Anicet ou le panorama, roman (1921) annoncerait un exercice de surplomb si les systèmes dogmatiques étaient encore de saison –mais l’époque était au choc des rencontres, à la frénésie des modes, à l’essor des médias. La chronologie du récit romanesquedit donc adieu aux prestiges d’une logique supprimée-englobée par lui ; elle accueille toutes les pensées, tissées dans l’immanence des voix croisées : « Le roman, c’est le langage organisé pour moi. Une construction où je peux vivre (…). L’homme primitif avait besoin de peaux de bêtes, d’une caverne. L’homme d’aujourd’hui a besoin du roman. Malgré ce qu’en disent ses contempteurs, ces espèces de nudistes » (Blanche ou l’oubli).
L’enveloppe vitale du roman construit une sorte de maison (dernier mot d’Aurélien). Le texte de « La Fin du Monde réel », contemporain de Blanche, lie étroitement la création romanesque à cette vertu d’habitation qui fait songer au Heidegger de Bâtir, habiter, penser : « Je tiens le roman pour un langage (…) extrêmement ambitieux. (…) Une machine (…) à transformer au niveau du langage la conscience humaine ». Car le roman – mieux que le poème ? – permet de toucher « à la formation de la conscience dans l’homme ». Or cette conscience n’est pas surplombante. Dès Le Paysan de Paris et la lettre à Jacques Doucet (1925) annonçant qu’il médite un ouvrage « dont Platon fera les frais », Aragon affirme la conscience romanesque comme descente : « Descends dans ton idée, habite ton idée, puisatier pendu à ta corde »… Le roman proteste contre l’achèvement des formes idéologiques, contre une pensée par concept qui parlerait d’une seule voix. Prototype du dialogue ou du dialogisme selon Bakhtine ou Kundera, il commence et se déroule in medias res ; la vision romanesque est par définition croisée, embarquée voire enlisée dans une immanence indépassable. Et si l’on y rencontre la moindre idée, elle n’est pas formulée par l’auteur mais apparaît située et soutenue par un protagoniste de l’histoire. Cette écriture faiblement conductrice d’idéologie ne produit pas de thèses mais des personnages et des affects, elle explore avec une sensibilité animale la chair frémissante du monde, et nous invite à refaire l’expérience jamais refermée des passions. Un roman, idéalement parlant, ne parle que le langage de ses personnages, comme dans Les Voyageurs de l’impériale ces conversations entre joueurs, inintelligibles au lecteur s’il ignore les règles du baccara. Et c’est pourquoi l’expérience (l’exercice) du roman ne se résume ni ne s’explique : « Il n’y a pas de préface possible à Blanche, comme il n’y a pas de préface à la vie. Une préface à Blanche ne serait que le livre tout entier répété. Sans en passer un mot. À vrai dire, tout essai d’introduction à ce livre demeure tentative dérisoire. »
Qui va le plus loin, du philosophe qui invente par concepts une différente vision du monde, ou du romancier qui crée des personnages ? Car eux aussi, quand ils existent vraiment, apportent autant de points de vue irréductibles. Issu d’une « impuissance acquise d’abstraire » (comme dit la préface de 1924 au Libertinage) et inapte au logos, le roman réside bien aux antipodes de la philosophie, dont Aragon refusa toute sa vie les facilités de langage. S’il n’est de science que du général, et qui se définit comme « langue bien faite », il n’y a de romans qu’à partir d’individus qui s’entrechoquent sans promesse d’unité ni horizon de réconciliation. Les paroles y demeurent en procès, en dialogues croisés – croisement, maître-mot de l’œuvre d’Aragon. Même le métalangage des préfaces et des essais critiques semble emporté chez lui par la pulsion narrative ou la « volonté de roman ». Qui affirme la pluralité des mondes sans dialectique finale ni « résolution des contraires » ; à l’extrême, cela donnera Les Communistes puis La Semaine sainte, deux sommes aux histoires fourmillantes que l’auteur ne dépassera plus.
