Une journée de conférences et tables-rondes est programmée à l’Institut Pasteur le vendredi 2 décembre, à laquelle je participerai. Intitulée Epidémie, pandémie, infodémie : l’autre urgence sanitaire, elle se tiendra à l’amphithéâtre Duclaux à partir de 8 h 30 (entrée libre, par le 205 avenue de Vaugirard). Le projet des organisateurs est de faire dialoguer des médecins avec des chercheurs venus des sciences de l’information et de la communication. Voici le texte que j’ai préparé.
Il est stimulant de penser, à propos des virus, que ceux-ci se propagent de cellule en cellule, en parasitant leurs hôtes, de la même façon que certaines idées acquièrent une « viralité », passant de cerveau en cerveau avec les mêmes possibilités de mutation, de recombinaison et de reproduction – ou de rejet immunitaire pour non-conformité avec les traits spécifiques de l’organisme-hôte. Notre biosphère offrirait sur ce point un miroir à notre idéosphère : le partage des connaissances et des idées obéirait à un modèle plus général de la sélection naturelle, bien documenté déjà au niveau microscopique des virus ; et ce rapprochement n’est pas qu’une métaphore ou une séduisante comparaison, tant il est devenu évident que ces deux niveaux coopèrent et se renforcent mutuellement, quand par exemple une épidémie comme la Covid déclenche une « infodémie », une prolifération de dénégations, de fake news ou de prophylaxies fantaisistes qui s’emparent de nos cerveaux et y prolifèrent, comme font les virus dans les cellules de notre corps.
Lors de la crise sanitaire que nous continuons de traverser, nos médias ne se contentent pas de couvrir ou de représenter l’épidémie, comme ferait la carte avec un territoire, ils agissent sur elle et parfois l’aggravent en redoublant à leur niveau le phénomène ; nous n’avons pas seulement à combattre une épidémie, mais simultanément une infodémie, une contagion dans les corps en même temps que dans les esprits. Alors que, dans un monde ancien, l’accès à la parole publique était réservé à des experts ou à des autorités dûment validées, l’ouverture démocratique de nos médias dépolarise cette autorité en laissant chacun exprimer son opinion (fût-elle farfelue) ou son vécu dans une émission de radio, une tribune de la presse écrite, un blog ou sur les si mal nommés « réseaux sociaux »… Pire, une partie non-négligeable du public, par défiance envers les médias dominants supposés inféodés aux big pharma, préfère pour se soigner ou s’informer recourir à ces canaux alternatifs réputés plus proches des « vraies gens »… La volonté de ne pas être dupes nous précipite ainsi dans une variété particulièrement pernicieuse de l’erreur (cette sur-suspicion vérifiant le jeu de mots lacanien selon lequel « les non-dupes errent »).
C’est Jacques Monod l’un des premiers qui, dans Le Hasard et la nécessité (1970), suggéra cette analogie entre l’évolution des idées et celle de la biosphère. Le groupe humain auquel une idée donnée confère un surplus de cohésion, d’ambition ou de confiance y trouvera un pouvoir d’expansion qui, en retour, assurera la promotion de l’idée elle-même. Cette capacité d’une idée à nous infecter ou à se répandre n’a rien à voir avec sa vérité, mais tient plutôt au confort et au dynamisme qu’elle procure à ses hôtes en « prenant » sur eux. Le pouvoir invasif des idées augmente avec le narcissisme qu’elles renforcent en nous.
En 1976 dans son livre Le Gêne égoïste, Richard Dawkins développa ce parallèle en baptisant mêmes les entités de pensée ; tandis que les gênes sautent de corps en corps par le véhicule du sperme et des ovules, les représentations mentales appelées mêmes sautillent et clabaudent à travers les imprimés, les vidéos, les radios ou les campagnes de pub pour coloniser nos espaces et nos temps de cerveau disponible… Une mode vestimentaire, un slogan, un bon mot ou un tube musical sont auto-réplicants ; tous constituent autant de mêmes, qui ont la propriété de transformer égoïstement leurs hôtes en véhicules de leur propagation.
Cette faculté d’auto-reproduction ou de copie quasi automatique ne concerne pas ce qu’on appelle en rigueur l’information. Cette dernière est en effet une chose que l’on traite, c’est-à-dire qu’on interprète, qu’on soumet au travail de la vérification., quitte à la déformer ou à la traduire… Le non-traitement fait partie du traitement, et c’est essentiel : chacun peut laisser tomber une information, ne pas ouvrir le poste ni se tenir forcément « au courant ». On peut toujours ignorer une information – sinon ce n’en est pas une.
Autrement dit, entre les informations et moi passe une coupure sémiotique. Toute information est un montage de signes symboliques, et ces symboles par définition n’agissent pas sur moi physiquement. Le monde sémiotique est d’un autre ordre, il implique une distance critique ou un espace de liberté – donc une éventualité de succès ou d’erreurs. Le monde de l’information ne saurait se confondre avec celui de la violence ni les raccourcis de la force.
Une boule de billard en frappe une autre, A percute B. B n’a aucune marge de manœuvre dans sa « réponse » à ce stimulus, elle ne peut pas ne pas prendre la direction et la vitesse prescrites par le choc. Tant que la cause et l’effet demeurent ainsi trivialement (mécaniquement) reliés, il n’y a pas d’information. Celle-ci suppose que son récepteur garde le choix de sa réponse, de son « traitement ». Qu’il introduise dans l’enchaînement des phénomènes un moment critique de réflexion ou un maillon de liberté.
