« Emprise »

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Ce mot dans le titre de mon dernier billet (pour désigner la passion vécue par Sarah dans le film de Claire Denis) mérite peut-être quelques lignes de mise au point. J’aurais tendance à ne pas en abuser : à ne pas mettre sur le même plan ou fourrer dans le même sac, par exemple, une conduite « sous l’emprise de l’alcool », de la drogue ou de la colère, et le tableau quasi clinique proposé par ce scenario. Une emprise amoureuse suppose en effet deux personnes, ou partenaires, et ne se réduit pas à une addiction unilatérale.

L’emprise dont nous traitons ici est une co-production, et elle s‘accompagne d’un étrange consentement – autre mot-clé qui a fait l’objet sur ce blog d’un précédent billet, rédigé à la sortie du livre de Vanessa Springora, dont il faut reparler.

Si le mot emprise affleure ici ou là dans les critiques de ce film, et dans les propos tenus sur lui par Vincent Lindon lors de la matinale de France inter, je n’ai pas relevé un début d’analyse qui tente de débrouiller un tant soit peu ce qui se passe alors, de part et d’autre d’une relation qu’on s’accorde à trouver toxique.

J’ai dit dans mon précédent billet que la caméra de Claire Denis ne rencontrait pas l’image mais qu’elle tâtonnait, ou s’écrasait sur l’écran, cet égarement relevant moins de la vue que d’une sorte de tact. Si l’objectif est un oeil, celui de la cinéaste se comporterait plutôt comme une peau.

Notre vue fait le vide, et suppose la distance ; le toucher au contraire exige le contact, soit l’impérieuse abolition de celle-ci. Et ce passage de la vue au tact résume bien, il me semble, deux étapes successives du sentiment ou de l’émoi amoureux : dans un premier temps on ne peut se retenir de voir ou de regarder l’autre, mais cette frénésie visuelle prépare la confusion « acharnée » des caresses, des baisers qui fuient toute mise à distance, qui réclament la fusion de l’actif et du passif, qui veulent toucher, et être touché, prendre, et être pris. Dévoré, englouti.

L’emprise ne qualifie donc pas, à proprement parler, une forme dévoyée d’amour, elle en constitue le cœur, l’horizon ou la basse continue. Être amoureux c’est s’éprouver captif, possédé, aliéné, pris. Sans recul ni esprit critique, sans réserves ni ressources de négociations. On distinguera pourtant des degrés dans cette aliénation.

Une relation véritablement amoureuse suppose en effet une réciprocité dans le don, dans la soumission ou l’autorité de l’un sur l’autre, dispositions que nous dirons tournantes ou équitablement réparties. C’est cette alternance qui manque dans l’emprise, la femme (Juliette Binoche dans le rôle de Sarah) s’y englue, elle passe au pouvoir de l’autre (« François » joué par Grégoire Colin) en semblant abdiquer devant lui toute volonté propre, elle ne sait plus dire non, elle ne raisonne pas, ne proportionne pas son attraction, elle n’est plus un sujet. Elle ment donc nécessairement à Jean et, par un tour d’écrou paradoxal et difficile à analyser, elle se ment.

  • Tu dirais qu’elle devient maso ?

Oui, mais le masochisme est un autre mot-écran qui risque de nous masquer la complexité du phénomène. Est-ce que le maso cherche de gaîté de coeur à s’abîmer, à se détruire ? Cette passion m’apparaît plutôt comme une ruse du narcissisme ; le sujet s’est choisi une identification forte, un maître triomphant, et pour se prouver l’excellence de ce maître il s’abaisse, il lui ménage une victoire complète sur sa propre personne. Humiliée, prisonnière, donc victorieuse puisque son identification ou sa projection dans l’autre font de la supériorité (imaginaire) de cet autre… la sienne. Le maso vit sur deux plans, dédoublés, de telle sorte que plus l’autre lui fait mal, plus ça le persuade qu’il a fait le bon choix, qu’il s’est donné (pour s’y projeter) un vrai maître.

