On donnait l’autre soir dans un petit ciné-club de Roussas, en Drôme provençale, le beau film de Patrice Lecomte, La Veuve de Saint-Pierre (2000), que j’avais vu et voici plus de vingt ans chroniqué dans le numéro 10 de nos défunts Cahiers de médiologie ; je ne revois pas ce film, et ne retrouve pas ce texte sans émotion, de quoi s’agissait-il ?
D’un retard il me semble, des effets fondateurs et civilisateurs du délai ou du différé dans les transmissions, de ce que nous devons (ou plutôt devions) au désajustement des espaces et des temps. Dans un monde en voie de globalisation, d’unification des transmissions et d’une tyrannie croissante du direct, l’histoire empruntée par le cinéaste à un fait divers du XIXe siècle ne manque pas de faire réfléchir. L’action se situe à Saint-Pierre et Miquelon, sous la Deuxième République. Un pêcheur, joué par Emir Kusturica, s’associe un soir de beuverie avec un congénère pour en tuer un troisième. Nous avons vu auparavant les deux meurtriers sur leur barque de pêche, fondus dans une brume épaisse et comme mélangés à cette poiscaille que leurs doigts gourds extirpent des filets, dans une indistinction où les identités et les personnes peinent à émerger ; nous les retrouvons au tribunal, mal distingués l’un de l’autre et quasiment sourds-muets, encore assommés par leur acte. Sur le chemin de la prison, l’un meurt lynché par la foule, l’autre est sauvé par la justice de la République qui l’enferme dans un cachot de la garnison, commandée par le capitaine Jean (Daniel Auteuil), jusqu’à l’exécution de la sentence, la mort par guillotine.
La « veuve »
C’est ici qu’intervient la péripétie ou le pitch médiologique, où l’institution et le facteur technique se croisent : l’île Saint-Pierre ne disposant pas plus de guillotine que de bourreau, il faut emprunter les bois de justice à la juridiction la plus proche, Fort-de-France, soit huit mois d’acheminement. Le montage alterné nous montre le lent voyage du fer séparateur, arrimé sur le pont du voilier La Marie-Galante, tandis qu’à Saint-Pierre les travaux et les jours qui passent sur le village – le magnifique contraste des saisons – séparent lentement la conscience du meurtrier de son acte, et d’une brute grelottante tirent un homme.
Il se trouve en effet que le commandant militaire a une femme, Pauline (magnifique Juliette Binoche), laquelle demande à son mari de lui confier le prisonnier, le temps d’exécuter quelques travaux domestiques, la construction d’une petite serre pour isoler des vents son jardin, la réparation de toitures aux villages voisins. Tant et si bien que cet homme, que la foule avait d’abord caillassé, devient peu à peu l’ami public auquel on demande des services, et se retrouve héros de l’île quand il sauve, au cours d’une scène typiquement hugolienne (celle où Jean Valjean/Monsieur Madeleine soulève la charrette du père Fauchelevent), une femme terrorisée dans la glissade de sa maison… Cette référence à Hugo s’impose particulièrement quand Pauline invite son prisonnier à prendre le thé (et casse d’émotion la théière), allusion évidente au premier chapitre des Misérables où Mgr Myriel accueille le forçat Jean Valjean. Dans Ridicule, Patrice Leconte condensait – au sens du Witz freudien – un certain esprit propre au XVIIIesiècle ; avec cette Veuve il tente apparemment de fixer, par la chronique d’une province reculée de la République française, un drame qui éclaire vivement la traversée du romantisme, et sa clôture par l’ordre républicain.
Deux principes vont en effet s’affronter tragiquement, par un conflit de devoirs qui donne à ce film sa profondeur : le couple formé par le capitaine et Pauline s’aime passionnément, et c’est par amour que le capitaine « prête » à sa femme le prisonnier, c’est avec une jalousie tenaillante qu’il les suit de sa lorgnette, quand tous deux cheminent durement sur la mer gelée, comme c’est par un amour sublimé et pour arracher le salut de cet homme que Pauline se consacre corps et âme à la rédemption du forçat, particulièrement au cours d’émouvante scènes d’apprentissage de la lecture, où elle guide son doigt et ses lèvres syllabe par syllabe… La force du film, à ce point de l’intrigue, est de refuser le scénario trop évident de l’adultère (dont la possibilité fait jaser les salons du village) au profit d’un conflit d’ordre supérieur : on éduque, on rachète un homme, jusqu’aux braves gens qui conspirent à sauver le condamné, et s’opposent unanimement à sa décapitation. Typiquement dissidente, Pauline comme Antigone, soutenue bientôt par la population, en appelle à une loi morale supérieure, à laquelle son mari adhère lui aussi et qu’il fait sienne par amour pour elle : ce prisonnier a changé, il ne mérite pas sa condamnation. Tandis que la petite société des notables, ballottée entre la monarchie louis-philipparde et le nouvel ordre républicain, ne l’entend pas de cette oreille, murmure contre le couple du capitaine et s’accroche à une conception stricte de la chose jugée.
Quand la guillotine enfin entre au port, le capitaine refuse de collaborer à l’exécution en la déchargeant ; mais cette preuve d’amour qui s’étend à la cause du forçat lui vaut d’être arrêté et ramené en France pour rébellion. Il meurt sous les balles d’un peloton d’exécution, et sous les yeux de sa femme, tandis qu’à Saint-Pierre la guillotine manipulée par un prolétaire de passage finit par trancher. En assassinant ces deux hommes, parvenus par des voies différentes au sommet de leur humanité, la jeune République montre assez ses limites. Quant à Patrice Leconte, il fait reculer celles de son art en tirant une fois de plus, d’un nœud obscur de passions et d’un terre lointaine et comme abandonnée, un film lumineux et d’une rare force morale.
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