La « ville de Marie » (avant)
Des lecteurs de ce blog me demandent pourquoi tant de détours, où sont traitées la guerre, la faim dans le monde, la condition paysanne, les fins de mois des indigents ? On dirait que le Randonneur se moque, indifférent aux pauvres gens ! Rien par exemple sur l’Ukraine depuis un mois, pourquoi tant d’évitement face à une actualité douloureuse pour chacun ?
Sans doute, mais qu’ajouter aux commentaires sagaces des observateurs qualifiés ? Je les écoute comme tout le monde, je rumine la nuit ces émissions qui m’empêchent parfois de dormir, que se passe-t-il là-bas, quelles nouvelles atrocités va nous annoncer la radio du matin ? Le sort de Marioupol, « ville-martyre » assiégée au bord de la mer d’Azov, assiège particulièrement l’imagination, que savons-nous de Marioupol ? Comme un trou noir dont les rayons restent captifs de sa masse, l’état de désolation y a franchi un tel degré que les informations n’en sortent plus : les « humanitaires » ne pénètrent pas dans la ville, dont les abords sont piégés, hérissés de mines, et les convois de réfugiés ne semblent pas davantage en sortir, qui pourraient témoigner de ce qu’ils ont vécu.
Il y a eu le bombardement du théâtre, si lointain déjà, les téléphones fonctionnaient encore et une femme en sanglots y recherchait son mari prisonnier des gravats ; un communiqué chiffrait à cinq blessés le nombre des victimes, estimation dérisoire… Mais depuis ? Les téléphones, les écrans se sont tus, mais pas les bombes ni les fusillades, comment les gens (cent-cinquante mille ?) survivent-ils, avec quelles ressources physiques et morales ? Depuis dix jours on nous répète que la situation empire, qu’elle y est devenue « extrêmement critique »… Je n’ai entendu que la parole d’une femme échappée de cet enfer, qui racontait d’une voix exténuée le fracas des bombes, les nuits sans sommeil dans des caves, le manque d’eau, d’électricité, de chauffage, de nourriture, la neige qu’on fait fondre pour boire et un tant soit peu se laver, la cuvette des WC impossible à vider au fil des jours, les cadavres jonchant les rues, le manque de tout…
La neige a cessé et pour boire, il faut maintenant vidanger l’eau des radiateurs. Comment les familles, les voisins regroupés dans les caves tiennent-ils, comment se partage-t-on l’eau, les dernières réserves de nourriture ? Comment les blessés sont-ils soignés quand plus rien n’est disponible ? Or ces gens étaient comme nous, ils allaient à la plage, fréquentaient le théâtre, les maisons de la presse, les cafés et les cinémas, comment survit-on à une pareille disparition de TOUT ?
Privés de voiture (même si certaines ont pu prendre la route voici déjà plusieurs semaines avec des carrosseries criblées, des pare-brises éclatés), comment émigre-t-on ? Que choisit-on de bourrer dans une maigre valise, un sac de voyage ? Et avec quel regard pour tout ce qu’on laisse derrière soi dans une maison éventrée, effondrée ? Pour ne parler que des objets… Je suis moi-même sur le point de déménager, nous devrons d’ici l’été mettre en caisse nos affaires, combien de cartons ? Il y faudra un gros camion, c’est fou toutes ces choses qui nous « manqueraient » si nous les abandonnions, pour moi des livres par centaines dont quelques éditions rares, des tableaux, deux services de table, l’argenterie de la tante X…, tout un décor familier impossible à trimbaler sur les routes, comment ferions-nous le tri ? Qu’éliminer dans ce fatras d’objets tous également « indispensables » ?
Mais encore : je me lève et tourne sans y penser le bouton électrique, la lumière jaillit, rien de plus naturel, dans le lavabo l’eau chaude ou froide coule à la demande, je vais pouvoir me raser, prendre ma douche… Et, en ouvrant le frigo, préparer le petit déjeuner. Ce midi, nous recevrons des amis et nous cherchons pour eux notre plus belle nappe ; il y a aussi leurs draps à préparer dans la chambre. Mange-t-on encore sur des nappes à Marioupol, s’y couche-t-on dans des lits ? Comment font-ils là-bas avec leurs enfants, des malades ou un aïeul grabataire pour dormir entre le fracas des bombes dans des caves où courent les rats ? Suffit-il pour se rassurer de se serrer les uns contre les autres ? Comment se réchauffer, se verser une tasse de café, se laver ?
Vue d’ici, cette ville au nom de kiosque à musique et de bains de mer demeure impensable. Inimaginable. Quand les premiers secouristes pénètreront enfin dans ce paysage dévasté, quel spectacle, quelle pestilence leur sauteront au visage ? Je songe aux « libérateurs » des camps de la mort en 1945, à leurs premières photos… Verrons-nous bientôt les mêmes à l’ouverture de nos journaux télévisés ? Pressé par Macron d’autoriser des couloirs d’évacuation, Poutine lui a objecté qu’il devait d’abord y réfléchir. Oui, le « dénazificateur » à front bas a besoin de faire tourner encore quelques jours la machine de l’exécution lente, lui-même pense pesamment, opiniâtrement, sans entendre les plaintes, les sanglots qui montent des gravats, des soupiraux… Il aime réduire ces gens à la vie des cloportes, de ces bêtes qu’on voit courir en soulevant les pierres.
Cette invasion de l’Ukraine nous plonge dans la honte, en faisant de nous des spectateurs impuissants. Comment peser sur l’événement, comment éclairer mieux le peuple russe abruti de nationalisme et de KGB ? Comment cesser d’être au spectacle, suspendus aux écrans, à nos postes de radio, passivement ? Cette guerre que Poutine fait à l’Occident par Ukraine interposée, nous disons qu’elle n’est pas la nôtre, et le chantage à l’arme nucléaire redouble notre désengagement. Jusqu’à quelle accumulation de souffrances, à quel degré d’infamie ?
« Parfois, partir » (dessin d’Ervée Chassouant)
Marioupol, Marioupol, ces syllabes chantantes nous hanteront longtemps, comme nous disons Auschwitz, ou Mathausen, « là-bas où le destin de notre siècle saigne »…
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