C’est cette généalogie qui se segmente avec Kant, puis se brise définitivement chez Nietzsche. L’art ne manifeste plus une vérité qu’on pourrait atteindre par d’autres voies, scientifiques, religieuses ; la théologie cesse d’attirer vers le Ciel les regards qui s’abaissent vers la Terre, et scrutent de plus près les relations humaines. Le visible, le sensible s’autonomisent, le jugement de goût se joue horizontalement, pragmatiquement, dans la seule intersubjectivité. Des goûts et des couleurs il faut donc impérativement discuter, puisqu’aucune transcendance, aucun principe plus élevé d’évaluation ne se tiennent derrière. Le problème du goût, central au XVIIIesiècle, accompagne l’essor de l’individualisme, et cet homo aestheticus (Luc Ferry) devient l’homme concret de la communication.
« C’est beau », essais de traduction
Il faut donc que la beauté moderne soit devenue orpheline, chose vagabonde et vague. Mais que désigne le jugement de goût quand la beauté n’adhère plus, ne s’ajoute plus à d’autres valeurs ? Une fois écartées les traductions par « c’est utile, ça me convient, c’est vrai… », qui peuvent connoter le jugement esthétique mais qui ne le fondent pas, il reste qu’un objet beau plaît « sans concept » (Kant), il nous attire et nous entraîne sans que nous puissions nommer le terme du trajet : cette miroitante finalité demeure sans fin.
Traduction adolescente de ce jugement sans justification théorique, ou « réfléchissant » selon Kant, « c’est super ! Hyper ! C’est trop », ou, nuance postmoderne, « J’te raconte pas ! ». L’exclamation naïve dit l’essentiel de l’émotion esthétique, qu’elle subjugue, que son premier effet est de couper la parole. C’est beau n’est pas discursif, n’embraye pas sur une explication objective, mais sur une mimique d’impuissance ou de confusion du sujet. La beauté nous dépasse, il arrive même qu’elle terrasse. Comment ?
« C’est beau » abolit l’objet-bibelot, et réveille une sympathie très en deçà de l’idée, une envie de casser cette distance et d’entrer dans la mêlée. Quand c’est beau, le message s’entremêle au medium, la signification devient complicité sensible, élémentaire. L’église romane manifeste un agenouillement de la pierre, les corps mouchetés des toiles impressionnistes une émulation de la chair et de la lumière… Le récepteur de même s’identifie au message : ce qui arrive à l’œuvre nous arrive, contagion évidente dans l’expérience de la musique qui nous impose son rythme et descend dans nos jambes (mais quelques toiles ou poèmes invitent aussi à la danse).
Dans l’émotion esthétique mon corps bouillonne au-delà de moi-même. « On ne sait pas où s’arrête un corps » – mot d’amoureux mais aussi d’artiste. Et c’est pourquoi l’art peut enrôler à sa ronde le corps social ; c’est évident de la musique, du théâtre ou de l’architecture, mais c’était le cas de la peinture, de la poésie ou de la sculpture dans leur usage cultuel ou religieux. Avant l’autonomisation et le détachement en objets offerts à l’appropriation privée et à la délectation esthète, l’art rassemblait et vertèbrait le corps social, et il n’a jamais tout-à-fait renié cette promesse de communauté. Ce qui nous dépasse exige le partage et la mise en commun, nous brûlons de faire admettre notre goût et de le vérifier par le jugement du voisin (qui nous blessera assez fort s’il refuse de le ratifier). Parce qu’il est convergences de désirs, l’amour aussi s’accroît et se consolide par la médiation des livres, des films ou de l’art en général. « Elle aimait Jean-Sébastien Bach, la musique des Beatles, et moi » (ouverture d’une romance à succès, Love story).
« C’est beau » n’est donc pas facile à circonscrire, on entre dans plus grand que soi, cela est d’un autre ordre. Et c’est pourquoi l’architecture où nous pénétrons, la danse qui nous soulève, la musique et la poésie qui nous ravissent sont mères des arts, elles engendrent moins des objets que des enveloppes, elles touchent aux formes porteuses de l’espace et du temps, elles façonnent des moules, des matrices pour nos chétives silhouettes. Il ne s’agit plus de comprendre, mais d’être pris, emportés, conquis.
