Dans l’accablante canicule qui sévit en Drôme provençale, quelle rafraîchissante soirée nous avons en effet passée au château de Grignan, à suivre la plaisante mise en scène imaginée par Julia de Gasquet pour la comédie de Molière ! En y reconnaissant au passage l’interprète du Capitaine Fracasse monté devant la même façade l’an dernier, Thomas Cousseau préposé ici (comme du temps de Vaux-le-Vicomte paraît-il) à tenir tous les successifs emplois d’enquiquineurs…
« Importuns, raseurs, casse-pieds, ou, pour le dire plus net, emmerdeurs », Jean Serroy ne mâche pas ses mots en ouvrant sa préface de la pièce en édition Folio. Où il insiste sur le coup d’envoi, pour la carrière désormais triomphante de Molière, que joua cette représentation donnée le 17 août 1661 à Vaux-le-Vicomte devant le Roi (et une bonne partie de la Cour). Un Roi renfrogné, profondément meurtri par l’étalage trop fastueux de cette inauguration du château de son surintendant des finances Fouquet, et dont il ne goûta vraiment, entre les jets d’eau, les pyrotechnies, les machines disposées dans le parc pour diverses fééries…, que le divertissement proposé par Molière. Louis XIV s’intéressa à ce point à la pièce qu’il suggéra à son auteur d’y rajouter un fâcheux, le passionné de chasse, que Molière s’empressa d’écrire pour une nouvelle représentation royale donnée à Fontainebleau – tandis que Fouquet, arrêté moins de trois semaines après la trop belle fête de Vaux sur ordre de Louis XIV poussé par Colbert, partait se morfondre dans une forteresse pour le restant de ses jours !
Nicolas Fouquet
Cette pièce contient en germe une bonne part des comédies à venir de son auteur, elle est séminale, ou d’une fraîcheur qu’on dirait génétique, appuyée pour cela sur deux ressorts autoréférentiels : le lever de rideau nous parle, dans la bouche d’Eraste, d’un lever de rideau (« J’étais sur le théâtre, en humeur d’écouter / La pièce qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ; / Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence (…) » ; tandis que le décor de Vaux, aux allées peuplées de courtisans ressemblants aux fâcheux mis en scène, donne à la pièce son prolongement naturel. Où se jouent Les Fâcheux sinon – ici même ? Par le moment comme par l’espace de ce commencement, le texte de Molière semble en prise directe sur les conditions mêmes de son énonciation.
Ce coup de miroir au début du spectacle, bien souligné par Serroy et assez vertigineux, en prépare un autre, plus décisif et de grande portée. Car les fâcheux se multiplient précisément à la cour, un mot qui s’écrit dans le texte de deux façons et pour trois acceptions : Eraste se trouve empêché dans la cour qu’il fait à sa belle Orphise, qu’il chasse à courre, mais tous ces obstacles sur son chemin résultent eux-mêmes d’un phénomène de cour, où chacun veut approcher ou tenir de plus près le Roi. Par son rang de marquis, Eraste se trouve donc la cible d’une foule d’intrigants de condition inférieure, qui tentent par son entregent supputé de gagner quelques échelons dans cette ascension permanente, et combien épuisante, de la vie de cour : comment capturer quelques minutes le regard ou l’oreille du Roi ?
