Un curieux renversement – pour ne pas dire une étrange défaite – frappe ma génération, celle qui a commencé sa carrière d’enseignant dans les années 1960-1970. Dans les combats contre l’homophobie, le racisme, pour la défense des minorités opprimées ou de la cause des femmes…, il était évident pour des gens de ma formation que l’argument propre à réfuter les discriminations était d’invoquer l’universalité des conditions, et de ne rien céder sur leur foncière égalité (d’où découlerait la fraternité). Ce rappel à l’universel n’était certes pas évident à démontrer, puisque nulle part on n’observe la tant désirée « égale dignité » des personnes ; dans le monde moral comme en géométrie pourtant, où les cercles et les droites que nous traçons ne respectent pas empiriquement leurs définitions théoriques, l’universel ne se laisse pas observer ; il demeure une exigence de la raison, un idéal ou un horizon vers lequel tendre, non une donnée factuelle déjà réalisée. Mais c’était une raison de plus pour l’affirmer ou, comme dirait un kantien, le postuler.
Arc-boutés sur ce partage fondateur entre la loi morale en nous (et le ciel étoilé au-dessus de nos têtes), d’une part, et de l’autre les accidents et tribulations du monde empirique, nous nous faisions forts d’élever les jeunes consciences que nous formions aux puissances et aux prestiges de l’idéal ; la chute des corps, ou la trajectoire du boulet de canon calculées par Galilée, ne montraient pas dans leur course la pureté de sa prédiction, mais malgré les démentis de l’expérience c’est en s’accrochant aux idéalités mathématiques que l’illustre promoteur de la physique classique ouvrait un boulevard à notre monde scientifique et technique, tendu vers la rigueur et la précision… « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : de Platon à Kant, la philosophie ne cessait de redresser notre regard vers le ciel.
Ou, pour le dire d’un mot, grec : dans le logos se rencontraient à la fois le langage, le calcul et la raison. Philosopher c’était logon dounai, rendre raison, ou argument pour argument, et c’est ainsi (et seulement ainsi) qu’un horizon de pacification s’ouvrait pour notre commune humanité, l’espèce des animaux parlants, et doués dans cette mesure d’un minimum de raison. Enseigner la philosophie s’identifiait à ce chemin de lumière (et des Lumières), au terme duquel les hommes, aimantés par cet idéal universaliste, ne pourraient que tomber d’accord, tant pis pour toi Calliclès, dégage Gorgias !
Cet optimisme rationaliste ou cette euphorique réconciliation rencontraient pourtant, dans mon propre cursus, leur limite avec l’enseignement de Derrida ; la déconstruction, lâcha-t-il un jour comme pour mettre les points sur les i, c’est qu’« il y a plusieurs langues ». Abyssale formule ! Fallait-il en déduire « autant de raisons (de logoi) que de langues » ? Logos, ce principe de toute mise en ordre,pouvait-il se décliner au pluriel, voire selon une infinité de formulations, ouvert à une incalculable, une intolérable prolifération ? Je devais découvrir beaucoup plus tard, lisant François Jullien, à quel point les philosophes classiques ne s’avisaient pas qu’ils pensaient en langue, confinés qu’ils étaient dans une pensée tributaire des catrégories et découpages de celle-ci : pauvre Descartes, qui doute de tout sauf des mots qu’il emploie, et qui le mènent à son insu ! Pauvre Kant, confondant ses fameuses « catégories de l’entendement » (universelles donc) avec les particularités et les idiotismes d’une langue indo-européenne ! Et c’est ainsi, ironisera Nietzsche, que de beaux édifices philosophiques se trouvent inopinément rattrapés par les présupposés de leurs grammaires…
Jullien, au fil de son œuvre (considérable), m’explique à quel point ma langue travaille ma pensée, et qu’il n’y a donc point de logos planant au-dessus des cultures comme leur expression enfin universelle. La langue chinoise, totalement étrangère à nos racines indo-européennes, conduit son locuteur à penser fort différemment.
