François Taillandier, que je connais de longue date pour son livre sur Aragon, Quel est celui qu’on prend pour moi ? (Fayard 1997), m’envoie son dernier essai La Parole altérée (L’Observatoire), une revue inquiète ou perplexe devant les échappatoires multipliées par l’expression publique. John L. Austin avait frappé un grand coup en isolant, parmi nos jeux de langage, la catégorie des performatifs dans son ouvrage classique How to Do Things With Words (Quand dire c’est faire, 1961), Taillandier se demanderait plutôt comment parler au lieu de faire, parler pour ne rien faire, parler pour ne rien dire…
Cette parole, on le vérifie aisément, est extrêmement répandue car fort utile aux hommes qui détiennent et entretiennent, par leurs discours, une parcelle de leur pouvoir médiatique, politique ou intellectuel. Beaucoup d’auteurs se sont déjà penchés sur les déformations que le choix d’un langage inflige à la réalité ; le plus connu est Victor Klemperer et son étude (là aussi classique) La Langue du Troisième Reich, où il analysait dès 1930 par quelles distorsions ou glissements sémantiques les Nazis ou leurs partisans instauraient un nouvel ordre des choses en nommant celles-ci autrement. Plus près de nous, les études sur la langue de bois propre aux Soviétiques se sont multipliées ; on appelle plus précisément cette altération « la langue vernissée », suggérant qu’il s’agit, en besognant une substance ligneuse, de polir la rugueuse réalité, de l’adoucir, en bref d’euphémiser ou de faire miroiter… Et je me souviens que, de son côté, notre regretté ami François-Bernard Huyghe (décédé en août dernier) nous avait proposé, voici une trentaine d’années, un livre consacré aux ressources et aux prévenances d’une « langue de coton ».
C’est de cette dernière que se rapproche, à mon avis, la « parole altérée » selon Taillandier, grâce à laquelle on entend faire le flou, le vague, et par ce floutage emporter à bon compte l’adhésion. Parler exige en effet un effort ; j’attends d’une parole à laquelle j’accorde mon attention qu’elle découpe du réel, qu’elle le crible, le dissèque, le révèle ou l’analyse dans ses articulations. Articuler est le propre du logos, une tâche qui engage, et valorise, tout sujet parlant. Mais face à ce défi ou cette épreuve de la parole inversement, qu’il est reposant de faire avec la bouche croire qu’on parle, sans rien désigner ni saisir ! Combien de fois nos faiseurs de discours nous auront accablés de leurs tirades lisses, ou vides, ou trop convenues, sans rien de décisif, sans le moindre couteau critique… Si parler doit apporter une information, soit quelque élément de nouveauté qui tranche sur le bruit ambiant, que de paroles se bornent à ronronner en entretenant une bonne relation, le confort de l’écoute, en substituant le massage au message, une tiédeur participative sous le mol édredon de la redondance !
J’avais dans un ouvrage ancien, La Communication contre l’information (Hachette 1995), tenté de dégager et de systématiser ces deux composantes de la parole, à la suite de l’impulsion donnée par l’adage de l’école de Palo-Alto, « toute communication s’analyse en contenu et relation » (telle que la seconde cadre et précède la première). Le contenu c’est l’information, le message, le savoir proprement dit ; et je proposais de rabattre la relation sur la communication en général, c’est-à-dire ce qui apporte ou nourrit du commun, du contact, de l’être-ensemble. Il n’est pas question de sacrifier l’une à l’autre, car ces deux directions en effet antagonistes n’en sont pas moins étroitement complémentaires.
Un cours de prof informé mais barbant, récité du haut de la chaire sans concession aucune aux difficultés ressenties par les auditeurs, s’avère tout aussi inutile que les bavardages facétieux de celui qui jouerait l’animateur et le bon copain, sans considération pour les contenus du programme. Je vérifiais ainsi chaque jour, dans l’exercice de ma profession, le bien-fondé et l’efficacité de cette distinction qui trace une éthique de la parole enseignante ; on dégagera de même une éthique et une esthétique à l’œuvre dans ce que j’appellerais justement des œuvres, qui ont en art un formidable pouvoir d’attraction, d’identification ou de relation (comment lâcher la lecture d’un bon roman ?) tout en nous apportant beaucoup de savoirs ou d’informations. Un auteur digne de ce nom ne parle (n’écrit) jamais pour ne rien dire, sa fonction d’auteur (auctor en latin, du verbe augere) le désignant précisément comme celui qui augmente, à chaque phrase, notre propre pouvoir critique d’écoute et de création.
