Mais quelles sont les conditions de l’énonciation de l’œuvre ? En amont de l’œuvre d’art, l’esthétique du génie ou du sublime nous a montré le créateur mêlé à la nature. De même dans la peinture des icônes, la présence réelle du divin rayonne à travers la représentation, et ce n’est pas devant le métier du peintre que le fidèle se prosterne. Dans le cadre freudien, l’artiste ne peut pas davantage dire entièrement je, son énonciation le dépasse, elle explore ou manifeste en deçà des formes qu’il trace la décharge de couches plus profondes (pulsions, inconscient, fantasme ou scenario refoulé…), qui échappent nécessairement à son vouloir-dire. De même encore les Surréalistes miseront sur l’automatisme, en associant la création au rêve, au hasard objectif ou à l’objet trouvé. Avec les œuvres achiropoiètes (non faites de main d’homme, ou du moins sans élaboration artistique particulière) de nos avant-gardes, et nommément avec les Suaires et les Anthropométries d’Yves Klein, l’artiste se retient d’intervenir, comme l’auteur nécessairement anonyme du faux saint Suaire de Turin.
C’est ainsi qu’une bonne part de l’art moderne, depuis Rimbaud, exalte la non-ingérence et mise toute l’efficace de l’effet produit sur l’Autre (derrière lequel Je s’efface, et se dissout). L’artiste se veut supra-conducteur de forces qui le dépassent, mais dont son œuvre est l’empreinte, l’indice ou la relique ; relevé d’un « travail » anonyme du Rêve, du Monde, du Collectif ou du Système… Toute création de fait relève d’un pluriel incalculable et proprement irréductible. Mais nous savons aujourd’hui que cette Entrée des médiums (selon le titre d’André Breton) précédait de peu celle des médias, et le rabattement de l’art sur la communication.
En aval, en effet, la réception s’organise. Spinoza déjà l’avait rappelé un peu sèchement à Hugo Boxel (lettre 54), « La beauté, Monsieur, n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet se produisant en celui qui la considère ». Et il est bien vrai que tout objet recèle une dimension esthétique, il suffit de le regarder longtemps – assez longtemps pour le dépouiller de sa valeur d’usage, et laisser remonter sa valeur d’exposition. L’effet-art, dans une large mesure, repose sur un ralentissement de la vision. Inversement, le regard pressé des touristes charterisés ou les queues dans les grandes expositions annulent une bonne part du « message » des œuvres. Oui, ce sont les regardeurs qui font le tableau, ou la qualité du regard qu’on pose sur lui.
Dans cette veine, on ne compte plus les déclarations par lesquelles l’artiste s’en remet aux capacités du public : « Vous voyez ce que vous voyez » déclare Frank Stella (le minimalisme est un quiétisme de la réception). Ou passe avec lui un pacte de co-création : l’un des ballets de Forsythe s’intitule « Bienvenue à ce que vous croyez voir ».
En bref, il fait beau. Sujet, verbe, complément. Mais notre sujet est devenu impersonnel ou collectif, météorologique, gazeux ; et cette météo défie la logique en mêlant le sujet au temps, et à l’espace le plus large. L’envoi dépasse l’ouvrier, l’art n’a pas lieu (résidence) mais désigne un processus, un mouvement, un élan qui débordent l’objet (le rejeton ou la petite monnaie du trajet créateur). Combien de productions d’art contemporain s’épuisent à nous signifier que l’art ne se limite pas à créer des objets ? « Ceci n’est pas de l’art », ou « L’art n’arrive pas où vous croyez »… Le verbe faire ne renvoie plus à une action ponctuelle, ou simplement technique (faire une table), « faire beau » suppose moins l’application d’un sujet à un objet que la jonction de deux sujets. Bref, la production artistique s’avère pragmatique et performative, son énoncé renvoie (réflexivement) aux conditions de son énonciation, et à une institution sociale qui garantit son efficace.
La sociologie ou la médiologie de l’art commencent à bien cerner quel est ce collectif qui opère en dernière analyse. Grâce aux travaux en France de Debray, Latour, Hennion, Nathalie Heinich ou Raymonde Moulin, nous assistons à un véritable repeuplement des médiateurs, ou au remembrement du geste créateur ; non par l’application du social à l’art, ni la réintroduction de celui-ci dans celui-là, car ils n’ont jamais été séparés que dans la tête des critiques ou de dévots. Entre l’objet et le sujet de goût, ces médiateurs imbriqués qui font notre phénomène s’appellent les commanditaires (prélats, princes ou marchands), les collectionneurs, les critiques, les connaisseurs et l’appareil médiatique en général. La liste des facteurs de l’art inclut des sujets animés aux inanimés dans la chaîne des quatre M, métiers, marchés (avec leurs réseaux bancaires), médias, musées, sans oublier les matériaux disponibles et leur histoire.