Vanessa Springota explique bien ce mécanisme dans son livre Le Consentement : la jeune fille ne veut pas être humiliée, mais élue par un homme supérieur – Gabriel Matzneff dont la supériorité, fatalement, s’exerce à ses dépens. Dans le film de Claire Denis, le choix amoureux de Sarah rejette Jean, brave type, taulard malchanceux, qui ne peut lui donner ce sentiment enivrant d’être l’élue d’un homme prestigieux, supérieur. Mais vois comme ce François en profite, il ne se montre avec elle jamais tendre, ni prévenant, toute sa jouissance est d’obtenir ce désir ou ce regard de la femme qui fait de lui un dieu.

On appelle cette personnalité (dangereuse, à fuir absolument) un pervers narcissique, qu’est-ce que ça recouvre ? Ici encore, une absence totale de réciprocité , le PN exerce sa domination crûment, unilatéralement, il jouit de dominer, de faire de l’autre son objet, sa marionnette, point barre ! Et ce comportement n’est pas réservé aux hommes, j’ai croisé des femmes qui semblaient ne jouir que comme ça, que de ça : heureuses d’obtenir une déclaration plus ou moins explicite d’amour et, fortes de cet aveu de faiblesse, de tyranniser l’autre, de l’agacer par de fausses promesses, de le faire attendre, de louvoyer… On prend cela dans un premier temps pour de la coquetterie, mais le narcissisme de la  coquette peut tourner à la perversion : ne viser aucun projet de couple, d’égalité, de réciprocité, en ne gardant en vue que la domination, cette stupide recherche de supériorité qui alimente en effet bon nombre de « désirs ».

  • Mon chéri, on est loin de tout ça ?

J’en suis sûr, mais il est toujours bon d’en parler. C’est compliqué, l’amour !

10 réponses à “« Emprise »”

  1. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Bienvenue cette mise au point. En effet l’emprise est un terme polysémique bien délicat à utiliser.
    Peu de travail de recherche et de publication existe pour approfondir le concept. Le coup de foudre amoureux peut relever d’un phénomène d’emprise. Souvent le terme emprise est utilisé dans l’analyse d’un féminicide dans une vision explicative. Il me paraît important de discerner le processus d’emprise proprement dit des outils ou moyens pour l’exercer. Les moyens, ce sont la perversité ( l’autre est mon objet de jouissance pour Sarah, mon outil de travail pour Jean), le machisme (l’autre est ma propriété), l’autre est l’objet de ma violence verbale ou physique, etc.

    Le processus d’emprise se rapprocherai du processus de stress avec des versants positifs, négatifs, évoluant du positif au au négatif ou encore latent. Le processus est une relation entre deux personnes, qui peut se révélé contagieux. Le partenaire sous emprise peut mettre une tierce personne sous emprise. L’emprise en provenance du passé peut caractériser le dialogue ou la rencontre non consciente entre la personne que j’ai été et la personne que je suis devenu. Une des caractéristiques de la personne qui exerce une emprise est qu’elle ne lâche pas facilement le morceau.

    La question du consentement concerne aussi une polysémie. Face à une situation de séduction, le partenaire qui consent, cède ou partage le même désir, ou encore un désir compatible ? Le faible doit il devenir gendarme de la relation ?

    Ou au contraire consentir signifierai « sentir ensemble », converser pour se comprendre mutuellement en donnant du temps au temps, s’assurer mutuellement que les désirs sont compatibles.