Mais, pour m’en tenir ici au legs de Derrida : sa déconstruction consiste à mettre en évidence ou à soupçonner, sous le jeu réglé des échanges d’une raison apparemment pacifique, les dénivelés parfois abyssaux des conditions d’énonciation, ou d’interlocution. Chacun identifie sa culture à l’horizon commun, alors qu’il parle et pense depuis une clôture irrémédiable ; nos mondes propres se font la guerre, bien loin de conspirer ou de travailler en direction d’un « propre de l’homme », ou d’un monde commun. Le monde masculin n’est pas celui d’une femme, le monde de l’hétérosexuel pas celui des communautés LGBT, l’horizon du colonisateur européen ou américain ne coïncide pas avec celui de l’indigène africain ou amérindien, etc. De sorte que le beau mot de culture, fièrement décliné au singulier (dans un monde ancien ?), se morcèle sous nos yeux en un pluriel irréversible qui en retourne la signification : jadis principe d’ouverture et d’entente par le haut, les cultures désignent leur fermeture, et nous imposent l’allitération, culture, clôture…
Déconstruire, ce maître-mot d’une philosophie qui se répandit aux Etats-Unis comme une traînée de feu (jusqu’à inspirer à Woody Allen un titre de film, Deconstructing Harry), c’était donc faire droit aux conditions toujours particulières de l’énonciation, en élaborant un peu mieux la question de savoir « qui parle ». Déconstruire ce n’est surtout pas détruire, mais détisser, désenchevêtrer pour faire surgir l’impensé, le connoté, et ainsi se projeter plus loin ; là où une pensée binaire s’obstine dans ses oppositions reçues, stériles, la déconstruction propose un enrichissement du débat, un geste de paix ou un dénouement bienvenu. Là où une position identitariste s’accroche à son chez soi, Derrida questionne sans relâche la valeur d’hospitalité, et brouille notre perception des frontières.
Comme le souligne fortement Benoît Peeters aux premières pages de son beau livre (Flammarion 2010), Derrida eut toujours, devant les communautés refermées sur leurs dogmes, un mouvement de recul ; ce philosophe détestait appartenir. Or le paradoxe de son fulgurant essor aux Etats-Unis sera d’avoir contribué (dans la mesure où l’on peut prêter à une philosophie une efficace) au morcellement communautariste de la société qui vient, et au marquage renforcé des mondes propres.
En se réclamant de la déconstruction, la femme peut dire à l’homme, ou le noir au blanc, ou le LGBT à l’hétérosexuel…, qu’ils n’ont décidément rien en commun et que discuter de leurs différences ne mène nulle part. Pire : qu’il n’y a rien à apprendre du territoire de l’autre, et que (pour une néo-féministe) ouvrir un livre rédigé par un homme présente un risque grave de pollution… Là où lui-même, minant notre confort intellectuel, rendait nos partages énigmatiques en questionnant la fabrique des identités, la reconstitution des entités, en insinuant partout l’ironie et le doute, en pratiquant un corps-à-corps rusé, interminable avec la langue ou une écriture pleine de sous-entendus, de charmes et de chances (« Je marche sur un sol qui se dérobe sans cesse », comme le cite Peeters page 214), les « élèves » américains de Derrida, infiniment moins sophistiqués et cultivés que lui, se contentent d’arrogantes proclamations d’appartenances et opèrent un brutal retour au chacun-chez-soi !
Si je ferme les yeux et laisse monter en moi l’impression la plus générale reçue de Derrida, je dirai : douceur. Je revois son sourire, sa grande prévenance, ses longs silences, son imperceptible ironie… Le paradoxe de son influence, aux Etats-Unis d’où nous revient aujourd’hui la « French Theory » accommodée à la sauce ketchup, c’est de contribuer à la brutalisation, voire à l’interdiction du débat. Au nom de l’offense, toutes sortes de minorités se sentent en droit d’interdire un film de Polanski ou de Woody Allen, ou des conférences (pourtant prévues en territoire universitaire) de Sylviane Agacinski (pour cause « d’homophobie notoire »), ou de François Hollande dont ses censeurs vont jusqu’à brûler publiquement le livre… Une pièce d’Eschyle de même, qui devait se jouer en Sorbonne, se voit boycotter au prétexte que le maquillage des acteurs évoque, auprès d’un chatouilleux collectif, une caricature du masque nègre. Inutile de dire à quel point ce dernier mot fait difficulté, ou outrage : on est en train de changer pour cela la couverture d’un best-seller d’Agatha Christie !