Inconscience du génie
Kant a expressément thématisé ce dépassement, et souligné ce qu’il entre d’inconscient et de pulsionnel dans l’expérience esthétique (pour le créateur comme pour le simple amateur), en traitant d’un instinct du beau. Si dans le jugement réfléchissant du goût la règle n’est pas évidente, de même le créateur est inconscient de la règle qu’il suit. Une création surprend son auteur même. Une œuvre ne saurait donc être faite entièrement exprès, ni exécutée de bout en bout selon un plan. Le génie accompagne à son insu un certain ordre ou désordre cosmique ; et, dans sa théorie du sublime, Kant rattache la création au pouvoir de la nature. Il recoupe par là certaines analyses romantiques du Witz : le beau, comme le bon mot, résulte d’un automatisme (au moins partiel) qui échappe à son auteur. Interrogez l’artiste, il ne sera pas le mieux placé pour expliquer ce qu’il a fait, et cette marge d’inconscience laisse une certaine légitimité aux interventions de la critique.
C’est ainsi que Jackson Pollock se défendra de peindre d’après nature, « je suis la nature ». Et il précise : « When I am in my painting, I’m not aware of what I’m doing » (cité par Jean Clair, Méduse pages 234-235). Ce ravissement dans un espace-temps primordial, et quasiment fœtal, constitue sans doute le cœur de l’expérience esthétique. La catharsis selon Aristote et Freud en découle : l’œuvre plaît moins par son contenu que par les formes, en effet plus pures, de son espace et de son temps. Là où nous vivions dans la contingence, l’art suggère (fugitivement) une nécessité, un périmètre sacré d’ordre ou de destin dans la dispersion universelle. « L’art c’est du temps arrêté » (Bonnard), « l’artiste tire l’éternel du transitoire » (Baudelaire)… Tous reconnaissent le rôle curatif de l’art, la paix qui monte des livres, qui rayonne des tableaux sages pour l’éternité ou de la petite sonate de Vinteuil, « un peu de temps à l’état pur » (Proust). Ou, pour le dire avec Le Clézio, « il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine ».
Trois destins de l’admiration
Or il arrive qu’un poison se mêle à ce remède souverain, qu’un danger côtoie ce qui sauve, ou que la beauté persécute. Oppressante beauté de certains corps ou paysages ! Nous avons tous vu des femmes, particulièrement au cinéma, exposées aux représailles qu’inspire leur trop évident avantage. Trop belle pour toi !, film de Bertrand Blier, raconte une histoire de cet ordre. Et Mishima, dans Le Pavillon d’or, accuse littéralement la perfection du monument que son triste héros détruira par le feu, parce qu’elle l’humilie. On peut s’avilir (L’Ange bleu) ou mourir (amour courtois) aux pieds de l’idole qu’on aime ; on peut aussi, dans un sursaut de cette rivalité éperdue qui est au cœur de l’adoration (de l’identification), tuer l’objet le plus cher, comme David Chapman révolvérisant John Lennon le 8 décembre 1980 sur le trottoir du Dakota building.
Ces trois destins de l’admiration (comme on dit chez Freud destin des pulsions) constituent trois façons inégales de maîtriser l’immaîtrisable. Quand les hordes barbares déferlent et détruisent les monuments d’une civilisation, ce n’est pas nécessairement faute de goût, mais réponse primaire à la provocation d’une beauté trop sensible. Le pouvoir de détruire est très inférieur à celui de créer, mais c’est encore un pouvoir, et la manifestation désespérée d’une maîtrise sur ce qui échappe et domine. Les œuvres d’art, comme les trop belles créatures, appellent la souillure et les coups. Sans les gardiens de musée elles se couvriraient de plaies et de graffiti, les gens en arracheraient des morceaux, des fragments fétiches. Une chose protège aujourd’hui des vandales le Pavillon d’or et ses pairs, c’est l’acte photogr aphique, hommage cannibale et admirable compromis, qui permet à chacun de remporter chez soi la proie d’un reflet sans rien ôter à l’original. De même, le safari-photo protège (pour quelques temps encore) de splendides espèces animales que leur beauté expose à l’hécatombe.