    Le chemin est encore long pour grandir en humanité

    Jean Claude

  2. Avatar de tvinpsy
    tvinpsy

    Cher Daniel,
    . Je n’ai pas vu le film de Claire Denis ni lu le livre de V Springora, mais je réfléchis depuis un moment sur cette question, ainsi le terme classique d’emprise de la passion est, à mon sens, quasi pléonastique. Même si elle n’est pas toujours amoureuse (elle peut être religieuse comme le montrent les excellentes séries « Unorthodox » ou ‘ »Sur ordre de Dieu »), elle relève des éternelles discussions sur les passions ! La meilleure analyse que je puisse faire de l’emprise reste celle emprunté à Proust dans le dernier paragraphe d’Un amour de Swann quand il fait dire à son héros : »Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!  »
    L’emprise est un phénomène dont on ne (se) rend bien compte qu’après-coup, quand comme Swann, on en est sorti; c’est du moins l’expérience que je peux en avoir. Pour moi l’emprise s’apparente à ces bouffées délirantes dont le sujet se réveille un jour en disant : « pendant tant de temps j’ai complètement déconné (sic) ». On ne sait plus ce qui nous est arrivé, même s’il peut se produire que l’emprise ait été réciproque et qu’après coup et pas nécessairement de façon simultanée, chacun des protagoniste se demandent : « mais qu’est-ce qui s’et passé ? »
    Faut-il mettre notre attirance éventuelle pour l’emprise avec notre propension à la servitude volontaire comme le dit La Boetie ? Il me semble aussi qu’il y a là un trait commun avec ce que tu avais travaillé naguère (et qui m’a marqué durablement) autour de l’hypnose et de l’influence…
    Reste que peut-être comme tu le dis bien, l’emprise constitue le fond de l’amour et si l’on veut souscrire à la sentence célèbre de Lacan « l’amour c’et donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » reste à se demander pourquoi on a choisi telle personne plutôt que telle autre ! Il va de soi aussi que les pervers narcissiques (qui, j’y souscris, peuvent très bien être des femmes) parviennent merveilleusement à mettre l’autre sous emprise en manipulant l’idéalisation narcissique à l’oeuvre dans toute relation amoureuse.
    Voilà ces quelques réflexions jetées rapidement, pour faire écho aux tiennes.

    PS : j’aime bien la distinction que tu fais dans l’amour entre la vue et le toucher !

  3. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire Emprise, le mot est polysémique. « J’étais sous emprise », « elle était sous emprise », est une formule que l’on entend partout maintenant, dans la presse et dans les prétoires, et qui désigne et condamne par avance l’agresseur, le violeur, le prédateur qui a abusé de sa victime malgré un apparent consentement. La formule dédouane alors la personne qui était sous emprise de toute responsabilité. Son consentement à l’amour et à la sexualité n’était donc qu’apparent, il s’agissait en fait d’un abus de confiance, d’un abus de faiblesse. La victime était « sous emprise », c’est-à-dire manipulée, sans véritable discernement, victime d’un jugement altéré. On comprend combien le terme d’emprise peut être aujourd’hui l’objet de toutes les interprétations, de toutes les manipulations. Et particulièrement devant la Justice, lors des procès pour viols. Il est régulièrement mis en avant pour dénoncer les viols réels ou imaginaires dont sont accusés généralement les hommes par les femmes. Le mot est employé par la victime alors qu’elle apparaissait jusqu’alors consentante. Il rejoint, par sa généralisation même, le terme de pervers narcissique régulièrement employé lui aussi dans les divorces conflictuels, accompagné bien souvent d’accusations d’inceste…
    On tremble devant tous ces dangers et jamais le terme lacanien d’hainamoration n’a semblé si juste pour désigner la folie du couple et de l’engagement sexuel.
    L’emprise pourtant évoque l’amour, la passion et même l’amour courtois (« Tu m’as l’âme ravie/ Viens tôt me secourir/ Ou il me faudra mourir… »). Que chantent ces poètes ? « La passion exige la possession de l’autre, tout en la sachant impossible. Elle ignore qu’en retour elle fait de vous un possédé », écrit le psychanalyste J-B Pontalis dans Elles (Gallimard. 2007 p. 77). Oui l’amoureux est un possédé, oui, il est sous emprise, sous le charme, sous le philtre et bientôt sous le joug… L’amour est une emprise, une servitude volontaire… Faut-il rompre les charmes ? Et avec lui, le lien, le transfert, l’engagement ?…
    Arrêtons-nous ici… Les plus grands poètes, les plus grands écrivains, les plus grandes œuvres musicales, ne nous parlent que de cela…

  4. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    Oui, mais que peuvent les mots?