Que pensait Derrida du « politiquement correct », dont il observa sur les campus les premiers ravages ? Que dirait-il aujourd’hui, lui qui a tellement travaillé les questions d’écriture, de nos rampantes, envahissantes et grotesques « écritures inclusives » ? En tous domaines des minorités s’affairent pour défendre le particulier, la singularité des corps ou pour réparer les offenses aux victimes, dont on lira le catalogue dans le livre détaillé, offensif et documenté que vient de publier Nathalie Heinich au éditions du Bord de l’eau, Oser l’universel, contre le communautarisme. Tout pivote en effet autour de ce mot dont notre pays fit un drapeau avec sa Déclaration ubiverselle des droits de l’homme, comme je l’ai dit en ouvrant ce billet : dans un monde ancien, la revendication d’universalisme (de commune humanité, de réciproque égalité) était le plus sûr rempart contre les attaques racistes, ou stigmatisant les « différences ». Or, par un saisissant tête-à-queue, voici que ces différences sont à présent fièrement revendiquées, et que le mot race lui-même, au moins aux Etats-Unis, est désormais recommandé, alors que tout rappel à l’universel, ou à un possible monde commun, est suspect d’arrogance assimilatrice, ou comparé au rouleau compresseur.
C’est ainsi que l’Université, creuset ou matrice s’il en est de l’éducation à l’universel, se voit minée par les queer, les gender ou les colonial studies… Une féministe classique se battait au nom de l’égalité, une néo-féministe brandira au contraire son irréductible originalité face au nivellement des conditions, et à l’oubli de ce que son corps détient, ineffablement, d’original. Je mentionne le corps à dessein : tous ces mouvements ou ces revendications qui nous agitent, et qui développent une sorte d’épidermique allergie aux autres, sont contemporains d’une promotion du corps, au détriment de la parole ou, plutôt, du défunt logos. Une ligne-chair, montante, bruyante, ne cesse de miner une plus ancienne et abstraite ligne-verbe. Ou, pour le dire avec les ressources de la sémiotique, nous assistons en quantité de domaines à la victoire des indices sur l’ordre majestueux mais fragile des symboles ; or le symbole détaché, lointain demeure de l’ordre de la représentation ; l’indice, chaud, au contact, toujours physique, de l’ordre de la présence. On débat avec des symboles, avec les indices (moins négociables) on s’affronte, on s’attire ou l’on se repousse.
Au nombre des tête-à-queue les plus ahurissants (abondamment décrits par Nathalie), on voit ainsi des « islamo-gauchistes », ou pire des néo-féministes, prendre la défense du voile à l’école, au prétexte qu’il s’agit de soutenir une minorité opprimée dans l’expression de sa culture. Peu importe la laïcité (suspecte de colonialisme puisqu’inventée et promue par l’Occident), peu importe le sort d’enfants ou de fillettes reconduits dans un ordre religieux et patriarcal moins favorable à leur libre épanouissement que les règles de l’école républicaine.
La culture-qui-vient (la clôture) me semble marquer une formidable régression, primaire, par rapport aux exigences et aux subtilités d’un ordre davantage fondé sur la ligne verbe, sur la prééminence de l’ordre symbolique, sur une visée d’universalisme, sur la pratique du débat. Ne considérons que ce dernier terme, et les interdictions prononcées contre lui lors de la conférence de Sylviane Agacinski, ou de François Hollande, qui affrontèrent des attitudes totalitaires, voire carrément fascistes. La culture dite (sans doute par antiphrase) cancel ne débat pas, elle efface, elle baillone. Le mouvement woke de même, qui par son étiquette ferait référence aux éveillés (aux vigilants limiers qui débusquent partout la discrimination, la stigmatisation), ne remplit son programme qu’en morcelant l’espace public, en émiettant nos mondes communs en une toujours plus friable dispersion communautaire (car les minorités sont virtuellement partout, à quand la ligue des daltoniens, le lobby des bègues, des rouquins, le syndicat des gens de petite taille ?…). Ce mouvement semble avoir pris le contre-pied de la formule d’Héraclite, « les hommes éveillés habitent le même monde »… Avec la woke culture, la multiplication ds victimes crie vengeance, et effondre sans retour l’espace républicain dans la bigarrure des communautés dressées les unes contre les autres, ghettoïsées, libanisées (écrit Nathalie).
Voulons-nous vraiment de ce nouveau monde de la critique, où l’affiliation à des collectifs non-négociables (familiaux, sexuels, religieux) remplacera l’adhésion à des cercles plus larges, nation voire humanité ? Voulons-nous d’une notion de l’identité poussée à l’identification, à l’étui, à la crampe ? Car l’identité connaît bien des facettes, des ruses et des moments, quel effondrement, quel carcan et que de simplifications chez nos identitaristes ! Qu’avons-nous à y gagner ?
Réveille-toi Derrida, dis-leur ! Mais c’est à nous hélas de reprendre ses livres, de ne pas laisser le monde qui vient à ce point enterrer ou déformer une pensée libératrice par ignorance, par arrogance. Aragon décidément nous avait prévenus, Rien n’est jamais acquis à l’homme ni sa force…
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