Reconnaissance à Bruno Latour

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Les prochaines Rencontres philosophiques d’Uriage (14-15-16 octobre prochains) auront cette année pour thème « Comment habiter le monde ? ». Au vu de ce sujet, j’avais proposé en mai dernier aux organisateurs d’inviter Bruno Latour, dont toute l’œuvre tourne autour de la question de l’habitabilité. On nous fit hélas au début de l’été la réponse que Bruno était trop malade pour accepter notre invitation. Je l’avais déjà, à la Maison de la Culture de Grenoble ou à la Villa Gillet de Lyon, fait venir pour débattre publiquement, et je puis dire que son œuvre m’a souvent inspiré ; je lui ai donné une large place dans mon recueil des « Textes essentiels » en Sciences de l’information et de la communication (Larousse 1993), je faisais cours chaque année sur La Science en action, ou Nous n’avons jamais été modernes, ma pensée collait à la sienne, ou du moins je m’y efforçais… Et quand nous avons fondé avec Régis Debray les Cahiers de médiologie, dont j’ai dirigé le premier numéro consacré à « La Querelle du spectacle », nous y avons accueilli un papier de Latour (et Antoine Hennion)  qui signèrent une provocante (et salutaire) réflexion sur la question de l’aura chez Walter Benjamin, « Comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois »…

Apprenant qu’il serait absent à ces RPU, j’ai proposé à Anne Eyssidieux, qui m’ouvrait l’espace de l’abécédaire (une notion traitée en huit minutes pour « planter le décor »), la lettre L comme Latour (à côté, mon autre choix, de J comme jardin).

Voici donc, en hommage à mon camarade et pour placer ces rencontres sous le signe de cette pensée exigeante, et tellement stimulante, l’essentiel du texte que je prononcerai à la Richardière samedi matin.

   Rendre hommage à Bruno Latour, c’est remarquer d’abord la cohérence de sa trajectoire, le développement régulier et rigoureux de sa recherche. La Science en action (1989) proposait une anthropologie de la connaissance scientifique : il y examinait comment les chercheurs se conduisent vraiment dans leurs tournois permanents entre laboratoires, avec quels alliés visibles ou invisibles (techniques, médiatiques, institutionnels, médiologiques…) les différentes énonciations savantes se hiérarchisent pour gagner, ou perdre… Parce qu’on ne triomphe jamais seul dans ce domaine, ce livre mettait en évidence des acteurs-réseaux, ou quelques partenaires cachés, notions appelées à un grand essor.

Tout vivant s’avance en effet entouré d’une foule d’autres vivants, animés ou inanimés, qui interagissent avec lui et le soutiennent à l’existence. Or notre culture extractiviste méconnaît généralement cette riche tapisserie, pour n’en considérer que quelques fils : nous isolons, détachons, privilégions quelques acteurs d’un plus dense réseau. Les points de vie excéderont toujours en nombre les points de vue par lesquels nous considérons et pensons maîtriser la nature.

C’est donc à Latour que je songeais (sans le citer) au chapitre 1 de mon livre La Crise de la représentation où je partais de l’exemple de l’aménagement d’une station de ski, pour lequel on consulte différents ayants-droits ou acteurs intéressés, les riverains, les futurs usagers, les bergers, les alpinistes…, mais sans prendre l’avis des forêts, des rivières, des daims ou des marmottes…, partenaires négligeables. Cette myopie constitutive de nos opérations sur le milieu met en évidence une première et déterminante crise de la représentation : nous peinons à prendre en compte tous les paramètres du vivant, la complexité d’un milieu et ses interactions échappent par principe à nos calculs de rentabilité ou de profit. Nos points de vue minimisent ou écrasent les points de vie.

Pour protester contre cette restriction, je me souviens que Latour avait, circa 1994, élaboré (avec Peter Sloterdijk et du côté de Sarrebrück) une exposition intitulée « Le Parlement des choses », histoire de mettre en lumière nos partenaires cachés. Dans le même ordre d’idées, on plaide (avec succès parfois) pour accorder à un cours d’eau ou à un bassin versant une personnalité juridique : c’est, en Nouvelle-Zélande aujourd’hui, le cas du fleuve Whanganui.