Non seulement Aragon refuse de distinguer entre poésie, roman et, par exemple, critique ou philosophie (« tout m’est également parole »comme il l’écrit à Jacques Doucet), mais il conçut La Défense de l’infini, manuscrit partiellement détruit en 1927, comme un « grand ensemble » où tous ces genres fusionnent : l’art du roman, ce serait l’orgie des genres. Cette quête d’un langage total ne s’oppose donc à rien, elle n’entre dans aucun partage ni catégorie de pensée. « Le roman commence où la règle est bafouée, la loi hors de jeu » (Blanche ou l’oubli). L’insubordination romanesque brouille tout effort analytique, tout surplomb théorique : ne rêvons pas d’une science du roman, c’est au contraire dans les lacunes et les marges du discours scientifique (historique, sociologique, linguistique ou psychanalytique) que le roman abrite le sien, métaniveau indépassable de tout effort de pensée. Du même coup, la création romanesque s’exerce au bord de sa propre destruction. Une pulsion centrifuge disloque les grands romans, tiraillés entre la gravitation et la dispersion des idées, notamment l’impossible défonce ou Défense de l’infini dont la fragmentation insurmontable devait conduire à l’orgie finale de quelque gigantesque bordel, « un ouvrage hybride et partout divergent », « des centaines de pages… couvertes de cris et d’écritures, racornies au bord, ici et là froissées, sales, recollées, grouillant de mots impurs, de ratures, d’intrus, d’ivrognes, de putains, de collages… ».
Antilogiques, de pareils ouvrages font la guerre à « ces idées claires dont nous avons stupide fierté » (Blanche ou l’oubli) et aux douteuses explications de texte chères aux scoliastes ou aux professeurs. L’auteur du Libertinage s’en est souvent démarqué en se réclamant du « parti du mystère et de l’injustifiable ». La parole littéraire est énigme (conformément au ainos grec), on écrit pour fixer des secrets.« Le roman, c’est la clef des chambres interdites de notre maison » (préface aux Cloches de Bâle).
Louis et sa « soeur »
Cette même année (1964) où il écrit aussi La Mise à mort, roman du réalisme ou roman du roman, Aragon fixe dans « Le Mentir-vrai » une sorte d’art romanesque qui enchevêtre à plaisir les niveaux de lecture. Riche en réflexions métalinguistiques, ce conte nous en apprend aussi beaucoup sur les conditions de l’enfance et du milieu familial d’Aragon. Car le mensonge fut d’abord pour lui, dès l’origine, indémêlable du roman familial ourdi par sa parentèle, qui faisait passer le père pour le parrain ou tuteur, la grand-mère pour la mère adoptive et la véritable mère pour la sœur. Il analyse du même coup l’impact d’un initial secret de famille, en montrant comment le mensonge cascade et prospère. D’où divers niveaux de conscience, ou d’inconscient : que savait exactement Pierre ? Et l’enfant Louis ?
La question rebondit au niveau de la carrière militante de l’auteur : les mensonges et l’étouffant non-dit de sa grande famille politique, le P.C.F., lui rappelaient nécessairement quelque chose de sa première famille. Que savait-il des crimes de Staline ? Le militant politique autant que le poète-romancier a tout intérêt à brouiller le partage du vrai et du faux, d’une faible pertinence appliqué aux œuvres littéraires. Aux accusations de mensonge venues de ses adversaires politiques, Aragon répond donc en affichant non sans provocation celui-ci, généralisé par un titre qui ait valeur d’art poétique. Mais à travers la multiplication des leurres et des quiproquos rapportés dans cette histoire, qui donne un véritable tour d’écrou au récit en remontant aux conditions de son énonciation, transparaît aussi une émouvante quête d’identité, et une exigence redoublée de vérité : l’auteur du Mentir-vrai n’épousa jamais la confortable posture d’un relativiste ou d’un sceptique.
