Plusieurs sujets majeurs de réflexion ont surgi ces derniers jours, que je n’ai pu traiter au fur et à mesure, pris par les séquelles (interminables ?) de ce déménagement. La mort d’Elizabeth II d’abord, qui ne peut que nous frapper par l’onde de choc internationale, mais d’abord nationale, qui donne à réfléchir sur les particularités toujours étonnantes de cette monarchie, vue depuis nos lunettes républicaines.
Sainte Famille
Nous y étions préparés par le visionnage de l’excellente série « The Crown », qui retrace avec beaucoup d’acuité les péripéties du règne d’Elizabeth. Un livre dit-on vient de paraître qui recense les erreurs, ou les manquements à l’Histoire, commis par ce passionnant documentaire-fiction ; j’aimerais le lire, car la vérité n’est pas chose facile dans une adaptation aussi ambitieuse, et la marge de l’interprétation fait forcément le lit de la querelle ; tout ce qui touche aux Royals d’autre part est matière à légende, et les Windsor ont dû parfois, à leur corps défendant, endosser cette légende qui façonne leur pouvoir, et polarise l’universelle attention. Entre les faits et la légende d’ailleurs, la bonne politique n’a pas à choisir, une vérité simplement factuelle aura toujours le dessous et la légende le dernier mot…
Toute famille est un berceau, une source active de légendes d’autant plus sacrées que celles-ci garantissent les liens, ou la cohésion mémorielle. Et je me disais, contemplant les kilomètres de queue qui se forment devant Buckingham pour rendre un dernier hommage au cercueil de la souveraine, que cette ferveur populaire ne se développerait jamais dans un terreau républicain ; la force de nos voisins est d’être gouvernés par une famille, c’est-à-dire un pôle d’identifications où chacun peut reconnaître au fil des années voire des générations la grammaire bien connue des drames intimes qui le concernent, le vieillissement, la maladie, les tourments du cœur avec leur cortège de jalousies, d’amours, de trahisons et de détestations…
La presse people en fait comme on dit ses choux gras, et joue dans cette mesure son rôle de mise à niveau des affects entre les Princes et leurs sujets. On souffre avec Charles de l’éducation trop rigide ou distante infligée à l’éternel prétendant, on s’indigne des frasques du mauvais frère Andrew, on s’émeut des amours empêchées de Margaret, on plaint infiniment Lady Di, on s’alarme des possibles incartades sexuelles de Philip, on s’émerveille au spectacle d’Elizabeth, dans sa première tournée du Commonwealth, accordant une valse chavirante à l’un de ses sujets africains… La vie tumultueuse, excentrique, excessive qui déborde des différents palais fascine le quidam qui ne songe plus à la différence des conditions, à ce que toutes ces frasques coûtent au contribuable, et qui ne peut que s’avouer in petto un sentiment de reconnaissance, comme ces inaccessibles royals nous ressemblent !…
Qui a dit, Régis Debray je crois, que le génie du christianisme, pour reprendre un titre de Chateaubriand, c’était celui de la (sainte) famille ? Comment mieux faire communiquer le Ciel et la Terre, l’inaccessible transcendance divine avec notre trivial ici-bas, que par cette médiation toute trouvée des liens du sang, eux-mêmes forcément et fortement sacrés ? L’incarnation de Jehovah est incompréhensible, mais sa figuration par le spectacle de la crèche immédiatement sensible au cœur, accessible à chacun. Quoi de plus touchant que ces images pédagogiques, et comme telles irréfutables ? Pas de famille sans images ou photos « de famille », et c’est pourquoi le véritable ascenseur entre le Ciel et la Terre fut pour nous l’image (proscrite par les deux autres monothéismes). Sur la terre comme au ciel, à Buckingham comme dans nos moindres chaumières, un flot ininterrompu de figurations met à notre portée les reflets d’une vie transcendante qui nous échappe, nous mobilise et, percolant sur nos écrans et nos quotidiens de papier, nous nourrit. Cette course aux images dût-elle, quand les paparazzi prennent en chasse la princesse jusque sous le pont de l’Alma, tuer l’objet de notre adoration.