Michael Baxandall par exemple, dans L’œil du Quattrocento,a bien analysé dans les tableaux la présence du bleu outremer, où se condense une valeur religieuse (le manteau de la Vierge), une dépense somptuaire indice de la richesse du commanditaire, enfin un support technique de meilleure qualité, gage de durée et placement sur l’avenir. L’énonciation de la chose obscurément appelée art est un parcours indissociablement technique (action du sujet sur l’objet) et pragmatique (relation de sujet à sujet).
Le beau, enfin, ne semble plus constituer l’objectif principal, et se trouve largement supplanté par la surprise, l’événement ou l’écart à l’attente, pour une raison qui se déduit clairement de l’impératif médiatique ou communicationnel : l’information est devenue la mesure de toutes choses. Or la valeur principale d’une information réside dans sa nouveauté. Devant le mystère de la sélection ou de la distinction de telle œuvre par le musée, ou les médias, « c’est beau » veut largement dire « ça m’intègre » : un collectif sacralise la chaine de ses médiations ou adore le mystère de sa relation, le goût esthétique s’affiche comme carte de membre. L’art, selon le mot de Kant, est toujours promesse de communauté, mais cette messe n’est plus gagée sur le Ciel ; ou plutôt, le ciel de la religion est devenu celui de la météo, capricieux et changeant. N’en rions pas : le rabattement d’une transcendance désormais horizontale et largement confondue au marché, qui s’observe dans l’art, continue de faire symptôme et système avec un mouvement plus général, celui de la démocratie, qui sécularise ou désacralise tout ce qu’elle touche. Quand les hommes savent qu’ils sont entre eux, et que le ciel est vide, la question devient quoi adorer ? La culture de masse ou les resacralisations secondaires qui accompagnent toutes nos prétendues démystifications montrent assez la permanence de la religion, mais celle-ci se joue entre nous, horizontalement. La modernité annonce moins la fin de la transcendance que le rabattement de celle-ci sur la communauté et ses œuvres bizarres.
La transcendance rabattue sur la communauté
Le régime démocratique se caractérise par l’absence de fondements autres que le contrat, et par la déhiérarchisation, ou des hiérarchies tournantes qui ne doivent rien au ciel ni au sang. L’art contemporain épouse ce paradigme, mais ses musées sont souvent vides, car l’art a traditionnellement plus d’affinités avec le sacré et l’autorité politique qu’avec le nivellement des conditions, les sondages d’opinion et la mise aux voix.
Le paradigme commun à la démocratie et à l’art contemporain est largement celui de l’autoréférence. On peut, pour comprendre celle-ci, en revenir à l’analyse du snobisme selon Proust (observateur aigu de la « démocratisation » du Faubourg Saint-Germain). Il montre l’auto-élection d’une petite communauté, le « clan » hors duquel n’existent qu’ennuyeux et barbares ; mais cette carte de membre cache mal son arbitraire, et confère fort peu d’avantages, le dedans du cercle tant convoité se révélant, à l’expérience, aussi nul que le dehors. Le snob est fasciné par une communauté s’adorant elle-même, autoréférentiellement, par transcendance déviée et connivence pure ; les valeurs ont fondu, il n’est resté que les mimiques ou les marques sociales arbitraires de la distinction ; tout contenu s’est effacé au profit de la seule relation. Tel serait, suggère Proust, ce qui de la religion (ce qui relie) nous est resté. Quand Dieu est mort, selon la « bonne nouvelle » de la démocratie, les hommes deviennent des dieux les uns pour les autres.
Cette analyse célèbre éclaire une bonne part de l’art contemporain, qui sélectionne son destinataire en lui accordant d’entrer dans un club plus ou moins étroit et sophistiqué. On ne s’attroupe plus pour regarder les belles choses, on déclare belles (« significatives », « nouvelles » ou « intéressantes ») les choses autour desquelles on s’attroupe par mirage optique. Comme dans la fable des Habits neufs de l’Empereur de Chine, les cris d’admiration poussés par les sujets ne se réfèrent à aucun objet (l’étoffe est réputée invisible aux lourdauds), mais à la relation de distinction que chacun pense ainsi s’assurer auprès du roi. Hallucination renouvelée dans combien de vernissages, où les commentaires se portent moins sur les œuvres que sur les relations qu’on peut nouer à la faveur de celles-ci ; c’est la tribu ou le village qui se donnent en spectacle à l’occasion de l’exposition.
