Suite et fin de l’exposé prononcé à l’ENS le samedi 2 avril :
Sept. Qui parle ?
Il faudrait, à ce point de l’exposé, examiner les jeux du discours indirect libre, c’est-à-dire la façon dont un auteur traversé ou transi par des voix multiplie les points de vue narratifs en créant des heurts, ou un kaléidoscope de subjectivités croisées. Croisement nous le savons est un maître-mot d’Aragon, qui ne concerne pas que la monumentale entreprise des Oeuvres romanesques croisées (quarante-deux volumes !) avec Elsa ; au cœur même de la narration, l’instance narrative ou auctoriale se trouve assez souvent, du dedans, contestée par les voix rivales d’une polyphonie énonciative, où le personnage prend la parole sans que celle-ci se trouve nécessairement cadrée ou signalée par les guillemets. Dans le même registre, une intertextualité active (bien débrouillée par Maryse Vassevière dans son livre Aragon romancier intertextuel, ou les Pas de l’étranger, L’Harmattan 1998), ne se soucie pas toujours de signaler ses emprunts par la typographie de l’italique, mais place sur le même plan le discours enchâssé et enchâssant, la voix de l’auteur et quelques fragments de ses lectures. Les collages, l’intertextualité, la dissémination de la voix narrative, une énonciation errante, le discours indirect libre…, autant de façons de nous rappeler que « tout m’est également parole ».
La première page d’Aurélien met ce ressort en pleine lumière. Au fil d’un récit qui commence sagement (à la troisième personne conjuguant un passé simple, une narration en mode externe donc) se remarque assez vite quelques progressives irruptions du personnage prenant la parole en son propre nom, ou tentant de dire je : qui parle dès le premier paragraphe avec la phrase « Les cheveux coupés, ça demande des soins constants », ou cinq lignes plus bas « plutôt petite, pâle, je crois » ? La suite du texte multiplie ces affleurements, où sans guillemets s’entend le discours intérieur du personnage. Le procédé, d’une grande portée dans l’esthétique d’Aragon, me semble dénudé avec cette phrase (Folio page 38), insérée dans une présentation classique (à la troisième personne du passé) d’Edmond : « Il se bornait à être riche et à trouver ça farce ». On multiplierait ces exemples.
Le bariolage ou l’animation propre à La Semaine sainte fourmille de ces croisements et nivellements des voix, comme autant d’écarts à la discipline narrative, qui sondent et accompagnent la description par les états de conscience du personnage qui viennent doubler sa peinture physique ou simplement extérieure. Entre mille exemples possibles, le monologue de Monseigneur le duc de Berry, qui ajoute à ses traits physiques (yeux à fleur de tête, larmes faciles) une surprenante verdeur de langage : « Après avoir tempêté toutes ces heures contre cette putain de pluie, on s’y était habitué. (…) C’était bien ça… L’enculé de soleil qui s’était réservé pour le retour de Buonaparte ! » (Folio page 212). On sait d’ailleurs que la façon de nommer Napoléon (le Père la violette, l’Empereur, le petit tondu, l’Ogre, etc.) constitue un marqueur en précisant la situation intradiégétique du locuteur.
Mais c’est Blanche ou l’oubli qui généralise ces jeux, en en faisant une véritable intrigue du roman : qui occupe la fonction auctoriale, et de quelle foule de locuteurs virtuels, de quelles racines entremêlées dans le potasson émerge la voix ? On sait que l’envoi final, To the unhappy crowd (en inversion du happy few stendhalien) reconduit cette voix à la foule. Mais c’est tout ce roman qui tente de répondre à la question de savoir comment cela marche une tête, en exhibant l’infra-pensée sous-jacente à une parole de surface, en sondant les associations d’idées, les sautes de mémoire ou d’attention, les mimétismes ou de tentantes ou passagères identifications, tout le travail de l’inconscient ou du machinal qui préside aux émergences de la voix ou d’un discours proprement dit. Comme Alfred dans La Mise à mort, le personnage est cerné ou contesté par ses double, ici principalement la figure assez vacillante d’un auteur qui lui dispute puis lui repasse la parole, à toi mon Geoff…
Huit. Quelle fidélité enfin ?