    Sous le soleil de Platon, Manon Garcia, Claire Denis, Christine Angot répondent aux judicieuses questions du journaliste et l’auditeur prête l’oreille. C’est le but.

    Consentir « sentir ensemble » par une conversation qui n’est pas négociation. Question d’enchantement et tout ça avec les voix et les mots de G.Deleuze et de J.Lacan.

    Tout compte fait, que retenir de tout ce cinéma en cette logosphère ?

    Pour moi, ce sera une fable qui se raconte, je crois, sur les divans du côté de Grenoble.

    Celle du coq et du diable. Le coq perd son âme, sa vie en voulant faire le beau et paraître, le diable l’a rattrapé.

    Tout le problème est là. Comment résister aux séductions de ce monde tout en étant dedans?

    Il faut bien du toucher, du visuel quelque part pour que dans l’écart, la distance, une petite vie s’épanouisse ou s’épiphanise en toute discrétion.

    Il y a naturellement contrat…Oui mais avec qui, avec quoi?

    Et si ce spectre était notre corps? « Esprit » es-tu là? Oui, dans ses lettres, autrement dit ses « tripes ».

    Quelqu’un rencontré, un beau jour, dans une grange, où R.Debray allait refaire un tour, m’écrivait tout à l’heure :

     » On gagnerait en effet à remplacer l’élevage et l’abattage intensif des animaux par des cultures de viande synthétiques. La raison est notre rapport au vivant : TTout ce qui vit possède une conscience, Et on ne peut pas traiter une conscience comme un objet sans déchoir soi-même. En résumé : remplacer de la viande de souffrance par de la viande anesthésiée
    Cependant, comme en toute chose il faut de la nuance, je ne vois pas d’inconvénient à ce que des petits éleveurs qui prennent soin de leurs bêtes, les fassent exister d’abord, et les mènent ensuite à l’abattoir. » (Fin de citation)

    Digression totale en passant sans crier gare du coq à l’âne, laissant une belle phrase de M.Proust et le désir mimétique de R.Girard, à la réflexion des gens de lettres?

    La réponse est peut-être devant le barbecue où, dégustant un épigramme salé, Monsieur Tout-le-Monde médite sur « le sens de la vie » dont l’anagramme fait « l’éveil des ânes ».
    On récite entre nous des vers de T. Arbeau et dans l’empire du bien où règne en maître le festivisme (P.Murray), qui nous délivrera de l’emprise du mal, mes bons seigneurs, vrais honnêtes gens du blogue?
    Tomber sous le charme ou se retrouver sous l’arbre…Charme, sur fond noir, est aussi une particule…blanche.
    Elle ne s’oublie pas!
    Je pense au dernier mot du billet du maître.
    N’est-ce pas le nom de ce personnage allégorique d’un « Court traité » qui demande à la raison et à l’entendement de lui faire connaître cet objet, capable de le contenter pleinement?
    Bon dimanche en septembre.

    Roxane

  5. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Ne pas tout mettre au même niveau, l’emprise positive du coup de foudre amoureux et l’emprise négative qui génère peur et culpabilité chez la victime. Dans ce cas dramatique et trop fréquent, ce n’est pas forcement après coups que survient la prise de conscience. Sortir de l’emprise, quitter l’autre reste une action à hauts risques surtout si des enfants sont concernés. En résulte parfois un féminicide. Le plus fréquent se poursuit le harcèlement, la peur et le doute de s’en sortir. Et la justice ne peut guère réduire cette souffrance.

    Dans le film de Claire Denis, le fils et la grand-mère tentent de dire non à l’emprise de Jean. Sarah le réalisera sans doute par la perte de son mobile. C’est Jean dans la salle de bain, qui manifestant un réel don de soi sort le plus dignement de l’emprise de François.

    Ici dans le blog de notre Randonneur a été traité la problématique de l’inceste avec le livre de Camille Kouchner et les enjeux pour sortir du silence. Un autre film « l’économie du couple » révèle toutes les difficultés pour sortir d’une relation d’emprise.