Écrire n’implique-t-il pas falsifier ou « mentir » ? Cette problématique engage l’autobiographie, et notamment celle, retentissante, parue l’année de rédaction du « Mentir-vrai », Les Mots de Sartre, dont Aragon discute les thèses dans son article « Les Clefs » : « Je préfère délibérément le roman à l’autobiographie. (…) Chez moi (…) l’emporte le vent de l’imagination sur celui du strip-tease, la volonté de roman sur le goût de se raconter ». Blanche ou l’oubli y reviendra obsessionnellement : non seulement l’écriture impose ses codes propres, qui exilent tout référent hors de la langue, du côté de l’objet perdu, mais le temps qui passe aggrave inexorablement cette perte en infligeant une courbure à la perception ou à la mémoire, plus ou moins imaginaire, falsifiant la chose à dire. On croit se rappeler et on rêve… Mais puisque telle est notre « volonté de roman », Aragon en tire argument pour soutenir la supériorité du genre sur tout essai critique, autant que sur les prétendues autobiographies. Pourquoi écrire des mémoires quand avec le roman du moins, il est permis de mentir ? Et la critique elle-même masque mal un roman. Ironiquement, la double hélice du « Mentir-vrai » fait croire à la séparation claire de deux types d’énoncés, et à la stabilisation d’un métaniveau critique – qui concerne aussi les préfaces aux Œuvres romanesques croisées que le couple rédige parallèlement – tout en frappant d’indécision ce partage : le roman de Pierre mais aussi le métadiscours critique enchâssant sont l’un et l’autre du roman.
L’Histoire se retire au profit des histoires… La dénégation du caractère « historique » de La Semaine sainte (1958) allait déjà dans ce sens : Aragon n’entend pas laisser le référent historique écraser sa liberté de romancier, et il s’empare de ses personnages comme autant de tentations ou d’hypothèses pour éloigner son art d’un rassurant positivisme. D’où son provocant exergue (« Ceci n’est pas un roman historique (…) les droits imprescriptibles de l’imagination ») qu’éclairera cette déclaration dans France nouvelle un an plus tard : « Il n’y a pas à proprement parler de vérité romanesque (…). Il y a une vérité historique, voilà le chiendent ». L’engagement militaire ou militant pose au romancier un problème majeur : comment raconter du dedans ou d’en bas, comment couvrir le théâtre des opérations à partir du seul regard de ses protagonistes ?
Au rebours des historiens qui racontent toujours après-coup, Aragon a aggravé cette impossible conscience de survol, d’une version à l’autre des Communistes, par l’irruption du « présent accentué » et d’un regard immanent. Il nous rend du même coup mieux sensibles au tragique de l’histoire, à l’infinie contingence des actions et au peu de portée des décisions individuelles ; le bruit et la fureur de la guerre brouillent irrémédiablement tout regard qui voudrait dominer la bataille. Les prérogatives de l’individu s’y trouvent malmenées comme, sur les dunes de Dunkerque, « agonisent » les idées générales. De pareils romans conduisent non au débat d’idées mais à leur débâcle, cacophonie des consciences particulières, prisonnières de perspectives tronquées ; et tel est le rôle du roman en général : nous faire vivre une expérience plutôt qu’accéder à une connaissance.
Comment, derechef, marche une tête, au regard du roman ou de la philosophie ?Les années cinquante virent l’essor du « Nouveau roman », de l’ère du soupçon et d’une « linguisterie » (Lacan) triomphante, mais aussi de la déstalinisation. Son réalisme conduit alors Aragon à écrire La Mise à mort et des romans de déconstruction à l’énonciation virevoltante et déhiérarchisante, relayant les romans d’édification ; le carnaval narratif éparpille les points de vue, chacun voyant l’Histoire à sa porte sans réconciliation, sans panorama ni horizon commun d’appartenance.
Les collages, l’intertextualité, les marques de l’énonciation et d’incessantes irruptions d’auteur compliquent à plaisir l’esthétique précédente pour nous introduire dans la boîte noire du sujet écrivant, du sujet affrontant l’ultime question de la formation de la conscience en lui. De même, écrit au présent sinueux de son énonciation, le récit trébuchant de Blanche ou l’oubli exhibe une phénoménologie aigüe de cette conscience malheureuse, et ainsi rémunère (verbe mallarméen) les défauts du militant, autant que d’une philosophie inapte à descendre jusqu’au grain des individus.
Comme l’exprime superbement François Jullien au fil de ses derniers ouvrages, consacrés à la passion de vivre, on ne pense pas la vie, ou la vie ne se pense pas ; l’acte de vivre s’est donc trouvé exclu du champ philosophique, mais du même coup récupéré par l’immense entreprise romanesque qui ne cesse, ici et là, d’explorer concrètement nos façons ou manières de résister à la mort.
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