JLG
À peine étions-nous remis ou rassasiés de la fracassante annonce venue de Balmoral que, mardi matin, le décès de Jean-Luc Godard mobilisait de nouveau nos écrans, et que Libération affichait la prouesse renouvelée d’un numéro spécial apparemment confectionné en quelques heures… Au risque ici de choquer par un avis à contre-courant, ou peu conforme au concert empressé de louanges qui accompagnent ce décès (ou, comme ses proches ont tenu à le préciser, ce suicide assisté), je dois confesser mon peu de goût pour les productions du prolifique cinéaste.
Si l’on me demandait de choisir, je reconnaîtrais sans ambages que je me sens tellement plus Truffaut (ou Woody Allen) que Godard, plus Cimino que Tarantino, plus Beatles que Rolling Stones ou, pour fixer les idées, plus Aragon que Claude Simon ou Robbe-Grillet… Et je mesure par cet aveu tout ce qu’il me fait perdre dans l’estime ou la reconnaissance de mes contemporains, comment, vous n’aimez pas Godard ? Faut-il être ringard, ou étourdi…
Entendons-nous : j’ai aimé comme chacun, et vu à leur sortie À bout de souffle, Le Mépris ou Pierrot le fou… Je me rappelle même avoir vu cinq fois ce dernier, lors de ma première année d’ENS, dont, en décembre 1965, une projection dans un ciné-club de Meknès devant des femmes voilées (que pouvaient-elles en penser ?), c’était alors pour nous le film « incontournable » ou qui « exprimait » notre « génération »…
J’ai voulu le revoir récemment, je n’ai pas supporté cette enfilade de blagues potaches, cette intrigue menée à la va-comme-j’te-pousse. Je sauverais sans doute aujourd’hui dans mon admiration Le Mépris, je demande à revoir Le petit soldat, Bande à part ou Une femme mariée (pour Macha Méryl), mais pour le reste ? Quel fatras de mots à l’emporte-pièce, que d’attrapes-gogos ou d’approximations douteuses, vaseuses… Une journaliste de France inter rapporte en s’en gargarisant « Le cinéma c’est un art, la télé c’est un meuble » – vraiment ? N’y a-t-il rien d’autre à dire sur les rapports compliqués, et parfois fertiles, entre le petit et le grand écran ? Et ceux qui vont répétant « Pas une image juste, juste une image », qu’ont-ils en tête ou plutôt, qu’est-ce que ce mantra les empêche de penser ? On vante partout (France inter avec Laure Adler, Libération avec Didier Péron ou Antoine de Baecque) la stimulation intellectuelle venue de Godard, ses bifurcations espiègles, son désordre créateur, ses incessantes trouvailles… On recueille avec ravissement ses moindres provocations. L’heureux homme, qui sut si bien attacher aux faits et gestes de sa personne l’attention des médias ! De sorte que son art me semble relever plus de la pub, ou de la communication, que d’une créativité authentique.
Mais je suis retenu dans mon allergie par les éloges appuyés qu’Aragon lui prodigua, notamment dans un retentissant article des Lettres françaises du 9 septembre 1965 « Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? », où l’auteur du Paysan de Paris célèbre chez son cadet l’importance du réalisme, du collage, du montage ou de la voix, donc de la citation (des fragments de proses ou de poèmes d’Aragon, voire d’Elsa Triolet, parsèment en effet quelques films). Il y aurait à dire sur les étayages croisés ou les appuis qu’Aragon et Godard prirent ainsi l’un sur l’autre, et j’y reviendrai. Mon autre scrupule vient de Serge Daney, que j’admire inconditionnellement, et qui admirait lui-même inconditionnellement JLG… Cette chronique déjà un peu longue devient compliquée à écrire !
(à suivre)
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