Il faut récuser avec Latour le terme d’environnement, trop anthropocentré, qui traite la nature comme un rayon de super-marché plein de ressources à extraire, et lui préférer la notion de milieu. Nos Cahiers de médiologie, puis notre revue Médium auraient gagné à rejoindre Latour (qui y collabora une fois), sans que cette convergence advienne vraiment, Debray et Latour ne se fréquentant guère, dommage ! L’histoire des idées est ainsi remplie de non-rencontres ou d’occasions manquées.

À l’opposé d’un monde-objet séparé, disponible et livré à nos déprédations, un milieu ou lieu de vie est riche en acteurs-réseaux qui interagissent, qui se fécondent (ou se dégradent) mutuellement.  La bonne santé n’est jamais celle de l’individu seul, mais de son milieu. Et tous nos objets gagnent aujourd’hui une dimension éco-, comme nous le voyons par ce que nous mangeons (combien de kilomètres ont parcouru ces kiwis, quels ingrédients dans mon filet de bœuf avant d’arriver à mon assiette ?), ou ce qui nous sert à nous transporter, à nous soigner, à nous loger… Il faut, plaide Latour, rapprocher en tous domaines le monde dont on vit et le monde où l’on vit.

Et habiter n’est pas une opération simplement technique, ni unilatérale : l’habitant et l’habité se compénètrent, se renversent l’un dans l’autre, je suis habité par les lieux où j’habite. Le centre ou le surplomb ici encore se dérobent, remplacés par un réseau de fines capillarités…

Passer du local au global n’est ni se replier sur un territoire, ni s’ouvrir à une mondialisation économique et technique qui n’est jamais que la généralisation, à l’échelle planétaire, d’un mode de vie et des choix d’une petite minorité prédatrice. Le défi d’une mondialisation véritable serait plutôt de promouvoir d’autres sujets, d’autres acteurs, d’accueillir d’autres cultures, d’autres savoir-faire, de multiplier les points de vue. Ce décentrement, et le renoncement à l’idée même de centre et de gestion centralisée, se heurtent néanmoins à quantités d’objections, et d’habitudes inhérentes à nos routines, de sorte que la transition écologique (doux euphémisme) devrait plutôt accomplir un vigoureux et total renversement. Enumérons quelques empêchements qui nous barrent cette route :

Notre imaginaire du progrès, voire de la révolution, est fièrement ancré dans un « En avant toutes ! », qu’il faut aujourd’hui remplacer par « Machine arrière ! », ou less is more. Les mots d’ordre de croissance, et de production, se trouvent battus en brèche par un impératif général de réduction. Demandons-nous comment rendre populaire ce nouveau mot d’ordre, à l’heure où notre production, qui fit les beaux jours des générations précédentes (« trente glorieuses ») se retourne aujourd’hui en destruction. Ce qui semblait jadis un bien inconditionnel s’est changé en mal radical, le désirable fait repoussoir, bouleversant nos repères !

Il est indéniable que les nouveaux devoirs inspirés de l’écologie ont quelque chose de punitif, rapportés au modèle précédent. Comment les imaginaires vont-ils se régler sur une injonction perçue comme négative ? C’est tout le problème des campagnes de prévention : « Défense de fumer », ou « Fumer nuit gravement à votre santé »…, ces slogans (éventuellement assortis d’images gore) n’auront qu’un faible impact sur la consommation d’un accro du tabac ; notre inconscient n’enregistre pas l’idée de limite, il n’est pas sensible à la négation, dira le psychanalyste. Il convient donc, pour tourner cette difficulté bien connue des médecins ou en général des éducateurs, de donner au même message une forme positive, « Prenez la vie à pleins poumons ! »…

L’écologie, trop jeune peut-être, n’a pas encore su trouver les mots, elle peine à frapper ou à entraîner les imaginations ; obnubilée par la nature, n’aurait-elle pas sous-estimé les luttes dans la culture, la bataille des idées et des sensibilités, le temps long de la formation du goût et des mentalités ?

