Bruno Latour (avec Nikolaj Schultz) vient de consacrer un bref ouvrage à une question qui ne pourra que retentir en cette période d’élections présidentielles, pourquoi l’écologie politique réussit-elle à la fois « l’exploit de paniquer les esprits et de les faire baîller d’ennui » (Mémo sur la nouvelle classe écologique, Les empêcheurs de penser en rond,page 47) ?
Cette « classe écologique » est en effet devenue dominante, non seulement en puissance martèlent nos auteurs, mais en acte si l’on considère moins le nombre d’adhérents à un parti, ou d’électeurs de Yannick Jadot, que la foule d’actions locales, de coordinations ou d’initiatives citoyennes qui partout s’affairent à retarder le divorce (ou à combler l’écart) entre le monde dont on vit et le monde où l’on vit. Le grand enjeu est en effet de faire que cette Terre demeure habitable. Or il semble évident, assure Latour, que dans les mentalités ou les sensibilités le tournant a bien eu lieu, « un grand retournement » (chapitre III) ou une prise de conscience irréversible, mais avec quels effets tangibles, quelle convergence des luttes ou quelle émergence d’un mouvement politique qui soit à la hauteur de la tâche, et prenne celle-ci à bras-le-corps ? Ce mouvement se fait attendre, la conscience n’entraîne pas, ou peine à mobiliser durablement les masses ; la bataille pour l’écologie se joue en ordre dispersé, son urgence n’est pas évidente, je sais bien… mais quand même semble, in petto, soupirer chacun.
Pourquoi tant de négligence quand les dangers frappent à notre porte, quand leurs signaux chaque jour se multiplient ? Nos deux auteurs s’attaquent donc, avec ce petit livre, à une question elle-même négligée par les organisations : l’écologie, trop jeune peut-être, n’a pas (encore ?) su trouver les mots, elle peine à frapper ou à entraîner les imaginations ; obnubilée par la nature, n’aurait-elle pas sous-estimé les luttes dans la culture, la bataille des idées et des sensibilités, le temps long de la formation du goût et des mentalités ?…
Considérons, plaide Latour, la gestation de la Révolution française et tout le travail des Lumières, des salons, des romanciers et des philosophes qui, en amont de celle-ci, ont permis à une majorité de Français de voir en pleine lumière le scandale d’un pouvoir occupé par une classe improductive, tandis que les forces vives de la nation, ou le pays réel, étaient reléguées dans la servitude et l’effacement… Travail de culture, sur le langage ou sur les imaginaires, travail de façonnage ou de mise à niveau des représentations. « La lutte des idées précède donc de beaucoup le processus électoral » (page 74). Or combien de grandes œuvres d’art, de séries télévisées, de chansons ou de romans pouvons-nous citer qui se réclament de la cause écologique ou la font aujourd’hui avancer ? En bref, argumentent nos auteurs, il manque à ce mouvement ou à cette cause, encore trop diffus, une rhétorique doublée d’une esthétique, capables de capter les rêves ou les désirs qui sont le vrai moteur et le nerf de la mobilisation.
Mais les exemples tirés des révolutions précédentes éclairent peu, tellement notre conjoncture est différente, voire opposée. « En avant ! », proposaient la Révolution française mais aussi bolchevique, tendues vers la libération des forces productives ; « en arrière toute », aurait plutôt tendance à afficher le mouvement ou la mobilisation écologique (page 28). La production, qui fit les beaux jours des générations précédentes, et en particulier de nos « trente glorieuses », s’est aujourd’hui ou dans le nouveau paradigme retournée en destruction. Ce qui semblait jadis un bien inconditionnel s’est changé en mal radical, le désirable est devenu repoussoir, quel bouleversement dans nos repères !
