J’ai longtemps méprisé les romans. La philosophie me détournait du plaisir équivoque de me raconter des histoires. Le même ennui s’étendait à l’histoire elle-même, dont le fouillis me rebutait : à quoi bon rapporter ceci plutôt que cela, et surtout, quelles conséquences ou leçons en tirer ? Aux récits comme à l’histoire, je reprochais en bloc de manquer de recul, et de priver la parole de surplomb : d’encombrer la vue au lieu de la dégager. Au fond, j’étais d’accord avec Valéry, pourquoi la marquise, et quelle différence entre cinq et six heures ? Ou plutôt, j’étais spontanément platonicien : je désirais l’idée, et l’idée ne s’embarrassait pas de circonstances ni d’attaches sensibles, elle n’existait que distillée, quintessenciée jusqu’à l’abstraction. La pensée proprement dite me semblait n’advenir qu’à ce pallier ou ce métaniveau d’un éther brûlant où les idées brillent, dégagées de la scorie des péripéties personnelles et des manifestations contingentes.
Les cours de littérature que nous suivions à la khâgne de Louis-le-Grand renforçaient ce partage ; l’enseignement de la philosophie y jouissait d’un autre prestige que les pauvres commentaires de texte dispensés par André Lagarde et son manuel éculé, qui ne faisait appel qu’à des raclures de psychologie ou, en matière de mythologie, de linguistique ou de sociologie, aux rogatons de la doxa la plus grise. Son livre demeurait en évidence sur nos tables, tandis que nous lisions en cachette Barthes ou la revue Tel Quel. Aurais-je mieux considéré l’exercice littéraire avec un meilleur maître ? Sans doute, mais les mots de la philosophie m’emportaient au-delà. Question de seuil critique marquant la langue ou la pensée : là où Platon, Kant ou Freud tranchaient avec éclat, Molière, Chateaubriand ou Flaubert barbotaient – à mon goût – dans le baquet des opinions courantes. Au fond, je résistais à prendre avec eux le parti du monde, ou de personnages « si profondément humains » comme aimait dire Lagarde ; les philosophes, du moins, me donnaient la griserie de rompre.
J’appelais philosophe celui qu’étonne le simple fait de sa pensée, et qui en recherche donc les conditions dans les replis de la langue, ou des situations sociales, ou dans les agencements du désir et d’un imaginaire privé ou collectif… L’exercice philosophique s’identifiait à cette réflexivité, avant de se muer en linguistique, sociologie ou psychanalyse. Je retardais pour moi-même cette spécialisation, préférant me ranger du côté de Socrate habile à désarçonner en deux ou trois questions les savoirs apparents des experts. La philosophie constituait moins un savoir qu’une façon oblique ou ironique de les questionner tous ; son porteur était donc partout chez lui, en orbite encyclopédique sans faire l’effort de travailler un peu sérieusement ces disciplines locales, qu’il remettait à leur place en quelques pichenettes…
Un livre de cette époque, Les Mots et les choses de Michel Foucault, nous éblouit comme le comble du chic par son aisance à surplomber quelques siècles de sciences qu’il rebattait comme un jeu de cartes, distribuées en « épistémès ». Une autre voie s’ouvrait pourtant, aux cours de Derrida : une conscience suraigüe de la parole semblait surveiller à chaque phrase le tranchant de celle-ci, comme si – et telle était en effet sa conviction – le sort de sa pensée se jouait sur le placement d’un mot, d’une virgule. Cette vigilance inquiète où je voyais un contorsionnisme de la pensée, soupesant chaque mot pour tenter de comprendre en direct comment marche une tête, me fut un coup de soleil. La réflexivité derridienne laissait loin derrière elle la mise en transcendance des idées platoniciennes, elle plongeait en pleine immanence, au présent même d’une énonciation guettée, affûtée avec mille précautions ; elle ne postulait pas de deuxième monde, et suggérait au contraire de renoncer à la coupure ou au détachement idéaliste, préférant opérer au ras des phénomènes verbaux où Derrida voyait la chose même, in medias res.
Son enseignement me subjugua ; il redonnait aux mots toute leur chance, en se laissant porter par certaines trouvailles, bonheur ou retournements de lettres (la différance, ou encore le sceptre-le spectre-le respect…) qui donnaient beaucoup à penser. Je me carrais dans cette formule, « le philosophe donne à penser ». Ce n’est pas à lui de penser directement ou en première personne, ni d’énoncer des thèses, il n’affirme rien de très positif et se laisse mal résumer pédagogiquement ou traduire, mais il nous rend ou nous laisse – comble du don, acmé de la pédagogie – pensifs. Un autre personnage aurait pu, en ces lieux et à la même époque, provoquer cette disposition mais je détestais d’emblée Lacan, écouté salle Dussane, et son pauvre théâtre cherchant trop ouvertement l’influence ou l’emprise, dans ce mal-nommé séminaire (cinq-cents personnes pour trois-cents fauteuils !) où plus personne n’osait élever la voix face aux étalages du Maître.