« Car le Beau n’est rien d’autre / que le commencement du terrible, qu’à peine à ce degré / nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons, / et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse / de nous anéantir. Tout ange est terrible » (Rilke, Première élégie de Duino). Les esthétiques édulcorantes et les beautés kitsch nous font toujours oublier ce message : que la beauté de l’art est une magie inachevée, ou une terreur surmontée, qu’elle naît de la plainte infinie des morts et parmi les idoles du sacrifice et des cultes, dans l’effroi de l’agenouillement ; que la beauté s’échauffe et s’exaspère avec la sexualité ; que ce que nous aimons nous tire en arrière et que notre libido s’étend à tous les compléments du verbe aimer ; et qu’elle donne un pouvoir certain aux hommes autant qu’aux fleurs et aux animaux, dont l’exubérance esthétique a valeur d’excitation sexuelle, d’intimidation et de marquage du biotope (et ceci est mon corps, et ceci est mon territoire…, disent le poisson et l’oiseau en promenant l’oriflamme de leur gorge, de leur queue).
Qu’il n’est donc pas question d’expliquer ni de maîtriser cela mais, avec énergie, de le vivre, d’y acquiescer ou, comme dit Rimbaud, de le saluer (« Je sais aujourd’hui saluer la beauté »), saluer ce qui conserve et ce qui sauve, ou du moins « dédaigne de nous anéantir ».
Beau comme…
Il fallait rappeler cette extrémité, qui fut tragique à quelques-uns, de l’exposition à la beauté. Mais, à l’autre bord du spectre des jugements esthétiques, « c’est beau » qualifiera au contraire l’échappée farfelue et l’arbitraire d’un choix. Tel est le sens des célèbres « Beau comme » de Lautréamont (« Beau comme la loi de l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes… », « beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme… », « et surtout, beau comme la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection »). Comparaison n’est pas raison : ces lignes égarées prennent le contrepied de Hegel, jamais dans son compas le jugement de beauté ne ressaisira un concept ni le fil d’une vérité.
Portrait supposé d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont
En multipliant sous l’accolade du beau des rencontres de hasard pur, Lautréamont anticipe les collages dadaïstes, l’écriture automatique, le cadavre exquis et la beauté d’indifférence des avant-gardes de notre siècle. Il suggère le regard souverain que le sujet esthétique, devenu parfait dandy, promène désormais sur la banalité des apparences. L’inclusion sarcastique prépare les « Etant donné… » de Duchamp et une esthétique centrée sur la réception. L’autonomie kantienne a reflué de l’objet sur le sujet, et de l’émetteur sur le destinataire. Ce sont à présent « les regardeurs qui font le tableau ». Pour Apollinaire ou Marinetti, « il fait beau » sous les bombes comme il fera beau dans les décharges, supermarchés et terrains vagues où leurs successeurs diversement inspirés tenteront d’attirer un regard esthète sur des installations fort aléatoires.
L’outrance du propos souligne en l’isolant cette composante de tout faire esthétique, qui demeurait marginale ou minoritaire dans l’analyse kantienne : la décision critique du public ou de l’amateur. On a toujours raison d’aimer une œuvre d’art, puisque l’amour, expression ou symptôme de la vie (Nietzsche), est à lui-même sa propre fin. L’individualisme ultra-romantique de Lautréamont se garde bien d’argumenter, il sait que sa raison est immanente ou autovalidante, en vertu du partage (kantien) du sensible et de l’intelligible, du phénomène et du logos. Conséquence : j’te raconte pas. Branche-toi et tu pigeras. Aujourd’hui beautiful is small, tribal, tripal. Le local se moque du global, l’important est d’abolir le monde. À l’extrême cela donne la drogue, planante, autosuffisante ; et « les mondes de l’art » (Howard Becker), arbitraires, non-communicants. Surtout pas de concepts, pas d’histoire, pas d’ennuyeuses confrontations ni de phénoménologie. Des petites portes qu’on pousse, chaque artiste chez soi, claquemuré dans son culte ou son cube, blanc, schizoïde, candide. Tel était du moins le dispositif adopté par une Biennale d’Art contemporain de Lyon, « l’amour de l’art » disait le catalogue, l’humour de l’art plutôt, la mort de l’art peut-être, bien creusé Kant, nous y voilà, rideau !
(à suivre)
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