Louis XIV peint par Hyacinthe Rigaud
Car peu importe le bien-fondé des placets, propositions ou messages dont on bombarde ce dernier, l’important, le décisif est d’être perçu par lui. La Cour dénude ainsi un phénomène avec lequel notre société médiatique n’a pas rompu, bien au contraire : tout le jeu consiste à capter l’attention du souverain, celui-ci pouvant, dans nos affaires courantes, être figuré par un supérieur hiérarchique, voire mon voisin de palier. Notre démocratie médiatique n’a pas décapité le Roi ni tué la Cour, elle a dépolarisé ou généralisé celle-ci en faisant des hommes (grand thème cher à René Girard) des rois les uns pour les autres. Ce qui compte n’est pas la vérité, des messages ou des sentiments, mais l’attache ou le contact que peut me procurer telle bonne relation. Il vaudrait mieux parler, pour expliquer cette société de spectacle que développent en effet Vaux ou Versailles, de société de contact où chacun se demande quelle distance le sépare du souverain, et comment la combler…
Louis XIV ne pouvait donc que goûter une pièce qui dénudait avec cet à-propos, et dans un pareil cadre, le mécanisme même dont il était le centre. « Fâcheux » désigne en général l’autre qui m’assaille pour m’apporter non une information, valeur toujours bonne à prendre, mais pour m’accabler d’une relation sans autre contenu, purement phatique dirait le linguiste, que la glu où elle m’assigne. Alcandre, Alcipe, Caritidès ou tous les autres voudraient coller au malheureux Eraste, s’en faire un escabeau ou une courte-échelle pour mieux approcher le Roi, pour l’accabler de leurs demandes fantasques ou ridicules.
Un autre ressort comique, connexe, est de dénuder ainsi à quel point chacun poursuit son idée fixe, à quel point nous vivons bornés, barricadés dans notre clôture informationnelle qui nous rend sourds et aveugles à tout ce qui ne colle pas à notre marotte. J’aurai donc tendance à traiter de fâcheux tous ceux qui n’entrent pas dans mon cadre mental, lequel peut se révéler fort exigu. Les enquiquineurs choisis par Molière sont assez repérables, mais tous peuvent jouer ce rôle, c’est affaire de circonstance ; de qui suis-je moi-même le détestable fâcheux, l’odieux parasite à fuir à toutes jambes ? Dans une pièce à venir de Molière, dont le cadre sera assurément plus tragique, Dom Juan ou le Festin de pierre, le dernier acte nous montre l’entrée ou l’assaut de successifs fâcheux venus demander des comptes au grand seigneur, d’abord Monsieur Dimanche son créancier, promptement expédié, puis Dom Louis son père, Elvire dans une touchante adresse dont Brigitte Jaques eut l’idée de faire une pièce à part entière, Elvire Jouvet 40, puis enfin par gradation successives et inévitablement le Commandeur, fâcheux en chef…
Dom Juan, entrée du Commandeur
Mais revenons en 1661. Au-delà de cette Cour, que nous voyons ainsi prospérer sur la scène des Fâcheux, cette pièce il me semble porte une autre leçon, capitale à entendre pour notre temps : quel que soit le destinataire de nos messages, et le contenu de ceux-ci, l’important est d’être perçu. Esse est percipi, être c’est être vu et entendu professait l’idéaliste évêque Berkeley ; le rayon, le rayonnement ou la cotation de notre être ne s’évaluant jamais que par l’éclat de notre « gloire », si minime fût-elle. La valeur suprême que se disputent nos fâcheux, c’est cette denrée par définition parcimonieuse ou rare, ce bien par excellence de l’attention qu’on nous accorde ou nous refuse en dépit de nos mille contorsions, ou reptations. Ecrivant et faisant représenter avec cet éclat Les Fâcheux, Molière a donc précédé Yves Citton et nos théoriciens contemporains d’une économie de l’attention, dont nous voyons aujourd’hui partout l’étalage, écoute-moi, prends-moi, achète-moi clament de toutes parts la marchandise, la pub, les vedettes du show-biz, de la culture ou de la politique, et tous nos médias… L’important est d’accrocher le regard, ou de glaner un peu de cet or suprême, l’attention des autres, harcelée, versatile, si difficile à capitaliser.
Il est remarquable que cette magistrale démonstration ait piqué l’attention du Roi au point que celui-ci suggéra à Molière l’écriture d’une scène supplémentaire, mais surtout, à la faveur de cette fâcheuse nuit de Vaux, que le Prince (écrit Jean Serroy) ait trouvé son artiste, et l’artiste pour la vie son Prince.
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