Je disais l’autre jour sur ce blog l’émotion ressentie au film de Thierry Frémaux, rassemblant une bonne centaine des premières bandes (55 secondes) des Frères Lumière. Un film très fêté par la critique est ressorti depuis, au ciné-club de Roussas, qui donnait ce mardi The Artist (2011).
On sait que l’un des romans français les plus originaux (et stimulant à lire) du XXesiècle fut écrit sous la contrainte du lipogramme : par l’élimination rigoureuse de la voyelle e (La Disparition de Georges Perec). Pour réaliser The Artist, Michel Hazanavicius se prive lui aussi, en plein essor des technologies numériques avec leurs enceintes immersives et lunettes 3D, de la plus noble conquête du cinéma au cours de sa séculaire histoire, la parole. Retour à la case (presque) départ, qui fait figure de préhistoire : revoici le générique aux lettres bâton dont on croirait tourner les pages, les cartons entrecoupant les conversations muettes (transcrites très insuffisamment), une musique emphatique ou doucereuse dont on nous montre au pied de l’écran la fosse d’orchestre, et un déroulement de vingt-deux images/seconde qui « bouge » légèrement les mouvements. Or, miracle de ce film ! cette désuétude ne nous prive de rien ; nous « marchons » à l’histoire avec le même plaisir, chaque plan est complet et rayonne du même bonheur, naïf, de faire du cinéma : c’est bien le cas de dire que less is more, avec peut-être, bénéfice de cette soustraction, quelque chose en prime à comprendre du côté des ressorts de l’imagination, et de la mise en image.
Le premier mérite de The Artist est de faire de nous des cinéphiles, je veux dire : d’affranchir notre goût d’aller au cinéma de l’inepte contrainte de la nouveauté et du « ça-vient-de-sortir ». Notre capacité émotionnelle, comme l’inconscient selon Freud, est décidément zeitlos, indifférente aux étapes et conquêtes d’un temps qui n’est jamais mieux mesuré que par nos successives technologies. Les chères vieilles toiles n’ont pas moins de charme à nos yeux que les retrouvailles, pour lui bouleversantes, que fait George Valentin des pièces de son mobilier dispersées aux enchères quand il les découvre, littéralement, sous les housses du grenier où les a pieusement rangées Peppy Miller ; que d’émotion sous ces fantômes blancs, taciturnes, bourrés pour lui de souvenirs et (pour elle) d’un aveu d’amour que le héros en proie à la mélancolie a tant de mal à entendre ! Cette scène de sauvetage a un pendant, symétrique, celle du saccage des pellicules muettes que Valentin conserve sur ses étagères pour un désuet home cinema à l’unique spectateur. Fatigué de se repaître de ses exploits de Zorro ou de Pardaillan, il se prend à apostropher l’écran vide où son ombre dessine une gesticulation moribonde : magnifique solitude du miroir, prélude à l’autodafé qui fait basculer tout un pan (un grand Pan) du cinéma dans les flammes, à l’exception d’une bobine chère entre toutes – un bout de pellicule (« The German Affair ») que nous verrons s’animer par les yeux de celle qui réveille le désir et la vie.
Bang ! dit comiquement le carton à l’instant le plus tragique ; mais le son ainsi figuré bifurque ironiquement du revolver à la limousine, et une mort frôlée enchaîne sur la tap-dance endiablée d’un dernier tableau enfin (pleinement) sonorisé.
Le grand mérite de ce film, merveilleusement pertinent pour qui s’intéresse aux grands rythmes du temps dictés par nos médias successifs, est de faire réfléchir, par des moyens purement filmiques, à la péripétie majeure du passage au parlant. D’autres (grands) films ont orchestré ce tournant, Billie Wilder dans Sunset boulevard notamment, où l’on n’est pas près d’oublier les gesticulations de Gloria Swanson descendant l’escalier final sous des projecteurs de police qu’elle prend pour les sunlights. Ou encore Dansons sous la pluie. Mais ces chefs d’œuvre du cinéma hollywoodien racontaient l’histoire des studios après, du point de vue d’un parlant vainqueur sur toute la ligne ; The Artist adopte celui d’un acteur qui n’en prend pas son parti, et qui résiste en se barricadant dans le muet, dans la grandeur paradoxale d’un cinéma qui montrait, faute de savoir dire. Merveilleux Jean Dujardin, récompensé à Cannes par un prix d’interprétation, mais non moins merveilleuse Bérénice Bejo en craquante Peppy, et que dire des performances étourdissantes du chien ? Ce qu’Hazanavicius et ses complices mettent en pleine lumière, c’est l’éloquence des visages et des corps, l’énergie des mouvements (le brave policier sollicité par le chien de sauver son maître, qui traîne d’abord des pieds puis se met à courir comme si subitement il entrait dans le film), en un mot l’expression – que la voix a capitalisée à son profit mais qui ne passe pas forcément par elle.
« Il ne lui manque que la parole », dit George de son fox-terrier à une admiratrice amie des bêtes ; or tout ce film dont l’artiste est aussi le toutou montre qu’à cette bête précisément rien ne manque en termes de savoir-faire ou d’intelligence pratique. Alors que la parole ou le son peuvent jouer les trouble-fête, quand George semble éprouver quelques difficultés d’élocution dans son ménage autant que face à Peppy : étonnante séquence du cauchemar rêvé par le désormais vieil acteur auquel les filles moqueuses adressent la parole, où les objets résonnent en tombant, où le monde devient horriblement sonore…
Au temps du muet, le cinéma était tellement différent ! Les personnages incarnaient des types plutôt que des individus, un corps trépidant et les mouvements du monde extérieur éclipsaient l’expression psychologique des nuances de l’âme, et en réponse au silence de l’écran un public participatif s’esclaffait, parlait, applaudissait… De même nous suppléons par nos commentaires et nos interprétations à l’apparente naïveté de ces images ; infans ou enfantin, ce premier cinéma ne coupait pas la parole mais au contraire la suscitait. Remercions Michel Hazanavicius d’avoir si bien capté, sans faire de phrases, cette royauté d’une enfance de l’art ou du cinéma qui surplombe d’assez haut ses développements futurs.
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