Quelques manifestations d’art contemporain en ont tiré la conclusion qui s’impose : au Magasin de Grenoble, je me souviens qu’une exposition de Pistoletto accueillait les visiteurs par un gigantesque miroir : vous qui entrez, laissez toute espérance de contempler ici aucune image… si ce n’est la vôtre ! L’objet ou la machine, devenus invisibles ou quelconques, refluent sur les assistants, toute l’œuvre consistant à rassembler ceux-ci (c’est bien le cas de dire que les regardeurs font le tableau, et l’objet même du regard). À Fatima de même la foule voyait la Vierge, comme à Nuremberg le Fürher. De la convergence des regards renaît l’objet dans sa transcendance, son tremendum ou sa terribilità. Et il importe peu, souligne Proust, que cet objet soit nul : la médiocrité d’Odette ou du clan Verdurin ne les rend pas moins attirants, et nous savons bien qu’aux premiers temps d’une séduction amoureuse, ce sont les qualités intrinsèques de l’objet qui comptent le moins… Mais notre conscience s’en trouve dédoublée, malheureuse ou ironique, à l’image de notre communauté, capricieuse et désœuvrée. Car le collectif tient par la transcendance : un groupe consiste et se ferme par l’appel, venu d’en haut, d’un principe qui le dépasse – tel est du moins l’axiome d’incomplétude formulé par Régis Debray. Or nous pouvons demander à Dieu beaucoup de choses, mais Dieu lui-même, à qui le demanderons-nous ?
Il est clair que l’art contemporain a enregistré cet éclatement du religieux, ou son nivellement. À coups de fétiches, de totems et d’installations, c’est une religion en miettes qui se cherche dans les gravats du sacré. Mais les resacralisations secondaires de l’artiste enfantin, gribouilleur, expressionniste ou exhibitionniste pourront-elles y suffire ?
Entre guillemets
De l’autonomie à l’autoréférence, l’évolution de l’art moderne est passée par l’autocitation, qui vaut d’être enfin mentionnée, car c’est de mention qu’il s’agit, par opposition à l’usage. Une bonne part des œuvres contemporaines s’avancent entourées de guillemets – c’est ce qu’on appelle en linguistique l’autonymie, stade suprême de l’autonomie. Un mot autonyme ne renvoie qu’à lui-même, et tout mot peut le devenir, avec par exemple la phrase « ‘mot’ contient trois lettres ». Il suffit de lui mettre les pinces à linge des guillemets pour qu’il se trouve exposé ou cité. Mis à sécher. Ainsi l’objet d’art. Ces guillemets concentrent donc la valeur d’exposition, et c’est sur eux que j’aimerais conclure ce propos (ouvert en mettant entre guillemets mon titre).
L’exposition semble en effet devenue la question centrale, comme en témoigne sa fréquente mise en cause par des gestes (avec l’art pauvre, minimal ou conceptuel, le land art, les objets enterrés, etc.) qui voudraient questionner notre vue, ou une saisie en général. La relation de regard concentre l’énigme, un regard qui n’est plus de délectation ni d’élévation mais de choc, comme l’avait énoncé Benjamin à propos du cinéma. Es gibt, étant donné…, tout mot peut devenir autonyme de lui-même, et tout objet, de même, signifiera sa propre occurrence. Telle est la formule simple du ready made (promotion de l’objet banal) et son message inexpugnable. Pourquoi le porte-bouteille entre-t-il au musée ? Que le porte-jarretelle y figure étonnerait moins, et l’on conçoit parfaitement un musée ou une collection de fétiches (expression presque pléonastique). L’introduction du ready madeen revanche porte la sorcellerie à un comble, ou du moins la déplace le long de la chaîne, de la production vers la réception, vers l’institution et le collectif : ce qui fait lien, pacte ou énigme n’est plus dans l’objet, mais désormais entre nous.
Faut-il voir dans l’urinoir ou la roue de bicyclette une généralisation de la relique ? Quel fantôme ou hystérésis de sacré animent encore ces déchets de la vie quotidienne ? Ainsi exhaussés ils peuvent nous communiquer la surprise, le choc, la dérision ou l’angoisse. Mais, en deçà de leur charge résiduelle d’humour ou d’affect, ils nous renvoient d’abord très démocratiquement à leur présence même, irréductible à tous les détours de la représentation. « Penser la présence de tout présent dans son altérité irréductible », écrit Marc Le Bot de l’œuvre d’art. La tragédie grecque ou les tableaux de la religion nous parlaient de notre errance, de notre souffrance ou de notre mort. La plus dérisoire des œuvres contemporaines nous renvoie à notre contingence : comme nous, elle pourrait ne pas avoir lieu, elle vacille au bord du néant ou du bruit, et le rappel de ce dépaysement ou de cet exil radical fait son prix.
Qu’il fasse ou non beau dans l’art, nous n’avons pas fini de scruter le ciel.
Laisser un commentaire