Comme nous sommes loin, avec ces rappels, des mots (ou des images) tels qu’ils circulent à travers nos principaux médias ! Taillandier épingle au fil de ses pages quelques-uns des biais par lesquels la parole publique tisse entre nous et au-dessus de nos têtes une police de la pensée qui est aussi une enceinte fluide, ou un climat assez doux, qui nous semble acceptable et que, par conséquent, nous ne songeons pas à discuter. Par exemple les mots d’autorité, ces formules sibyllines qui en mettent plein la vue et qu’on recopie ou reprend tels quels (sans examen), façon de rejoindre l’auteur sur son piédestal : plusieurs slogans ou bons mots lacaniens entreraient dans cette catégorie. Plus près de nous, relevons les mots-qui-font-grappes, s’enchaînant mécaniquement les uns aux autres comme mus par une manivelle, et dont on peut prédire l’apparition : mobilité entraînera verbeusement, dans la même période, « proximité » et « solidarité », fédérateur préparera pompeusement « co-construit », « synergies » ou la sonore « transversalité »… Dans une bouche néo-féministe, patriarcat fera système avec « culture du viol », « emprise » ou « pervers narcissique ». Et que dire du mot cœur ? Celui qui vous parle est un homme de cœur, et qui va droit au vôtre, la preuve il en met dans ses phrases (pages 46-47) ! Ou du pléonasme qui surligne la parole, comme une touche d’emphase qui n’est que de la mauvaise graisse : on redit par elle que c’est moi qui parle, on déclare qu’on déclare… Etc.
Une variété bien épinglée par Taillandier tourne autour de la parole militante, très commode et favorable au narcissisme du locuteur car facilement auto-validante. L’indignation prônée par Stéphane Hessel en dénude le fonctionnement : s’indigner est un verbe intransitif, jusque dans ce titre qui fut best-seller, Indignez-vous ! Peu importe de quoi, l’important est de manifester sa colère, son grand refus. Le militant de même distingue là où je ne songeais pas à le faire, telle idée relève de l’idéologie, ou tel type n’est qu’un bourgeois opprimant le prolétariat. Variante vacharde : et toi-même, toute ta personne exsude le petit-bourgeois. Catégorisation fatale, comment m’en dépêtrer ? Notre sentiment de culpabilité étant sans limites claires, on est toujours fautif quelque part, et le militant qui dénonce et accuse, prouvant ainsi sa perspicacité (et une exigence morale supérieure à la mienne), n’a qu’à puiser pour stigmatiser chacun. Et c’est ainsi que moi-même, élève un peu faraud de l’ENS circa 1966, je me suis laissé convaincre de militer le temps d’une saison à l’UJC-ML (jusqu’à mon mariage qui m’a opportunément dégrisé).
Quelque part est venu sous ma plume, admirable trouvaille lexicale d’origine psy, et qui ne risque pas de se démoder tellement son rendement semble garanti dans l’argumentation qui voudrait nous classer. Tous ces mots vite recopiés ont la viralité d’un tweet : on les retweete.
Je n’ai pas trouvé dans la collecte rassemblée par François (ou dans le petit lexique flaubertien qui clôt son livre) un mot qui m’irrite particulièrement, mais dont ses porteurs ou bénévoles propagandistes ne semblent pas mesurer la béante vacuité, je veux parler du dragon « faire en sorte de », mécaniquement substitué à faire : parfois, dans la bouche du ministre ou de son opposant syndicaliste, on tombe même sur son redoublement comme pour maximiser la force de l’engagement ou l’inflexible résolution du locuteur, nous allons faire en sorte de faire en sorte… Qui n’entend dans cette formule, par une cocasse dénégation, l’invocation du sort ou du sortilège ? Celui qui ne sait que faire, et qui serait bien en peine d’annoncer une première mesure, noie la difficulté par cette invocation pathétique, le sort en décidera, je m’en remets à lui – en bon français, je baisse les bras.
À défaut de changer la marche du monde, ne pouvons-nous (ici même au niveau de ce blog) veiller à ce que nos outils symboliques ne se dégradent pas trop ? Il convient donc de saluer les tentatives salutaires de nettoyage, de rappel aux pouvoirs de la langue. Je n’ai qu’une réserve sur le livre de François, son titre (qui dut être pourtant mûrement ruminé), pourquoi « la parole altérée » ? Le poète aussi altère la parole aux deux sens de ce verbe, il réveille notre soif pour un lexique ou une syntaxe diversement agencés. Qu’il est rafraîchissant de lire Proust, ou Aragon, qui dépècent et diluent la glu de cette doxa étouffante, crétinisante… Dont chaque page rectifie et nettoie les écuries d’Augias où s’enlisent nos façons de parler.
Je remplacerais donc ce titre par quelque chose comme la parole humiliée, dégradée, dévoyée, affaissée. Abandonnée aux formes pompeuses, péremptoires ou quotidiennement paresseuses du mensonge.
Laisser un commentaire