La figure alors montante de Derrida n’en brillait que mieux, salle Cavaillès où nous n’étions qu’une quinzaine ; j’appréciais sa courtoisie, son imperceptible ironie, la patience infinie qu’il mettait à nous recevoir… Son cours proposait moins des contenus qu’un style, une politesse ou une politique du savoir pleine de retenue, une économie paradoxale des phrases. Confronté à un texte – et lui aussi ne nous aura livré, en cinq années d’Ecole, que des commentaires de texte – Derrida l’attaquait par un détail, hors d’œuvre ou métaphore apparemment négligeables, qui semblait d’abord démembrer (on dira bientôt « déconstruire ») le corpus de l’auteur décapité de toute idée dominante ou directrice, avant que d’un seul coup le supplément de Rousseau ou le pharmakon du Phèdre se retrouvent maîtres-mots, promus au centre de la partie. Ce scrupuleux ratissage du signifiant préparait une révision d’envergure qui ne m’est pas d’abord apparue : en traitant la philosophie avant tout comme un texte, Derrida la mettait sur le même plan que la littérature ; indifférent aux genres, il nous invitait à sauter la frontière, le jeu consistant désormais à suivre l’une et l’autre à la lettre, lisant Artaud, Bataille ou Genet comme nous traitions Hegel ou Nietzsche – et inversement.
Soumettre le texte philosophique au « tournant linguistique » en le sondant dans ses métaphores, ses tours rhétoriques, ses lapsus, non-dits ou symptômes comme on faisait ailleurs d’un rêve ou d’un poème, participait d’une nouvelle révolution copernicienne. Elle ouvrait la question de savoir qui, du philosophe ou du « littéraire », fait mieux toucher du doigt l’efficace de la langue ? Qui donne le mieux à penser, du mathème, du roman ou du poème ? Quel texte, sismographe ou encéphalogramme, montre plus clairement comment marche une tête ? Ou un corps, mot très vite associé, chez Derrida comme chez Barthes, à l’accent mis sur le signifiant.
Ces questions qui concernaient les pouvoirs du roman, voire de la poésie, se poseraient plus tard, après l’agrégation de philosophie que je passais tranquillement sans rien concéder aux sirènes de la littérature. Je dus réviser mon système de valeurs l’année suivante, par la lecture fortuite d’un livre que j’aurais eu peu de chances d’ouvrir si, sur une plage déserte de Tunisie, la jeune coopérante qui me faisait découvrir le pays n’avait traîné dans son sac Blanche ou l’oubli d’Aragon : « Tiens, j’ai pensé à toi en le lisant, ça devrait t’intéresser… ». J’en connaissais un peu l’auteur, par les chansons de Ferré qui m’avaient conduit à parcourir Le Roman inachevé, Le Paysan de Paris et quelques passages du Fou d’Elsa. Qu’en avais-je retenu au-delà de la séduction des rimes ? En cette semaine de juin 1970, un journal sur cette même plage nous apprit qu’Elsa venait de mourir ; les premiers chapitres de Blanche, où Aragon avec quatre années d’avance se préparait à ce deuil, m’allèrent droit au cœur.
Dans les milieux gauchistes où je frayais alors, le nom du poète n’était jamais prononcé qu’en mauvaise part, abominable type du révisionniste, traître aux principes révolutionnaires. J’opinais mollement, sans aller jusqu’à barbouiller nuitamment de peinture, comme quelques camarades s’en vantèrent, le portail du 56 rue de Varenne. Sur cette immense plage de Rawad aux rouleaux battus par le soleil et le vent, et à condition de marcher suffisamment à l’écart, nous pouvions nous mettre nus le temps de la baignade, puis nous isoler au creux des dunes entre les roseaux. Ma jolie compagne reprenait son livre pour m’en lancer des phrases. Mon souvenir ne sépare plus ces séances de lecture de cette fournaise ; face à la provocation rieuse d’Elisabeth, et d’une mer où le vent certains jours enflait en ouragan, un soulèvement des sens chavirait ma tête comme faisait le roman d’Aragon. Celui-ci prenait pour narrateur un linguiste, et s’ouvrait par un double exergue de Darmesteter et Chomsky ; farci moi-même de Jakobson, Foucault, Derrida ou Lacan, je les retrouvais tous dans Blanche, habillés d’une chair qui les faisait naître à une vie bouleversante. « Comment résister à de pareilles phrases, on ne peut répondre que par des baisers, des caresses », commentait ma sensuelle lectrice. Au-delà de nos cils, la brûlure du sel et le tapage assourdissant de la mer s’écrasaient dans le brasier blanc de la plage.
« Et toi, ta grande passion ? » Je n’aurai guère compté dans la vie d’Elisabeth, qui a réorienté la mienne en m’offrant inopinément Blanche. D’Aragon depuis ce bel été, j’ai désiré tout lire. Que le même homme ait signé Le Con d’Irène et Les Yeux d’Elsa peut aussi « donner à penser ». Rencontrer ce ton ou cette flamme éclipsait les philosophes ; je rumine encore cette leçon de style et de liberté dont je ne connais pas d’équivalent ailleurs, je m’y jette comme aux rouleaux de Rawad pour brasser tout Aragon, le jeune homme avec le vieillard, sa souffrance avec sa gaîté profondes, sa tenace fidélité avec l’inachevable errance des sens – ou des rêves.Et les pouvoirs de son art, qu’il souligna en insérant le mot roman dans quatre de ses titres, apparaissent mieux.
(à suivre)
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