Considérons, plaide Latour, la gestation de la Révolution française et tout le travail des Lumières, des salons, des romanciers et des philosophes. La lutte des idées précède de beaucoup le processus électoral. Or combien de grandes œuvres d’art, de séries télévisées, de chansons ou de romans se réclament de la cause écologique ou la font aujourd’hui avancer ? Il manque à cette cause une rhétorique doublée d’une esthétique, capables de capter les rêves ou les désirs qui sont le nerf de la mobilisation.

Une difficulté connexe concerne l’idée de développement, remplacée par l’impératif d’enveloppement : ce que nous produisons ne doit pas, au nom de l’enrichissement, détruire le milieu qui soutient et recycle nos précieuses ressources. Toute production doit donc veiller à ne pas léser l’écosystème nourricier dans lequel nous puisons, mais calculer au plus juste la balance des profits et des coûts, en tenant compte de toutes les « externalités négatives », le plus souvent cachées ou absentes dans l’ancien mode de production et de calcul de la « croissance ». L’écologie à cet égard, c’est l’économie au sens large, une éco-nomie (une « loi de la maison » ou du logis) plus sensible ou attentive aux paramètres invisibles de nos actions. Cette continuité ou cette relation typiquement antagoniste-complémentaire de l’économie avec l’écologie, en élargissant notre capacité de calcul, affronte le défi difficile de mieux penser cette obscure notion de milieu dans sa déroutante topologie, ses boucles étranges et ses interdépendances.

L’interdépendance, et les vertus retrouvées de la dépendance, constituent un défi (et un horizon stimulant) pour la pensée, mais cela heurte encore une idée spontanée ou primaire que chacun nourrit, in petto, de l’individu, voire de la liberté. Sur ce point encore, l’écologie propose d’en rabattre : il n’est pas a priori enthousiasmant d’énumérer nos dépendances, ou de prendre en compte, en nous et entre nous, ces liens qui libèrent…

On voit que l’idée même de centre, et beaucoup de réflexes ou d’attitudes venus d’une pensée centralisatrice, se trouvent malmenés par le nouveau paradigme, qui invite à passer par les marges, et à explorer la périphérie. L’écologie politique peine à s’organiser parce qu’elle n’est, pas plus que ses objets d’étude ou de soins, centralisante. Rien, dans une logique du milieu, n’agit de façon linéaire, et la relation des causes et des effets y est elle-même complexe, ou aléatoire, grevée de quantités de conditions qui s’opposent à l’action droite, et à de sûres prédictions. Entrer en écologie, c’est marcher sur un sol qui se dérobe ou s’effrite sans cesse. Où atterrir ? Ou toucher terre ?… Ce titre d’un livre important (2017) résume le parcours terrestre d’un auteur qui se définit justement comme un Terrestre parmi les terrestres ; un chemin bifurqué, funambulesque entre les disciplines, pour remembrer et habiter ce monde ou du moins, comme disait à peu près Camus dès 1957, empêcher qu’il ne se défasse.

14 réponses à “Reconnaissance à Bruno Latour”

  1. Avatar de Philippe Mouillon
    Philippe Mouillon

    J’ai été frappé par une phrase de Bruno Latour qui, lors de l’une de ses dernières interviews, termine son propos sur cette remarque inquiète : « Le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux». Nous ne parvenons plus en effet à penser un monde de relations entre espèces ou de coévolutions, prisonniers que nous sommes d’un imaginaire borné par l’exploitation universelle et infinie des ressources. Je pense à l’anatomiste Georges Cuvier qui commentait, lors d’une conférence au Muséum d’histoire naturelle, son Mémoires sur les espèces d’éléphants vivants et fossiles. En parlant des premiers mammouths découverts en Sibérie, il les distingua des éléphants en parlant « d’animaux aujourd’hui disparus », ce qui troubla profondément ses pairs car l’imaginaire de ses auditeurs était enfermé dans le récit d’une création divine, parfaite et stable, dans un monde abouti puisque créé par Dieu, où il n’y avait pas de place pour des disparitions d’animaux ni de végétaux. Nous vivons la même tragique incapacité, mais ce n’est pas le Déluge ou les châtiments divins qui entravent aujourd’hui notre imaginaire. Les dynamiques relationnelles des « ressources » ne se plient pas aux intérêts et aux projets humains et nous ne parvenons pas à le concevoir. Dans ce travail de mise à niveau des imaginaires, nous ne sommes pas à l’échelle, ni dans le bon tempo. Mais l’École des arts politiques ou les Parlements de BL ne l’étaient sans doute pas non plus, ou pas assez. Car les ruptures nécessaires débordent les formes existantes (ou dominantes) de l’école, de l’art et de la politique…