    Hier, en salle l’excellent film iranien « Leila et ses frères » décrypte une autre forme d’emprise patriarcale. Il n’y a pas question d’amour mais de survie, de survie alimentaire. Magistrale et pourtant si humaine, si sensible, Leila a dit non à l’emprise paternelle.

    L’emprise qui se fonde sur le passé et les traditions relève d’un choix conscient ou non, celui de sublimer le passé. Claire Denis le dit si bien dans l’interview de Charles Pépin. On ne se relèverait pas d’un premier grand amour. C’est la perte du paradis dans la vision chrétienne, c’est le fondement de la pensée freudienne dans la version laïque, à l’opposé de la pensée de Jung sur ce thème.

    En quoi je reste fidèle à mon passé, à mes « invariants », en quoi je suis sédentaire ? En quoi je reste fidèle à mes engagements, mes désirs et ma capacité d’adaptation à ce qui advient, en quoi je suis nomade dans mon chemin de vie ? Voilà un questionnement qui me paraît essentiel…..

    Bon dimanche
    Jean Claude

  6. Avatar de JKFR
    JKFR

    Mon commentaire:
    Petit vocabulaire freudien.
    EMPRISE.
    Freud a parlé d’une pulsion d’emprise (Bemächtigungstrieb) (Trois essais 1905) dont le but est de dominer l’objet par la force. Il parle de l’emprise dans l’amour (Liebesmächtigung) dans L’Homme aux loups (1918) pour évoquer la fonction qui vise à maitriser l’objet sexuel dans la mesure où l’exige l’accomplissement de l’union sexuelle. Freud utilise également ce terme pour parler du jeu de la bobine (1920) où l’enfant joue à faire revenir une bobine qu’il jette au loin, jeu qui symbolise pour lui le retour de la mère absente. La pulsion d’emprise vise donc tout d’abord à l’appropriation de l’objet. Cependant, il s’agit aussi pour Freud d’une domination par la violence, d’une manifestation de puissance vis-à-vis de l’objet. A partir de 1920, l’accent n’est plus mis sur l’emprise mais sur le sadisme et la destruction. L’emprise se confond alors pour Freud avec la pulsion de mort qui prend alors la forme de pulsion d’agression. La pulsion de mort « se nommerait alors pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance » (Freud 1924).