La vie et l’œuvre d’Aragon montrent ainsi une tension majeure, ou une bascule entre l’ordre (avec ses deux pôles d’Elsa et du PCF ou de Staline d’un côté) et du désordre, qui furent chez lui antagonistes autant que complémentaires, à la façon dont le carnaval équilibre une société et lui permet de tenir.
Dans les jours qui suivirent la mort d’Elsa, on dit que le PCF avait posté quelques gros bras sous les fenêtres d’Aragon 56 rue de Varenne, au cas où il tenterait de se défenestrer – mais ce n’est pas ainsi que notre homme choisit de tomber, et l’on vit le veuf, à la surprise générale, s’afficher avec des garçons et se lancer dans la poursuite échevelée des masques et de sa propre parodie…
Comment, face à ce héros du mouvement perpétuel, croire à ce vers du poème « Lancelot » (dans Les Yeux d’Elsa, 1942), « Je n’ai pas d’autre azur que ma fidélité », qu’Aragon songea inscrire sur sa pierre tombale ? On mettrait à plaisir et de mille façons Aragon en contradiction avec lui-même ; l’auteur du Con d’Irène et celui des Yeux d’Elsa ne semblent pas le même homme, ils ne sont pas raccord… C’est le même pourtant qui clama contre vents et marées sa fidélité à sa femme Elsa, et qui jusqu’à la mort de celle-ci lui demeura en effet fidèle (alors qu’elle-même s’autorisa quelques amants) ; mais surtout, au terme d’un siècle fertile en fractures et en raisons de rompre, Aragon mourut avec en poche la carte de son parti, dont il disait fièrement qu’on a chaque soir toutes les raisons de le quitter, mais qu’on y réadhère chaque matin ! Qui mieux que lui éprouva profondément, et parfois simultanément, l’horreur et l’honneur d’être communiste ?
La vie et les choix d’Aragon semblent dominés par un effort opiniâtre pour servir ; l’image du « chevalier à la charrette » à cet égard ne semble pas déplacée, et sa protestation amoureuse, où beaucoup n’entendent que rhétorique ou pose, gouverne en sous-main plusieurs décisions surprenantes de notre auteur. Antoine Vitez souligna le caractère chevaleresque d’Aragon, où il voyait une clef du personnage. Un fond d’aristocratie médiévale expliquerait par exemple sa passion anti-bourgeoise, mieux qu’aucun engagement ouvriériste ; sa fidélité à Barrès, toujours réaffirmée, ou son goût évident pour la chose militaire (et sa conduite exemplaire lors des deux guerres) vont dans ce sens : cet homme que ses détracteurs caricaturent en lâche ou en traître montra un respect peu commun pour la parole donnée, ou la force morale d’un engagement. Qu’on lise par exemple la lettre de rupture qu’il adresse à Jacques Doucet en janvier 1927, pour expliquer à son protecteur et mécène que, devenu militant communiste, il ne peut décemment plus vivre de l’argent de la haute-couture (nous avons reproduit ce document de onze feuillets, strictement privé, aux pages 1178-1185 de notre édition des ORC Pléiade 1) : quel adversaire d’Aragon ferait preuve de la même honnêteté morale, ou d’une pareille conception de cette fidélité qu’on doit, intimement, à l’image de soi-même ?
Pour qui survole les années de la guerre froide, il est facile de ne voir en Aragon que le scout moscoutaire, crispé dans l’orthodoxie du service. Face à la tragédie historique du communisme – son échec, ses mensonges, le déplorable héritage de Staline – le rapport à l’U.R.S.S. s’avère crucial ; car si l’Union Soviétique a contribué à libérer la France, elle continue de faire peser sur le parti français, et sur ses intellectuels, une lourde épée de Damoclès.