  2. Avatar de Didouchka
    Didouchka

    Un cours de français dans une 2de lambda d un lycée lambda au mitan des années 2000. On travaille l’argumentation autour de la question des transports urbains ( voiture, bus, métro, marche…) Un élève soutient mordicus la supériorité de la bicyclette. Et toute la classe, comme un seul homme, de le stigmatiser du cri de : « écolo, écolo, écolo ! » . Il préfère alors la boucler et de vert ( d’idéologie) devient aussitôt tout rouge ( de confusion!) . Pourquoi ?
    Moi-même lycéen au mitan des années 1970, je crois me souvenir au contraire d un écologisme mainstream dans la jeunesse de ces années baba cool… Comment un tel changement de « milieu » mental a t il été possible entre-temps? Par quel insidieux soft power consumériste ces jeunes esprits avaient-ils donc été colonisés en 2 ou 3 décennies?

  3. Avatar de yvon
    yvon

    Un cours de français dans une 2de lambda d un lycée lambda au mitan des années 2000. On travaille l’argumentation autour de la question des transports urbains ( voiture, bus, métro, marche…) Un élève soutient mordicus la supériorité de la bicyclette. Et toute la classe, comme un seul homme, de le stigmatiser du cri de : « écolo, écolo, écolo ! » . Il préfère alors la boucler et de vert ( d idéologie) devient aussitôt tout rouge ( de confusion!) . Pourquoi ?
    Moi-même lycéen au mitan des années 1970, je crois me souvenir au contraire d un écologisme mainstream dans la jeunesse de ces années baba cool… Comment un tel changement de « milieu » mental a t il été possible entre-temps? Par quel insidieux soft power consumériste ces jeunes esprits avaient-ils donc été colonisés en 2 ou 3 décennies?

  4. Avatar de DH47
    DH47

    Daniel Bougnoux a résumé avec précision et empathie les principales étapes de l’itinéraire de Bruno Latour ; je veux croire que ce rappel a été facilité par quelques affinités intellectuelles identifiées dès le N°1 des Cahiers de Médiologie (1996) , N° toujours en place sur mes étagères !
    Dernière étape de B. Latour : il est devenu ces dernières années l’un des « champions intellectuels de la cause écologique » ; signe qui ne trompe pas : son nom est l’un des mots-clés permettant de feuilleter les archives du Randonneur .
    Je pense aujourd’hui à l’homme tel que je l’ai connu depuis la classe de terminale ainsi qu’à tout ce que nous avons vécu par la suite, le plus souvent en partage , quelquefois en débat plus ou moins incisif : le tout relève tant des idées que de la vie comme elle va . Dans la tristesse , je m’exprime ici avec toute l’admiration et la gratitude requises y compris pour ce qui, parfois, chez mon ami, me dépassait de vingt coudées .
    Qu’il me soit permis d’insister sur un point alors que l’actualité braque ses projecteurs sur l’engagement écologique de B. Latour : D. Bougnoux rappelle à juste titre ses nombreux travaux en sociologie des sciences (dures ou sociales): ceux-ci constituaient la matrice dont sortiraient tous ses livres à venir , y compris lorsqu’il s’adressait ces dernier temps aux « terrestres ».
    Les grands auteurs chérissent certains de leurs livres plus que d’autres : ainsi B.Latour a toujours été fier de son « Aramis ou l’amour des techniques » (La Découverte, 1992) mais il a aussi présenté son »Enquête sur les modes d’existence – Une anthropologie des Modernes » (La Découverte, 2012) comme son grand oeuvre déjà esquissé alors qu’il était coopérant en Côte d’ivoire dans les années 70 . Un livre épais, stimulant, qui sollicite toute l’attention de son lecteur .
    Les modes d’existence sont ici des modes (le pluriel est de mise) de vérité car il faut combattre toute prétention à l’hégémonie d’un seul mode ; il y a une vérité selon un mode donné ; chaque mode de vérité doit respecter les autres car ceux-ci ont leur propre justesse : voilà une clé essentielle pour saisir l’unité de toute l’oeuvre .
    B.Latour disait quelque part, à qui voulait l’entendre : »on me taxe de relativisme…Je suis effectivement relativiste au sens où j’établis des relations… Comment s’occuper de justice, de droit, de morale, de science, (de religion , de Gaïa…) sans être relativiste ? La personne la moins relativiste est celle qui consacre 50 ans de sa vie à la définition des différents régimes de vérité ; chaque régime de vérité possède une définition stricte du vrai et du faux .
    Il y a un pluralisme des modes d’existence et l’accepter ne constitue aucunement une preuve de l’indifférence comme la définition commune du relativisme le sous-entend  » .