Il est indéniable que les injonctions venues de l’écologie ont quelque chose de punitif, rapportées au modèle précédent. Less is more nous répètent ses prophètes, commencez par restreindre vos appétits, vos désirs, vos envies – pour vivre mieux, en ménageant la vie de tous les autres vivants qui conspirent à la nôtre… Mais les imaginaires peuvent-ils spontanément se régler sur une injonction perçue comme négative ? C’est tout le problème, on le sait, des campagnes de prévention : « Défense de fumer », ou « Fumer nuit gravement à votre santé »…, ces slogans (éventuellement assortis d’images gore) n’auront qu’un faible impact sur la consommation d’un accro du tabac ; notre inconscient n’enregistre pas l’idée de limite, il n’est pas sensible à la négation, dira le psychanalyste. Il convient donc, pour tourner cette difficulté bien connue des médecins ou en général des éducateurs, de donner au même message une forme positive, « Prenez la vie à pleins poumons ! »…
Une difficulté connexe concerne l’idée de développement, un horizon qui allait de soi jadis, mais que notre nouveau monde remplace par l’impératif d’enveloppement (page 30) : ce que nous produisons ne doit pas, au nom de l’enrichissement, détruire le milieu qui soutient et recycle nos précieuses ressources. Toute production doit donc veiller à ne pas léser ou détruire l’écosystème nourricier dans lequel nous puisons, mais calculer au plus juste la balance des profits et des coûts, en tenant compte de toutes les « externalités négatives », le plus souvent cachées ou absentes dans l’ancien mode de production et de calcul de la « croissance ». L’écologie à cet égard, c’est l’économie au sens large, une éco-nomie (une « loi de la maison ») plus sensible ou attentive aux paramètres invisibles de nos actions. Cette formule permet de replacer le nouveau paradigme dans le sillage de l’ancien, il s’agit toujours d’une rationalité qui procède par le calcul des bénéfices et des pertes. Et la classe écologique, si disparate soit-elle, reprend bien, en les amplifiant, les luttes de la gauche émancipatrice. Mais cette discrète continuité de l’économie à l’écologie, en élargissant notre capacité de calcul, affronte tout de même un défi difficile, celui de mieux penser cette obscure notion de milieu, avec sa déroutante topologie, ses boucles étranges et ses interdépendances. J’avais moi-même, participant au comité de rédaction de notre revue Médium (dirigée par Régis Debray) rappelé que ce titre désignait ou appelait un changement de paradigme, proprement écologique, mais mes camarades n’ont pas souhaité orienter notre curiosité vers de tels parages…
L’interdépendance pourtant constitue un défi (et un horizon stimulant) pour la pensée, mais cela heurte une idée spontanée ou primaire que chacun nourrit, in petto, de son individualité, voire de sa liberté. Sur ce point encore, l’écologie propose donc d’en rabattre : il n’est pas a priori enthousiasmant de tenir le compte de nos dépendances, ou d’examiner d’un peu près quels sont, en nous et autour de nous, ces liens qui libèrent… (page 43).
La nature en d’autres termes, puisque nous en dépendons, n’est pas l’objet dont nous pourrions, selon l’illustre formule de Descartes, nous rendre « comme maîtres et possesseurs », mais plutôt l’archi-sujet (tel qu’il n’en est pas de plus grand) qui toujours nous tient et nous possède. Une certaine blessure narcissique, la quatrième si nous suivons la trilogie bien connue posée par Freud de nos successifs décentrements (avec Copernic du centre de l’univers, avec Darwin d’une filiation divine ou créationniste, avec la psychanalyse qui nous déloge du magistère de la conscience), fait reculer notre prétention à dominer la nature, et ce réencastrement, pour citer un mot qui revient dans ce livre, ne nous flatte pas.
Le centre d’ailleurs, et beaucoup de réflexes ou d’attitudes venus d’une pensée centralisatrice, se trouvent malmenés par le nouveau paradigme, qui invite à passer par les marges, et à explorer la périphérie. L’écologie politique peine à s’organiser parce qu’elle n’est, pas plus que ses objets d’étude ou de soins, centralisante. Nous avons évoqué la dispersion des initiatives qui font à la fois la richesse et la moindre visibilité de ce mouvement, ou de cette mouvance ; mais c’est que rien, dans une logique du milieu, n’agit de façon linéaire, et la relation des causes et des effets y est elle-même complexe, ou aléatoire, grevée de quantités de conditions qui s’opposent à l’action droite, et à de sûres prédictions. Entrer en écologie, c’est marcher sur un sol qui se dérobe ou s’effrite sans cesse.
