On voit dans La Rose pourpre du Caire, à mes yeux le plus accompli des films de Woody Allen, une pauvrette (Cécilia jouée par Mia Farrow) guetter avidement, dans la poussiéreuse enfilade des heures, l’éclat d’un nouveau soleil, quand les lettres lumineuses du Kent Theater s’allumaient au-dessus du trottoir et ranimaient la folle espérance de ses affiches, qui déroulaient aux yeux de la péronnelle les images d’un conte de fée chaque semaine différent. Du fond de la salle où elle pénétre pour quelques cents, elle en absorbe les images voltigeantes d’un cœur ardent, happée par cette grotte magique où il lui arrive de revenir faute d’autres sorties, pour mieux communier avec le film et en parler longuement avec sa sœur, serveuse comme elle au restaurant où évoquer ces aventures aux personnages grisants leur tournait la tête, entre les odeurs de graillon, le mauvais vouloir du patron et les coups de gueule de la clientèle.
Ce Kent Theater existait de fait à Brooklyn, le quartier d’enfance de Woody qui revient aux sources de sa propre cinéphilie en le choisissant pour centre de cette histoire. Nous comprenons par tous ses films, mais d’abord avec celui-ci, que Woody Allen est un homme que le cinéma émerveille ; il y trouve l’apothéose de toutes les magies, celle qu’il pratiquait enfant avec les tours de cartes, puis qu’il ne cessera d’honorer à travers ces multiples figures de magiciens qui peuplent ses films (comme celles des clowns ceux de Fellini), avec en 1985 dans La Rose pourpre du Caire un hommage particulièrement attentif, et une réflexion plus poussée qu’ailleurs sur les prestiges, sur l’incontestable grandeur mais aussi la misère du septième art. N’a-t-il pas dans le personnage de Cecilia déposé son autoportrait ?
Il a fallu attendre le cinéma pour qu’un spectacle se stabilise pleinement dans le monde immatériel des signes : les pixels et les sons gravés sur la double piste de la pellicule (à l’ère prénumérique du celluloïd), minutieusement filtrés et composés, interdisent le moindre « bougé » lors du déroulement du film, rigoureusement identique ou fidèle à lui-même à chaque projection (si l’on néglige quelques effets d’usure) ; ce bougé au contraire, d’une représentation à l’autre, faisant justement pour les amateurs de l’énonciation théâtrale, de l’opéra ou du spectacle vivant tout son charme. Au cinéma la coupure sémiotique est totale, l’archive sans faille, l’univers de la représentation soigneusement scellé sur lui-même : rien ne peut plus arriver à l’écran. Comme dit Tom Baxter, le personnage transfuge du film enchâssé de La Rose pourpre, le monde de la fiction auquel lui-même appartient est « consistant ».
C’est cette consistance que Woody a imaginé battre en brèche avec son ingénieux scénario, qui fait descendre l’acteur de l’écran dans la salle, à la rencontre de sa groupie Cecilia dont il a remarqué les yeux enamourés, et au grand scandale de ses partenaires du film, ainsi plantés et laissés bras ballants. Cet accident qui suspend la projection du film enchâssé (lui-même intitulé La Rose pourpre du Caire) propose une amusante démonstration de sémiotique comparée, en situant dans une salle de cinéma une péripétie totalement impensable, mais toujours possible dans une salle – de théâtre !
« Les êtres vivants voudraient que leur vie devienne fictive, et les êtres fictifs voudraient qu’elle devienne réelle ». Ce chassé-croisé est au cœur de la formation de l’improbable couple imaginé par Woody, qui questionne peut-être, à la faveur de cette péripétie, une constante de nos propres passions et leur coefficient d’idéalisation (quel cinéma que l’amour !). À voir Cecilia dévorer des yeux un être de celluloïd, et Tom (Jeff Daniels) hardiment s’élancer à la conquête d’un être de chair, on devine que leur union n’ira pas sans tiraillements ; comme le confie la cinéphile énamourée à sa sœur (Stephanie Farrow), « J’ai rencontré un homme merveilleux. Il est fictif mais on ne peut pas tout avoir ». Le ravissement de Tom touchant le corps de Cecilia dans la salle où il vient de sauter n’a d’égal que celui, symétrique, de Cecilia quand il l’entraîne plus tard dans le monde blanc et noir de l’écran, pour la présenter à ses partenaires.
Ce monde écranique est consistant, mais au fond insuffisant car voué à la répétition, et assez pauvre : « No fade out », il n’y a pas de ce côté-ci de fondu au noir après les baisers, et le personnage qui débarque de l’écran en est tout surpris, la suite (la sexualité) restant pour lui une expérience à inventer ! Tom Baxter demeure face à Cecilia pétri des conventions et des moyens techniques du cinéma de 1930, son expérience de la vie ne s’étend pas au-delà ; il a donc tout à apprendre de sa nouvelle partenaire, et par exemple dans une église la notion de « Dieu » lui échappe, ce mot ne pouvant nommer que le producteur du film et son réalisateur, ce que la timide Cecilia corrige avec effarement, non l’existence de Dieu concerne bien davantage !
Mais plus précisément, sur cette fameuse consistance : Woody, nous le savons, demeure hanté par une angoisse de mort et de dispersion qui prend la forme, entre autres, de la plainte murmurée par le petit garçon qui le représente dans Annie Hall, « l’univers est en expansion ». Non, rétorque sa mère en le rabrouant, « Brooklyn is not expanding » ! Ça ne fait rien et l’enfant-Woody n’en démordra jamais, il sent de partout monter en lui ces forces de déchirement, de dislocation. Le monde des galaxies est d’une violence inimaginable (comme dit Lloyd dans September), d’ailleurs nos atomes rejoindront tôt ou tard la poussière des étoiles. « L’univers est en perdition. Pourquoi pas nous ? » renchérit Boris, le misanthrope parano de Whatever Works.