  5. Avatar de DBrowaeys
    DBrowaeys

    Bruno Latour est juste « renversant ». Son humour latent – un sourire toujours au bord – emballait la radicalité de ses propositions d’un baume apaisant.
    Pourtant, l’atterrissage qu’il propose vient percuter le projet d’émancipation moderne.
    Toute son oeuvre semble à contre-courant du décollage rêvé dans les année 60.
    Il s’agit de valoriser nos attachements, comme si notre condition humaine pleinement assumée comme finitude, était en mesure de nous ouvrir des mondes.
    La relation de Bruno Latour avec Peter Sloterdijk, auteur d’une trilogie sur les sphères (méditation sur notre habitat, ou « Heimat »), indique la nécessité de penser une « autre émancipation » (geo-sociale cette fois), un « autre progrès » (Dans l’appartenance au vivant). Nous n’avons pas fini de voir apparaître les fruits de la vision libératoire de Bruno Latour auquel nous pouvons redire notre immense reconnaissance.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Dorothée d’ajouter à cet hommage le nom de Peter Sloterdijk, que j’ai aussi beaucoup pratiqué, et un peu fréquenté – trop rarement hélas. Les Sphères sont une grande oeuvre, d’une richesse qu’on ne peut épuiser à la lecture, il faut y revenir, méditer cet énorme corpus… Ironique lui aussi, Peter et Bruno étaient bien faits pour s’entendre. Et je profite de votre commentaire pour signaler ici que Bruno Latour est l’un des co-signataires du Second manifeste du convivialisme, lancé en 2020 ; j’aurais dû, dans ce trop bref hommage, rappeler les liens entre BL et les principales thèses convivialistes, sur lesquelles j’ai déjà déposé sur ce blog plusieurs réflexions ou billets. On ne parle pas tous d’une même voix, mais les propos, les initiatives des uns et des autres finissent par tisser un réseau, un mycelium qui a des effets…

  6. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir!

    Quel bonheur de lire ce billet judicieux et les commentaires sagaces en reconnaisasnce à Bruno Latour!

    « Plein de mérites, mais en poète l’homme habite sur cette terre » On connaît cette citaion du poète allemand.

    Une fois n’est pas coutume, j’aimerais ajouter un petit commentaire qui bifurque, au risque de me faire virer par le maître de céans. On verra bien!
    Commençons par cette « in-pertinence » qui ose souligner en rouge les « ayants-droits » dans le billet du maître.
    Ah, le méchant trait d’union et ce pluriel à droit invariable en ce mot! Si la vérité par anagramme est relative, c’est une erreur de sous-estimer l’erreur.
    Régis Debray qui a droit de cité dans le présent billet, écrit :
     » Le mi-lieu, lui, nous enveloppe et nourrit. C’est un entre-deux régénérateur, qui met l’extérieur à l’intérieur, par quoi ils s’oxygènent mutuellement. Ce n’est pas un à-côté, c’est une matrice » (Le siècle vert », page 53)
    Cet auteur a défendu Bruno Latour dans son débat olympique avec Jean Bricmont, après les « impostures intellectuelles ».
    Pour son interlocuteur BL n’est pas « rigoureux ». Il cite un article de La Recherche pour attester son assertion.
    RD lui reproche de brocarder trop facilement les travaux de Monsieur Latour et quitte à faire frémir, le professeur de physique de Louvain, de se référer à « La fabrique du droit » qui analyse le fonctionnement du Conseil d’État. Régis Debray trouve heureux l’intérêt qu’il a porté aux médiations pratiques avec au bout de sa démarche, la question du quid juris.
    (Voir « A l’ombre des lumières », pages 21, 22, 85 et 86)