  7. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire
    Retour sur le film Avec amour et acharnement de Claire Denis.
    Pourquoi ce film me laisse-t-il sur ma faim ? Peut-être devrais-je lire le roman de Christine Angot, me faufiler entre ses pages, entendre ses mots et son langage pour déceler l’épaisseur des personnages, en savoir plus sur leurs pensées ? Malgré le jeu excellent des acteurs du film, je n’arrive pas à bien cerner la sublime Juliette Binoche. Hors peut-être les scènes où elle est amoureuse, où elle joue l’envoutante passion qui la lie à Jérôme Lindon. La voilà oscillant entre deux passions, l’une exaltante débutant dans les eaux transparentes d’une ile paradisiaque, l’autre est une passion triste qui la soumet à l’emprise d’un homme pervers et manipulateur. Et voici que le mot surgit avec sa double valence, l’emprise, terme qui est au centre de la réflexion à laquelle nous convie Daniel B.
    La polysémie du mot emprise est frappante. Il apparait au moins cinq fois dans les textes du blog.
    1/ 1er blog, premier paragraphe : « Comment filmer la passion,… un envoûtement, un attachement délirant, un mot familier aux psychanalystes, une emprise ».
    2/ « François règne par l’absence. Spectral, donc follement attirant. Comment filmer le spectre ou l’emprise ? »
    3/ « Emprise du portable et des textos, vecteurs d’influence et d’emprise ».
    4/ « Emprise du passé. Le passé ne vous lâche pas (dit Jean-Claude dans un commentaire).
    5/ 2e blog : Emprise de l’alcool ou de la colère. On entre dans la pathologie, on est sous emprise.
    6/ L’emprise amoureuse, enfin, est l’objet du deuxième blog. Je cite : « L’emprise ne qualifie donc pas une forme dévoyée de l’amour, elle en constitue le cœur, l’horizon ou la basse continue. Être amoureux, c’est s‘éprouver captif, possédé, aliéné, pris… » etc…
    Voilà deux sens bien différents dans l’emploi du mot emprise. Il y a l’emprise amoureuse, exaltante et vitale. Celle de la passion qui idéalise l’objet et élargit le moi. C’est l’amour passion, la fusion avec l’objet, le retour à l’unicité primaire, l’élation amoureuse, les cœurs vibrant à l’unisson… C’est l’exaltation maniaque de l’amour enfin trouvé, la joie immense de l’amour partagé, l’éternité retrouvée entre la mer et le soleil…
    Mais l’emprise peut être aussi assujettissement, soumission, renoncement. On est alors dans une passion triste qui repose sur le masochisme du sujet. On jouit du joug de l’oppresseur, on est sous l’empire de l’objet qui vous domine et vous asservit. Juliette Binoche dans certaines scènes se révolte, demande sa liberté de parole, sa libération. Elle veut sortir d’un monde qui lui dénie son indépendance, sa liberté. L’emprise qui la soumet à François met l’accent sur sa mystérieuse soumission, sa dépendance, son impossibilité de renoncer à lui, d’en faire définitivement le deuil… Comment ne pas évoquer l’immense masochisme de la victime qui jouit sans le savoir de sa position tragique. J’ai compris Juliette Binoche dans le film comme une femme qui cherche sa liberté, refusant la soumission et les conduites d’échec de son amant (Jérôme Lindon), cherchant à vivre toute l’intensité de sa passion charnelle pour lui et refusant les manipulations de son ex-amant François (Grégoire Colin), l’âme damnée de ce couple qui cherche à l’assujettir et à l’anéantir. Aux scènes pleines de sensualité qui illustrent la relation heureuse avec Jean (Jérôme Lindon), viendront s’opposer les exigences du pervers, François (Grégoire Colin), qui veut assujettir sa victime et même… la sodomiser. Acharnement et emprise riment ici avec humiliation et abaissement. Il ne reste plus à Juliette Binoche qu’à ouvrir les chemins de la liberté.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Attention cher JF, tu nommes Vincent Lindon Jérôme, son parent éditeur-phare des éfitions de Minuit, homme d’une rigueur proverbiale qu’il m’a été donné une fois d’approcher … en 1967. Confusion de littéraire. Il y a beaucoup à dire sur l’emprise, notion ployable en divers sens et aux emplois suspects, j’ai voulu dans mon dernier billet faire autour de ça un peu de ménage, je vais y revenir. D’ailleurs, le mot attire beaucoup de visites, et ce dernier billet est très consulté ! C’est que le phénomène de l’emprise à y réfléchir est latent et palpable en chacun, même s’il est pour cela même généralement refoulé ou mal accepté par la conscience – nous y reviendrons…

  8. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire . Oui, merci pour la rectification. Vincent donc et non Jérôme. Écrire vers minuit amène de nombreuses fautes d’inattention. La notion de clivage mériterait également d’être développée. Comment celle-ci peut être au service de la liberté ? La noyade de l’iPhone dans la baignoire est également un temps fort du film qui permet à Juliette Binoche de se déprendre de l’emprise des deux hommes….Quel deuil ! «  Il n’y a plus rien ! » dit le technicien d’Orange (mécanique) à la jeune femme incrédule… Plus rien, plus de mémoire, tout à disparu, un véritable ictus amnésique ou pire un AVC…!!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci JF, oui tout ceci mérite qu’on y revienne un peu, j’en prendrai le temps au cours de la journée. Mais la noyade de l’iPhone est en effet un temps fort, et une péripétie capitale, qui dénoue la crise par le détour de l’appareil ou prothèse technique – vecteur d’emprise !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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