La contrebande et le double-écrire
Mais le même texte aussitôt enchaîne (pages 20-21) :
Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis
(…)
Et je n’ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu’il roule
Ces dernières formulations touchent il me semble à la notion très aragonienne de contrebande, dont il fit grand usage dans ses poèmes de Résistance et qu’il définit dans La Lumière de Stendhal (1954) comme « l’art de suggérer des pensées interdites avec des paroles autorisées ». Or ici se précise une autre contrebande, plus intime, et qui sera le sujet d’un des plus bouleversants poèmes du Fou d’Elsa : le poète détient certains secrets qu’il ne peut dire, mais sa langue machinalement, « cette chose en moi qui parle », et qui parle au-delà de tout vouloir-dire, ne se retient pas de les révéler. Ce que je ne veux pas dire perce en ce que je dis, le train des mots m’emporte, leur vent me déshabille, porte aux oreilles du passant mes pensées secrètes… Le secret pèse lourd chez notre auteur (« On écrit pour fixer des secrets ») ; il concerne successivement son lourd secret de famille, puis les secrets tout aussi indicibles de sa grande famille communiste. Une ligne des Poètes, formulée comme une hypothèse assez énigmatique, suggère que la bouche d’ombre dans ses plus folles associations ne parle pas tout-à-fait au hasard, mais tourne autour d’un secret voilé ou murmuré, « Ce sont Maman les choses tues » (page 134). Un tel aveu ainsi glissé incite le lecteur à interpréter, ou à dresser l’oreille ; assez souvent dans ce qu’écrit Aragon avec l’essor pris sur la rime, il y a double-entendre, double-jeu, arrière-pensées, double fond… Cette contrebande inhérente à ses textes n’est pas le moindre de leurs charmes.
Formation de l’écho et naissance du chant
Une page particulièrement émouvante des Poètes (164-166) esquisse la genèse de ce goût de l’écho :
Qui me rendra le sens du mystère oh qui
Me rendra l’enfance du chant
Aragon revoit l’enfant qu’il était donnant des noms aux arbres, tutoyant des étoffes, inventant des langues étrangères, enfonçant les petits papiers d’une correspondance indéchiffrable derrière des armoires, sans fin répétant des phrases entendues ou rêvassant sur un vieux ticket de métro… Louis appliquait à chaque serrure rencontrée dans le monde cette clé du mot qui dédouble les choses, les ouvrant à une vie nouvelle, inconnue. La grande affaire grâce au langage devient de décoller le monde de lui-même, avant de privatiser cette parole et d’en faire un potasson à soi, un usage plus intime, un argot :
Nous n’avons pas le même argot
Je n’ai pas oublié le parfum de la désobéissance
(…)
Jusqu’à aujourd’hui je peux appeler une bicyclette ma biche
(…)
Je n’ai pas oublié le jeu de Rêve-qui-peut
Que personne d’autre que moi n’a joué
Je n’ai pas oublié l’art de parler pour ne rien être
On a bien pu m’apprendre à lire il n’est pas certain
Que je lise ce que je lis
(…)
Il y a celui qui essuie
Ses pieds à la porte en rentrant
Il y a celui que je suis
Bien sûr et que je ne suis pas
Cette chute du chapitre élargit soudain la question des rapports de l’homme avec sa langue, et des usages si divers qu’il en tire, en ouvrant à une interrogation plus vertigineuse sur l’identité de celui qui parle : car on peut parler non pour dire le monde mais pour le fuir, notamment dans les jeux partout renaissants et irrésistibles du théâtre (très insistant dans Les Poètes), pour étendre le rêve, pour déconcerter ses semblables ou, en un mot, désobéir. Au plus vif de cette liberté de parole s’annonce aussi la mise à mort ou l’évanouissement du sujet.
L’homme-rime, l’homme double
Les dédoublements de la parole, exhibés dans la rime, conduisent en effet à dédoubler éventuellement celui qui parle. De même au fil des Poètes, l’auteur évoque ou ressuscite tantôt en un quatrain, tantôt en plusieurs pages la figure d’un prédécesseur où il voit un intercesseur. Aragon sait saluer ses maîtres anciens, ou ses amis (Nezval, Carco, Desnos…) en de vibrants hommages, où il a soin d’épouser quelques thèmes ou lieux élus de son confrère. Il sait qu’aucun poète ne travaille seul, ni sur une table rase, mais que la création littéraire suppose beaucoup de lectures ; que le poète colle, imite, développe un héritage antérieur, qu’il prolonge ou renouvelle. En bref et comme il l’a beaucoup dit ailleurs et dans ce texte particulièrement, Aragon s’affirme solidaire d’une tradition, héritier d’une culture. La « première personne » y apparaît tard, comme si elle émergeait d’une polyphonie ou du concert discordant d’autres voix. Comme si l’auteur devait en passer par beaucoup d’autres avant de déclarer la sienne. Toute sa poétique combat « le monstre ébouriffé de l’individualisme », autant que le naïf orgueil du génie.