    Monsieur Latour lui a-t-il rendu la pareille? Voyez plutôt :

    « Entretien avec Bruno Latour : Les médias sont-ils un mode d’existence ? Yves Citton

    Michael Cuntz – C’est aussi un problème de la langue française : quand on dit « média », on pense directement aux mass-media. Il y a toutefois la « médiologie » de Régis Debray, qui propose de distinguer entre « médias » et « médium » (qu’on met parfois au pluriel en écrivant « médiums »). Est-ce que cette distinction a un sens pour vous ? Régis Debray, à un certain moment au moins, a revendiqué une certaine proximité entre ce qu’il faisait et vos travaux.

    Bruno Latour – « Médium », c’est très bien, mais le problème, c’est que généralement, quand on le met au pluriel, on retombe sur « médias » – et du coup la confusion se remet en place. Régis Debray a trouvé le bon mot, en parlant de « médiologie ». Le problème, c’est qu’il se l’est réapproprié dans un sens à la fois sympathique, mais un peu superficiel. S’il l’avait distribué d’avantage, on aurait pu réutiliser le terme et y inclure les science and technology studies, pour lesquelles il n’y a toujours pas de traduction en français, qui insistent sur les « médiums », et en particulier sur les médiums des pratiques scientifiques. Régis Debray s’y est intéressé, mais de loin, parce qu’il reste un rationaliste. « Médiologie » est un très bon terme, qui ne paraît pas associé directement à mass-medias, mais à toute discontinuité d’un cours d’action. « Médiologie », c’est mieux que « médiation », parce qu’une « médiation », c’est toujours entendu comme un intermédiaire. Même si on fait la distinction entre « intermédiaire » et « médiateur », on tombe toujours sur le même genre de malentendu. On perçoit la médiation comme ce qui est entre deux éléments, et on imagine généralement un locuteur subjectif, lui-même influencé par une société, qui est en fin de parcours d’un message, en position de répondre – bref, la scénographie classique. » (Fin de citation)
    Petite observation, « mass media » ne prend pas de trait d’union.
    Le Laudato si, c’est sensationnel, récité dans une église par des enfants, nous dit B.Latour (La Croix – L’Hebdo, n°18, page 17). Et R.Debray d’applaudir l’Encyclique en se disant finalement que mieux vaut tard que jamais. (Le siècle vert, page 44)
    Très bien Messieurs les intellectuels, mais qu’avez-vous fait du paysan, du paysage, du pays? Qu’avez-vous fait de ce paysan devenu dans la modernité galopante un chef d’exploitation déraciné, au cours des années sixties où le ministre du Général élaborait avec l’accord du syndicalisme majoritaire, la loi d’orientation agricole?
    Je sais que la question est tellement facile et la réponse si complexe.
    A la fin de ses entretiens qu’il a eus avec Bruno Latour, Michel Serres conclut en ces termes :
    « (…) il faut plus qu’une morale, au moins une religion, et sur cette question il faudra écrire – ou lire? – un nouveau livre »
    (Eclaircissements, page 294)
    Où atterrir? En quel lieu qui fait lien trouver enfin la réponse? Dans les « Leçons d’optique et de mécanique quantique », de Monsieur Latour? Dans les « Trois écritures », de Madame Herrenschmidt qui se demande si cet atterrissage sera difficile ou très difficile?
    Et leurs lecteurs, eux, ont-ils la réponse?
    Je reçois, ce jour, deux messages de deux professeurs agrégés. Je n’ai rencontré ni l’un ni l’autre. L’un habite tout près , à deux lieues à peine de mon logis. L’autre au diable vauvert, en quelque région où je n’ai oncques mis les pieds.
    L’un proche, l’autre lointain. L’un me parle d’étymologie et l’autre de la difficulté d’intrication des connaissances, à l’heure où Monsieur Aspect fête son Prix Nobel avec foie gras, champagne et couronnes suédoises.
    On dira que c’est l’heure de s’enivrer nonobstant le tracassin de la foule sentimentale, mes bons seigneurs!
    Là-bas à La Richardière, du haut de La Tour, Anne, ne vois-tu rien venir?
    Et si « dieux » répondaient! me dit mon petit doigt qui ne s’en laisse pas conter.