Mais revenons à la distinction princeps qui ouvre ce livre, l’écart urgent à combler entre le monde dont on vit et le monde où l’on vit. Tant que ces deux mondes demeurent étrangers ou distants, il nous semble loisible d’exploiter, de piller, d’extraire à tout va : le fond des mers avec la surpêche, les métaux ou les terres rares en Afrique, que nous sont ces anciennes colonies, ces peuples oubliés ? Sur lesquels nous déversons au passage les excréments de notre croissance, les tonnes de nos déchets… Un Trump, un Bolsonaro de même n’ont que faire de l’urgence climatique, ils n’habitent pas apparemment ce même monde que la déforestation ou la surconsommation menacent de rendre bientôt irrespirable. Faire coïncider ces deux mondes, n’en habiter qu’un seul, en sachant à quel point il est fragile et en voie d’épuisement, c’est remembrer l’espace et prendre le parti du commun, ou d’une communauté globale que l’individualisme consumériste ne cesse d’émietter. Car, que cela nous plaise ou non, nous sommes embarqués dans le même bateau. Sans embarcation B, ni astronef d’évacuation.
Or ce qui vaut pour l’espace, exigu, périssable de nos existences, vaut aussi pour le temps. Au nom de notre sacro-sainte croissance, nous ne pillons pas seulement des ressources extérieures qui ne nous appartiennent pas de droit, mais nous dévastons du même coup, allègrement, le futur de nos enfants. Sur ce point aussi un « grand retournement » s’opère, qui brouille les frontières générationnelles ou les cartes des classes et de traditionnelles affiliations ; jadis les parents préparaient l’avenir de leurs enfants, qui recevaient d’eux un héritage précieux pour leur propre développement ; aujourd’hui ou demain, de quoi sera fait cet héritage ? Terre dévastée, biodiversité saccagée, épuisement des ressources au profit de bénéfices de court terme, réservés à quelques générations… Les boomers devraient avoir honte !
C’est, au fond, ce terme même de « ressources » qui fait difficulté, tellement nous croyons, étourdiment, qu’elles sont inépuisables. Toute la réflexion engagée par ce petit livre voudrait au contraire remplacer l’idée de ressource par celle d’habitabilité. La grande affaire n’est pas de changer ce monde, disait à peu près Camus dans son discours de Stockholm, mais d’empêcher qu’il ne se défasse ; pas d’apporter aux menaces climatiques ou aux pollutions de tous ordres le remède d’une course en avant technologique (pour combattre les maux, faire plus de la même chose), mais de comprendre où sont nos équilibres, et les limites à ne pas dépasser. « La classe écologique est celle qui prend en charge la question de l’habitabilité » (page 33). Et la prospérité qui en est la conséquence.
« Habiter le monde », ce programme qui n’a l’air de rien renverse ou corrige beaucoup de nos routines et de nos préjugés. Revenir à l’oikos, à cette maison qui donne sa racine aux termes d’économie, d’écologie, où nous entendons désormais un logis. Plût au ciel que l’homme, comme l’affirmait Hölderlin, « habite en poète sur cette terre » !… Habiter ce n’est pas dominer, exploiter ni régner, mais (d’une expression sur laquelle nous reviendrons dans les billets à venir) faire avec. Ce n’est pas s’extraire ni planer au-dessus des autres vivants, mais composer avec eux. Au moins comprenons-nous, à la lecture de ce petit livre, que l’écologie n’est pas un programme parmi d’autres, mais une révolution de pensée et d’attitudes dans tellement de domaines qu’on se demande comment notre monde, façonné par les impératifs de production, de consommation et de concurrence pourra l’accueillir. Il ne s’agit pas, avec l’écologie, d’opérer une transition (terme qualifié de « charmant euphémisme » page 31) mais un total, un violent renversement. Comment mieux inculquer de pareilles solidarités ? Comment, aux yeux de nos concitoyens, rendre aimable et entraînante une telle subversion de la plupart de nos valeurs ?
À moins face à cette course à l’abîme d’admettre (autre formule du poète Hölderlin décriée page 49 mais souvent citée par Edgar Morin, et que je crois juste), que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » ?
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