L’affirmation du croisement (avec les romans d’Elsa), ou la pratique d’une croissante, d’une envahissante et vertigineuse intertextualité vont dans ce sens : la construction d’un homme-rime ou d’une œuvre-écho. D’où les accusations d’acrobate, de rhétoriqueur ou de caméléon toujours lancées contre Aragon, qui le revendique fièrement et rétorque à ses détracteurs : « Car j’imite. (…). La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas » (Arma virumque cano, Pléiade OPC 1 page 746). Toute invention poétique est mêlée de plagiat, Baudelaire reprend le vers de Racine, et notre mémoire n’est qu’une manivelle (page 96).
Il est curieux de suivre Aragon dans les jeux (les pièges ?) de ce qu’on nommerait avec René Girard sa rivalité mimétique, qu’un roman comme La Mise à mort documentera clairement en plongeant dans les affres et les tourments de l’amour jaloux. Les Poètes ne fait qu’effleurer cette passion, mais donne à voir, ou à entendre, une assez sidérante entreprise de reconquête du féminin dans les pages particulièrement touchantes du « Voyage d’Italie » consacrées à Marceline Desbordes-Valmore. En jouant à la fois de l’intertextualité et de l’écho biographique, avec entre leurs vies le point de capiton du séjour à Milan qui leur fut à tous deux une épreuve très noire (pour elle en 1838, pour lui en 1928), Aragon s’insinue dans le personnage de Marceline et finit par confondre sa voix à la sienne. La section 2 de ce long poème, page 61, accomplit cette troublante identification, par exemple dans cet alexandrin où culmine le double-entendre, « Quand l’Autre m’envahit et se fait mon langage », la rêverie de Marceline ressuscitant un amour disparu, tandis qu’Aragon nous murmure comme en direct sa soudaine possession par cette femme.
Marceline Desbordes-Valmore en 1811
(peinte par Joseph-Constant Desbordes)
Ce moment d’écho parfait ou de confusion des genres ne peut que se dissoudre, la pluie, puis les machinistes emportant hors de la scène de ce coming out tout le décor planté par un Aragon queer. Mais nous sentons, en de telles pages, la connivence de la rime, du chant et de l’amour, la tentation du féminin, la porosité d’un sujet trop empathique et menacé d’effacement. Aragon n’aura joué, avec quelle virtuosité ! de la rime que pour, au-delà des sons, fixer l’accord des sentiments et des âmes. Si « les mots font l’amour », l’amour constitue bien le degré le plus fort de la rime, son accomplissement.
M D-V, plus tard
Cette posture de l’homme-double toutefois n’a rien de confortable, et nous lirons dans Le Fou d’Elsa qu’« il n’est plus terrible loi / Qu’à vivre double ». Maniaco-dépressif ou persécuté-persécuteur, l’amour chez Aragon oscille entre les triomphes de l’adoration et l’angoisse abyssale de la perte. La rime pourtant, indéniable facteur de plaisir, étend considérablement le pouvoir de l’énonciation en façonnant une parole ou un monde qui me reviennent : « Que cela rime ou non l’écho n’en revient qu’avec un sacré retard » (page 155). Si « les coqs de l’écho » rassurent (page 134), c’est que ce retour de la rime ou du rythme façonne un monde circulaire, dont la connaissance se double de reconnaissance. Et le retard mis à faire sonner la rime ajoute à la virtuosité, ou à la jouissance. Dans le magnifique « Épilogue » aux vers de vingt syllabes à rimes embrassées, distribués en quatrains, Alain Badiou remarque très justement que cette disposition fait partie du message, la révolution n’est pas pour demain, un peu de patience, il faut savoir l’attendre comme, dans ce poème, la rime se fait désirer : dans ce système a-b-b-a, la première rime ne revient qu’à soixante pieds de distance ! Mais nous la recevons avec un plaisir redoublé.
« La rime à proprement parler la rime mentale de l’amour »… (page 195). L’exigence de rimer touche intimement à l’expérience charnelle de l’amour car, métaphore du couple ou de sa copulation, elle implique eros, une force de liaison. Il arrive donc à Aragon de comparer l’homme seul ou veuf, désaccordé, à une rime dépareillée. Ou encore un mort devenu blanc, et que le monde a déserté, à « un alexandrin sans rime » (« Prose de Nezval », page 116). Il arrive, petite mort psychique, qu’à certains moments ou parmi certaines gens le monde ne résonne plus, et qu’on se juge soi-même comme un déchet. Badiou cite entièrement ce poème étonnant du Fou d’Elsa « L’Hiver » (Pléiade pages 674-675), privé de rimes, où les mots ne font plus l’amour entre les lèvres désaccouplées,
À rien ne te servent les mots
Laisse filer ces vaines rames
(…)
Ce sentiment de trouble-fête
Où c’est soi qui ne rime à rien
Ah je sais que l’on va me dire
Que ce n’est pas intéressant
Que c’est le lot de tout le monde
Mais justement mais justement
Confronté au même sentiment d’abandon dans « La Chambre de Don Quichotte », le poète s’entend dire « Regarde bien comme tout cela est chauve » (page 23), façon de mutiler la chauve-souris, ici privée d’écho ?
(à suivre)
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