    Donné le treize octobre deux mille vingt-deux, quand minuit sonnèrent.

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Imbattable, vous êtes imbattable chère Kalmia, pas seulement sur l’orthographe ! Mais d’être allée dénicher ces propos croisés entre Latour et Debray, c’est étourdissant d’érudition, de précision, je ne sais si l’intéressé (Régis) vous lira, s’en souviendra… Je songe pour ma part avec mélancolie que ces deux grands hommes habitaient à Paris à moins de cinq-cents mètres l’un de l’autre, et qu’ils se sont à peine croisés, qu’ils n’ont pas échangé, quelle ironie !… Je recueillerai sûrement à la Richardière, durant ce proche week-end, des réactions, des propos sur Bruno Latour dont je ferai profiter ce blog. À suivre !

  7. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonjour!

    Bien apprécié le commentaire de Monsieur Mouillon, citant Georges Cuvier.

    Et v’lan passe-moi l’éponge!

    Ne riez pas trop vite, l’éponge est un exemple d’obstacle verbal qui, d’ailleurs, fait le chapitre IV

    de « La formation de l’esprit scientifique » où Georges Cuvier est cité pages 69, 153 et 214!

    Que Monsieur Mouillon soit ici remercié pour ce commentaire qui nous invite quelque part à faire attention au « point de vie » et, en filigrane, à rejoindre Gaston Bachelard qui se distançait de l’esprit préscientifique et des certitudes familières des salons d’une époque.

    Aujourd’hui où tant d’auteurs défilent sur les plateaux de télévision, comment vivre sa vie à point nommé?

    Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, certes, et de le sauver des eaux.

    Et gouzi-gouzy à l’enfant qui nous habite!

    Jacques

  8. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Ce propos synthétise bien la pensée et le cheminement de Bruno Latour. La nécessité d’une pensée globalisée est évidente. Comment ne pas abonder dans son sens !

    Cependant, cet idéal écologique ne me paraît pas un idéal réaliste et surtout réalisable dans les 20 prochaines années. Le « renversement » indispensable me paraît impensable d’ici cette échéance. D’une part les signaux ne me paraissent pas suffisamment significatif pour faire bouger les foules et surtout les plus contributeurs…D’autre part les bouleversement climatiques non modifiables, les pollutions, les migrations, les désordres économiques, sociaux, nationalistes, numériques et familiaux seront tels sur cette période de 20 ans à venir que les peurs paniques des populations vieillissantes généreront les pires décisions et régressions.

    Quand on observe les situations de déliquescences sur le plan de la santé, de la défense militaire, de l éducation, sur l’habitat et le bâti universitaire, sur la perte d autonomie de production industrielle, agricole, pharmaceutique,et la fragilisation psychique d’ une partie de la population, nos finances de redistributions ne pourrons pas faire face à tout. C est une évidence pour moi qui existe depuis longtemps.

    Et pourtant ces signaux dramatiques sont cachés par des signaux très optimistes.
    Le quoi qui l’en coûte permet a la France de bien s en sortir.Les gilets jaunes, la guerre en ukraine et même le covid qui a donner un coup d arret massif a la mondialisation n’ont pas perturbé la marche du monde.

    Dans 20 ans je ne serai sans doute plus de ce monde. Mes petits-enfants auront entre 20 et 42 ans. Les plus grands ne se soucient que d’ écologie à la façon B Latour mais sont imperméables à toutes autres formes d’inquiétude !

    Et moi même je vis depuis un bon nombre d’annees une sorte de schizophrenie. D’un coté personnel tout va pour le mieux…les soins médicaux sont on ne peut mieux ( un scanner obtenu en deux heures pour contrainte de voyage!), les films extra même si les salles sont bien vides. Et de l’autre côté du monde, vraiment tout près de moi, des personnes qui souffrent, que j’ essaie d’ accompagner de mon mieux.

    Ainsi va le monde…. S’inquiéter, à quoi bon ?

  9. Avatar de M
    M

    Bonjour!