Le cinéma, dans un pareil contexte, semble une réponse appropriée à cette course au chaos car il est un art universel du mouvement – mais d’un mouvement dirigé, maîtrisé et d’avance contenu dans une boîte. Un bon film est un chaos surmonté, comme sont une sonate, un roman. Il consiste en ceci que le hasard ou l’événement y sont gelés, que plus rien ne peut arriver du dehors à l’histoire. Quel allègement pour nos vies ! Si la névrose, la nausée, l’ennui où nous nous enlisons trop souvent sont porteurs d’un sentiment de lourdeur, quel rêve ce serait d’accéder à cette vie scintillante ! Le scintillant, plus sensible encore dans les films en noir et blanc, accomplit cette phénoménologie paradoxale du cinéma qui rejoint celle des étoiles. Et qui confère aux personnages de l’écran cette vie à deux dimensions, sans lourdeur ni temps morts.
La fin de Tout le monde dit ‘I love you’ (film aussi profond que ravisssant) formule explicitement cet idéal de légèreté : de nuit, sur le quai d’une Seine qui brasse dans son flot scintillant les lumières de la ville, Steffi et son premier mari, Joe (joué par Woody Allen), esquissent une danse au cours de laquelle la femme quitte les bras de son partenaire pour faire quelques pas dans le ciel. Pur moment de grâce allenienne ! Chaque fois que mes pas me conduisent à Paris entre Montebello et Tournelles, je ne peux, longeant le quai, m’empêcher de songer que c’est ici que Woody envoya en l’air sa belle Steffi… Or cette légèreté, cette poussée ascensionnelle étaient déjà palpables dans les passages du parlé au chanté, et dans les danses improvisées (en réalité combien réglées) de cette trépidante comédie musicale. La musique qui ouvre et accompagne généralement les films d’Allen, un jazz désuet, contribue elle aussi à cet allègement : ces films sont cathartiques à proportion qu’ils fuient la pesanteur. Voyez la personne d’Annie Hall/Diane Keaton à l’écran, tellement radieuse, plus fascinante sans doute que dans la « vraie vie ».
Car où est cette vraie vie ? Un film entier, La Rose pourpre du Caire, tourne et retourne cette question qui hante Cecilia. Comme elles lui pèsent, les heures passées à servir à la gargote ou à retrouver chez elle son mari ! Cecilia est happée, ensorcelée par la beauté vertigineuse de l’écran, la vie légère qui ruisselle de ces « champagne comedies ». Or, Woody l’a confié, il a fait son propre portrait dans celui de cette pauvre petite accro à l’écran. Lui aussi, sa vie durant, aura aspiré à ce tourbillon lumineux, ce fleuve vertigineux des pixels qui nous murmurent à l’oreille (avec Fred Astaire) « Heaven, I’m in heaven… ».
Ici-bas, notre conscience est débordée par trop d’images, de mots, de décisions à prendre, de hasards, de choses envahissantes, de gens… Quel repos de pouvoir, comme au montage, couper dans tout ça, nettoyer, mettre au propre ! Façon de contenir l’assommant réel, de s’isoler dans une bulle protectrice, une arche enchantée. Le cinéma explique éventuellement le monde au sens d’une première catharsis, celle qu’on poursuit sur le divan en filtrant, analysant, dépliant… Mais indépendamment de toute connaissance gagnée sur le monde, l’écran nous fait d’abord rêver en nous transportant, au-delà de son infranchissable coupure sémiotique, dans un espace ravissant, celui de nos projections ou de notre imagination stimulées par celle du film. Cette catharsis plus radicale ne relève pas de l’explication, mais provoque un déplacement de nos coordonnées spatio-temporelles, une mutation de la conscience ordinaire : on est sorti du carré, on habite (le temps de la projection) résolument ailleurs.
De cet ailleurs désirable, issu des sortilèges de la lanterne magique, les films de Woody Allen ne cessent de nous entretenir. « Les êtres vivants veulent mener une vie de fiction… » Paradoxe de ce dépressif : il nous aura au bout du compte donné des films plutôt gais, dont on ressort en sifflotant.
La critique sert, à mon avis, à nous retenir sur la pente d’une conclusion dogmatique, à nous enseigner la complexité, les mille nuances du message de l’art, qui ne parle jamais en clair, qui ne dit nulle part la même chose à chacun. Nous sommes des millions à avoir regardé les Woody Allen, et personne n’a vu le même film. N’en a tiré les mêmes leçons.
Je tiens cet artiste pour un éducateur et un exigeant moraliste, un bienfaiteur donc, d’une rare envergure, expert en décomposition/assomption lumineuses du monde. Et je songe, écrivant ceci, à l’épitaphe voulue par Kant sur sa tombe, « La loi morale en moi, le ciel étoilé au-dessus de ma tête ». Le propre du cinéma, sa magie ou sa catharsis sont de tendre plus haut que nos têtes cette voûte de pixels d’où quelques personnages ne descendront plus, pris désormais dans un ordre supérieur voulu par le réalisateur. Un ordre ou un monde « consistant », plus scintillant encore que celui des caractères qui, sur la page des livres mais avec plus d’ascèse, nous content pareillement de fabuleuses histoires.
Kant et Allen/Cecilia réunis au Kent Theater ? J’ai dit combien cette entrée dans le scintillant avait des conséquences cathartiques ou, si l’on veut, éthiques. Le ciel étoilé et la loi morale se rejoignent dans quelques grands films, parmi lesquels ces deux titres signés d’un exigeant génie.
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