Soit encore l’exemple des panneaux de signalisation routière, « Ralentir danger ». Chaque conducteur est libre de ne pas obéir tant que l’avertissement demeure sémiotique, et c’est pourquoi on dispose parfois sur la chaussée le ralentisseur ou « gendarme couché », qui n’est plus un signe, mais un obstacle physique, cassant automatiquement la vitesse (voire le châssis de la voiture).
Douglas Hofstadter
On sent bien que tout pouvoir fort, un dictateur, un patronat à l’ancienne ou une éducation dirigiste rêvent de traiter leurs « sujets » sur le mode des boules de billard, de les faire avancer à coups de trique ou de sifflet. C’est aussi le rêve de la pub : quel succès ce serait de déclencher, par stimulus-réponse, l’achat de la bouteille de soda à chaque affichage de sa désirable image ! (Transformant ainsi le sujet en chien de Pavlov.) Or le propre du sujet, justement, est d’échapper à ces liaisons triviales. Une bonne part de nos communications cependant y demeurent engainées sous forme de messages auto-réplicants, ou de communications virales.
Le bâillement, le rire qui se renforce en miroir, mais aussi la violence, ou la bienveillance, tous ces comportements appellent le mimétisme en retour. On ne traite pas (on n’élabore pas) la réponse, on l’exécute mécaniquement en reproduisant l’énonciation de l’autre… Auto-propagations de la vengeance, ou de la charité ! Un comportement nous traverse comme une onde qui façonne et transit ses porteurs : voyez dans un stade ou une arène la vague de la olla, les cris et les gesticulations des supporters… Mais plus précisément :
On ne résiste pas à colporter un bon mot, qui aura tendance à circuler jusqu’à l’épuisement de toutes ses niches possibles. Par exemple, lors de la première élection d’Emmanuel Macron, un ami m’envoie une image du couple présidentiel, légendée « Intox et botox entrent à l’Elysée ». Si je ne résiste pas au plaisir de recopier ce message, jusqu’à vos yeux ou vos oreilles, c’est que l’énonciation d’un bon mot met son porteur en position de supériorité, « être drôle » revenant à accorder un moment de détente, un pas de côté dans l’irrespect, une parenthèse dans le sérieux des infos… (Pour les aspects économiques et viraux des bons mots, comparables à des bouffées de liberté, d’agression ou en général de plaisir, il faut lire Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient).
L’élaboration poétique d’un message de même favorise sa circulation. Aragon cite dans Traité du style (1928) l’exemple des « Pilules Pink Pour Personnes Pâles », et commente « Allez donc contredire ça ! ». Plus près de nous, rappelle-nous Dubo Dubon Dubonnet entre les stations de métro. Et Jakobson analyse de son côté le slogan électoral « I like Ike ». La mise en rythme, en rimes ou en musique de l’énoncé le soustrait à la vérification, il charme nos oreilles, point barre. Son hameçon est dans la résonance, qui court-circuite tout raisonnement (on n’argumente pas plus contre un poète que contre un groupe de rieurs).
Mais que penser d’autres énoncés, tout aussi irrésistibles donc gagnants : comment ne pas reprendre le colportage d’un scandale, ou le dévoilement d’un secret qui fait tomber quelqu’un, puissant de préférence ? (Passion égalisatrice, riposte du faible au fort.) Comment ne pas être séduit par un propos militant comme « la bourgeoisie opprime le prolétariat », ou tout énoncé du type « X traite en victime Y », par lequel nous stigmatisons X, ou nous nous solidarisons avec Y : le hameçon (le bénéfice) du recopiage consiste ici à nous ranger dans le camp des justes (un ralliement qualifié par Nietzsche de moraline).
Tout aussi courant, ou auto-propageant, l’énoncé (sur un ton sentencieux en soutien à n’importe quelle dénonciation) « il n’y a pas de fumée sans feu ». Son auteur est-il conscient de produire ou d’augmenter, par son colportage, cette fumée où il voit précisément la vérification de ses dires ? Auto-validante, la rumeur devient d’autant plus difficile à éradiquer.
Il conviendrait encore de traiter de l’immense domaine des émotions : un énoncé qui nous affecte a tendance à nous infecter, à coloniser sans recours critique notre esprit.
Au fil de ces exemples (dont j’abrège le déroulé), nous comprenons mieux ce qui distingue l’information de la communication : cette dernière crée ou façonne une communauté (même aussi éphémère qu’une bande de rieurs), elle rassemble, agglutine ou conforte ses partenaires en les identifiant les uns aux autres. Elle est virale dans la mesure où son hameçon (la prime qu’elle apporte à ses porteurs) est le confort d’être ensemble, la chaleur participative, la satisfaction de se tenir du bon côté.
L’information en revanche aurait tendance à nous distinguer, à nous individualiser. On applique à une information une grille critique, on commence par en douter ou du moins par la mettre à distance pour la comparer, l’évaluer. En un mot, elle réclame un travail, s’informer fatigue. Communiquer rassure. La communication (vecteur de confort et de redondance) se donne, voyez la pub, l’information se vend.
Je n’ai pas, au fil de ce bref survol, explicitement traité de l’épidémie. J’ai voulu apporter quelques concepts propres à distinguer le viral du non-viral, comme la coupure sémiotique, les mêmes, les relations triviales, la notion de sujet, la fonction poétique du langage, le mimétisme, la rumeur, la distinction information/communication…, notions qui je l’espère, en bons « mêmes », coloniseront vos esprits et nourriront notre discussion. Je dois donc aussi vous demander pardon pour vous avoir ainsi infectés.
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