Le film de Claire Denis Avec amour et acharnement, sorti hier sur les écrans, est remarquable à plusieurs titres.
Comment filmer la passion ? Je veux dire, plus précisément, quelles vacillations du regard, de la parole, de la saisie du monde extérieur qu’on tient improprement pour réel, quelles déformations ou reconfigurations imposent à notre conscience un envoûtement, un attachement délirant ou, d’un mot familier aux psychanalystes, une emprise ?
Jean (Vincent Lindon) et Sarah (Juliette Binoche) s’aiment, ils se le disent, se le montrent à force de caresses, de baisers, de protestations renouvelées. Mais déjà nous sentons, devant ce théâtre insistant, le soupçon ou le nuage d’une dénégation : qu’il s’agit de conjurer d’obscures histoires anciennes, de refouler un passé menaçant, ou déstabilisant. Jadis Sarah a aimé un homme, François (Grégoire Colin), qu’elle croise à nouveau fortuitement, étonnée du ravage physique causé par cette réapparition. Ce même homme lui a permis de rencontrer Jean, ce compagnon avec lequel elle semble apparemment heureuse. Mais qu’un lien trouble rattache lui aussi à François, c’est à cause de lui et d’affaires assez louches que Jean a fait de la prison ; et voici que Jean, non sans hésitations, accepte de nouveau de travailler pour l’autre, qu’ils se donnent rendez-vous dans la rue, sous le balcon du dernier étage d’où Sarah les épie, le cœur battant.
Longtemps François, être de fuite ou dieu caché, n’existe qu’à la cantonade, évoqué dans les propos du couple, à peine entrevu dans les pétarades d’une moto. Toute une première partie du film nous dérobe son visage, François règne par la distance, par l’absence. Spectral, donc follement attirant. Comment filmer le spectre, ou l’emprise ?
La caméra de Claire Denis n’est pas au rendez-vous de l’image, elle semble constamment hésiter, trébucher, s’écraser sur la chose à dire ou à montrer : trop proche, quasiment tactile, prise dans une précipitation de lapsus ou de confusions sensibles elle échoue à faire le vide, le cadre, le panoramique, ou la lumière quand le clair-obscur noie l’écran. Nous ne découvrons le décor, la grande ville (Paris, le quartier Saint-Lazare) que par bribes, dans un kaléidoscope de vues partielles, de fragments chaotiques. Et cette impuissance à la synthèse, au surplomb dit bien, il me semble, l’état d’esprit ou d’âme des deux protagonistes enlisés dans le détail, aux prises avec un mot, ou un geste aperçu qui attisent la jalousie ; ils ne vivent pas dans un calme présent, « le passé revient » et c’est un chavirement, une inéluctable glissade, comment lutter contre un passé qui ne passe pas, une passion qui vous rend passive, pantelante entre les bras ou les appels textos du manipulateur ? (Le téléphone portable, jusqu’à la scène finale de sa noyade libératrice, joue clairement dans ce film son rôle de vecteur d’influence ou d’emprise.)
De ce monde de fantômes, de fantasmes, l’objectif de la caméra échoue à s’emparer objectivement. Notre vision tâtonne, trop proche ou collée au réel insistant d’un drap, d’une porte d’ascenseur, elle s’embrouille, s’obnubile. Ou participe du mouvement général de la rue ou des trains, qui brouillent les distances et emportent tout. (J’ai rarement vu au cinéma, écriture du mouvement, le trafic filmé ou rendu avec cette évidence.) Les scènes de lit sont également remarquables, par la confusion claire-obscure des draps et des chairs, des souffles et des caresses, tout ce balbutiement ou cet égarement d’aimer que la caméra échoue à rendre – ou plutôt que son impuissance même à montrer traduit magistralement.
« Croyez-vous aux fantômes ? » Cette phrase mise dans la bouche d’un des protagonistes m’a fait sursauter car elle sort tout droit d’un autre film, Ghost Dance tourné par Ken Mac Mullen avec Pascale Ogier et Jacques Derrida en 1983, et glosée longuement par le philosophe dans Echographies, après la mort de son interlocutrice ; or celle-ci était la propre fille de Bulle Ogier, qui joue ici la grand-mère. Il ne faut pas trop en dire, les mots comme les pixels sur l’écran scintillent, plus qu’ils n’éclairent ; qui est exactement François, cet inquiétant et sans doute pervers tireur de ficelles ? Quelle sorte de travail a-t-il proposé à Jean, aux airs de pitoyable chien battu, et que font-ils ensemble à parler de Sarah, à s’échanger ou à se montrer-cacher les épisodes d’une relation dont nous savons si peu ? Que vient faire le livre de notre ami Aurélien Barrau sur le pupitre de Sarah, présentatrice de radio ? Comment Jean retrouve-t-il son fils Marcus, auquel il a adressé de si fortes paroles et qu’il semble, lors du générique de fin, entraîner sur un terrain de rugby ?
« Avec acharnement » : le titre, maladroit peut-être, de ce film commencé dans une éclatante lumière mais très vite crépusculaire, dénude une composante essentielle de toute expérience esthétique, que la passion amoureuse porte à son comble : face aux œuvres de l’art comme devant les écrans, ou sous le regard de l’autre, on est tenu d’apporter son corps.
Laisser un commentaire