    Daniel, Isabelle vient de me le confirmer, Régis et Bruno se sont fréquentés et on fait le premier numéro des cahiers ensemble en 1996.

    Il pleuviote, ici, et les jardins apprécient même si l’eau n’atteint pas encore les racines.

    Bonnes continuations de votre belle aventure saint-martinoise.

    M

  10. Avatar de m
    m

    A Jean-Claude, tout empreint d’un sentiment d’intranquillité

    J’ai bien lu votre dernière contribution, si sincère, cher Monsieur.

    Il y a un mot que je retiens et sur lequel, j’aimerais dire quelque chose.

    Il m’a fait penser à Gaston Bachelard qui a quitté ce monde, il y a exactement soixante ans, jour pour jour.

    Le hasard ou autre chose, par plus d’un sentier de traverse, m’a fait découvrir ce mot dans un merveilleux travail de composition littéraire salué par Philippe Meirieu.

    Aussi, je tiens à vous faire partager ce « passage » sur le chemin de la pédagogie :

    « Le développement de la schizophrénie est en effet une source d’inquiétude. Un langage trop figé et des concepts enkystés dans des contenus qui leur interdisent toute variation en sont la cause majeure. Entre le réel évolutif et le langage inflexible, la rupture est consommée. L’individu s’enferme dans un monolinguisme qui le coupe du réel et du social. Un enseignant, installé dans une routine et la nostalgie d’un passé encombrant, n’en n’est pas à l’abri, à moins de procéder à une psychanalyse qui vise à redynamiser le psychisme. La bonne nouvelle, c’est que l’on peut s’en sortir. Pour Bachelard, un cerveau figé a toujours la possibilité de se remettre à découvrir et à inventer. Il y a une réelle confiance dans les possibilités psychiques, à condition de se garder précisément de ces jugements définitifs qui menacent la santé mentale autant de ceux qui les formulent que de ceux à qui ils s’adressent. » (Fin de citation)

    Et c’est là que G. Bachelard intervient avec la méthode de Korzybski qui est une mise en marche des fonctions spirituelles, elle dynamise vraiment le psychisme. Cette dynamisation réagit sur toutes les fonctions biologiques.

    Pour Gaston Bachelard ce n’est pas la structure qui fonctionne ou le substrat qui rayonne, c’est la fonction qui, en s’exerçant, développe la structure dont elle est l’expression, aime à préciser justement l’auteur, cet instituteur devenu Inspecteur et biographe.

    Si vous souhaitez en savoir plus sur ce comte (1879-1950) à la lumière de G.Bachelard, lisez « La philosophie du non » et « Lautréamont ». Alfred Korzybski est le fondateur de la sémantique générale.

    Je voulais, ce matin, vous écrire ce petit commentaire, ce mot, un petit mot de folle espérance.

    Et dans les lettres de « l’espérance », il y a « la présence. »

    Télégraphie subtile dans la complexité labyrinthique de l’espace et du temps où « la vitesse de la lumière » par une renversante anagramme « limite les rêves au delà ». Et de sa bibliothèque immense, dans les jardins du ciel, Gaston, en ce matin tout tranquille et serein, a décroché son téléphone…

    Pour vous répondre, cher Jean-Claude.

    m

  11. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Grand merci à “m” pour votre commentaire si bienveillant. Les mots essentiels ont été avancés pour mieux vivre cette schizophrénie métaphorique. “Présence” à ce qui est, surplombé par un cheminement “spirituel”. Et si A C Sponville m’a appris à “désespérer” de la vie, j’ai surtout par la pratique méditative, accepté la posture de l’intranquillité permanente, ou aussi vigilance tel un poisson visitant les récifs marins. Accepter les réel tel qu’il se présente à nous, (se représente à nous) et s’engager dans chacun de nos actes au quotidien. Bachelard, nous a révélé cette dimension du temps, son intensité. Face à tout ce qui advient, nous n’avons pas de temps à perdre. La sérénité se gagne dans l’agir comme dans le souci porté aux autres.

  12. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    « La nature nous laisse à nos propres forces.

    Dieu a décroché son téléphone et le temps presse. »

    – Arthur Koestler (Le cheval dans la locomotive)

    Bonne journée

    Kalmia

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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