incongruité de l’interpellation, à la commune humanité des protagonistes.
Soi-même comme un autre, titrait Paul Ricoeur. Cette maxime par laquelle nous dé-coïncidons de l’étriqué petit moi me semble riche de prolongements et d’échos, du côté de François Jullien bien sûr (un colloque « Décoïncidences » va se tenir à la MSH de Paris les mercredi 7 et jeudi 8 décembre prochain), en morale sans doute mais aussi en art, quand celui-ci découvre, comme le fait pour finir Géricault, qu’il y a les autres. Ce qui, après tout, définirait suffisamment le réalisme.
Deux remarques pour finir : notre prochaine rencontre de l’ITEM, le samedi 5 février prochain, devrait accueillir Julia Kristeva qui nous parlera, via Bakhtine et Dostoïevski, du carnaval et de la polyphonie énonciative ; nous lui répondrons par quelques études sur « Aragon carnavalesque », et je ne connais pas pour cela de meilleur terrain de recherches que La Semaine sainte, placé à la charnière du « Monde réel » et du cycle des derniers romans, qu’il ouvre avec éclat.
Mais pourquoi lire enfin ce (gros) roman ? Parce que (je le disais ces jours-ci au téléphone à mon ami Jean-François) cette lecture à coup sûr vous changera, faisant de vous quelqu’un qui a lu La Semaine sainte.
Encore un mot pourtant : à sa sortie ce roman rencontra un énorme succès, qui changea la vie d’Aragon et d’Elsa. J’aimerais pouvoir coller sur ce blog la lettre enthousiaste que son ami Cocteau, bouleversé par sa lecture, envoie alors à Aragon (elle figure dans le volume Cocteau de la revue Europe). Cette époque hélas semble derrière nous : aujourd’hui où reflue si fortement la curiosité ou la culture proprement livresque, quels lecteurs se risqueront dans la forêt d’un pareil livre ? L’enseigne-t-on à l’université ? Trouverait-il seulement un éditeur ?
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