Un rapport charnel attache le couple Aragon à l’immense U.R.S.S., par le truchement de la sœur d’Elsa, Lili Brik demeurée à Moscou où ils se rendent au moins une fois par an ; ce lien s’approfondit au cours de ces années par deux entreprises d’une ampleur singulière, la rédaction du gros volume des Littératures soviétiques d’abord, dans laquelle Aragon se lance au retour du IIème Congrès des écrivains soviétiques de décembre 1954, qu’il suivit avec une attention passionnée ; puis la rédaction de l’Histoire parallèle, labeur monstrueux qui l’occupa de 1959 à 1962 (alors qu’il rédigeait, parallèlement, Le Fou d’Elsa !). Lui-même, conscient de l’aspect sacrificiel de sa tâche, en parle comme d’un exercice malsain, l’appelle son « tombeau »…
Quel qu’ait pu être le désespoir intime d’Aragon confronté aux révélations du « dégel » et de la déstalinisation, son attitude constante fut de ne rien faire ni dire hors de son parti, mais d’en passer toujours par les instances de l’appareil, le moins mauvais des lieux d’affrontement à ses yeux ; car si le parti permettait un pari, fragile, sur l’avenir, la dissidence débouchait sur l’impuissance et, dans le monde bipolaire de la guerre froide, valait passage à l’ennemi. On peut juger tortueux ce jeu de ruse et de compromis qui calcule jusqu’où ne pas aller trop loin, et comment plier sans rompre ; on peut trouver fort minces sa marge de manœuvre et les succès qu’il en tira ; les romans et les grands poèmes (Le Fou d’Elsa notamment) murmureront les doutes du croyant, et parfois hurleront le désespoir d’aimer, d’adhérer et de croire ; ces dédoublements du sujet amoureux autant que politique sont la rançon de son « organisation », et il arrive que notre auteur, exhibant ses chaînes et ses plaies, en tire une fierté paradoxale.
La Semaine sainte, chef d’oeuvre directement tiré des péripéties de 1956, annus horribilis, a précisément pour sujet profond la fidélité. Comment ces hommes dont certains, issus de l’Ancien régime, ont vu passer la Révolution, le Consulat, l’Empire puis de nouveau l’Ancien régime avec la Restauration, vont-ils réagir en mars 1815 au retour de Napoléon ? Où sont pour eux le « nous », le devoir, l’avenir ou le sens de l’Histoire ? Le même esprit de corps chevaleresque se trouve assez bien incarné en Géricault qu’on voit ici faire par honneur (par fidélité à cet uniforme que par hasard il porte) le choix d’un certain déshonneur, la fuite avec la maison du Roi en direction des Flandres. « Où est le bien, où est le mal ? » Qui suivre, à qui vouer sa foi et comment continuer à dire « nous » ? Cette question lancinante, posée dans « Les Rendez-vous romains » de 1956, sera reprise en 1967 dans Blanche ou l’oubli. En poussant de telles interrogations, le roman radicalise les doutes de son auteur, et se révèle d’une certaine manière plus intelligent que lui ; la distinction, trop raide pour être acceptable, entre les hommes d’honneur et les hommes de conscience peut bien ici ou là aider l’organisateur et conforter le militant, mais elle fait violence au génie littéraire d’Aragon, et à la richesse morale qu’il sut verser dans des personnages aussi attachants que l’abbé Blomet, le maréchal Berthier ou Théodore Géricault.
« Vint mil neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières »… Aragon surmonte des déchirements du militant par une salve créatrice sans précédent, publiant en l’espace de dix ans Le Roman inachevé, La Semaine sainte, Elsa,Les Poètes, Le Fou d’Elsa, Le Voyage de Hollande, La Mise à mort…Sa plus tenace et valeureuse fidélité fut de ne jamais sacrifier son œuvre aux vicissitudes de l’Histoire, ni de baisser sa plume, mais de s’accrocher à cette ligne (d’écriture) sans rien céder quant au style. En amour comme en politique Aragon exagère, il aura « fait du zèle » (Tzara) comme pour mieux se convaincre soi-même, ou pour signaler aux bons entendeurs sa lézarde, son inguérissable manque d’être… Il aura mis son point d’honneur à pratiquer l’écart, il aura passé sa vie à changer (comme disait le titre, subtilement équivoque, de la première biographie de Pierre Daix en 1975, Une vie à changer). « Vous pouvez toujours me crier Fixe », lisait-on dans Feu de joie. Mais nous pouvons aussi conclure ce parcours par la réponse d’Elsa (pôle d’ordre et de fixité) à Jean Paulhan qui, en 1940, s’inquiétait à propos de la pré-publication des Voyageurs de l’impériale dans la NRF, Aragon n’était-il pas menacé, dans sa description des affaires de Mercadier et sa biographie de John Law, par des relents de marxisme ? Non, le rassura Elsa, « Aragon est bien plus libre que vous ne croyez »…
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