Charcot à la Salpêtrière (tableau d’André Brouillet)
J’ai déjà consacré trois billets de ce blog à Leonard Cohen, notamment à l’occasion de sa mort (survenue en novembre 2016). Et ses chansons continuent de me poursuivre, d’où leur vient cette force d’attraction, pour ne pas dire de hantise ? De quoi est fait ce lien mystérieux, mais assez répandu si j’en crois des témoignages venus d’ici et là qui esquissent les contours d’une sorte de confrérie secrète, qui témoignent que le virus Leonard Cohen continue de se répandre, en touchant des hommes et des femmes très au-delà de ma génération ?
Mon audition de son premier disque, Songs of Leonard Cohen, remonte il me semble à la fin des années soixante. Je n’ai pas cessé de l’écouter depuis, de m’efforcer de le comprendre, car la difficulté de ses paroles redouble mes raisons de les reprendre encore et encore, de les scruter. J’aime Cohen à proportion que je ne saisis pas tout de ses mots (loin de là), qu’il laisse flotter en moi des visions disparates, peut-être éloignées du sens originel – mais cette étrangeté persistante fait aussi leur charme. Un insistant secret, un intraduisible phrasé, une infracassable part de mystère entretiennent l’envoûtement.
Que nous veulent de pareilles chansons ? Cohen me parle par énigmes, je trébuche à suivre une voix qui me fait errer.
Cette voix singulière a accompagné quelques temps forts de ma vie. Avez-vous fait l’expérience de mettre du Cohen, en boucle, pendant l’amour ? Et senti le grain de sa voix, si grave, épouser la profondeur des caresses, des baisers ? Mais j’ai demandé aussi à ce chant, qui côtoie la prière, d’accompagner la douleur du deuil : Cohen a résonné à la cérémonie funéraire de notre fils Brieuc, pour lequel j’avais choisi « Lullaby », la merveilleuse berceuse insérée dans l’album Old Ideas (2012), puis deux ans plus tard aux funérailles de Françoise, où nous avons pareillement écouté « Alexandra leaving » (de l’album Ten New Songs 2001), car dans cette chanson c’est une reine qui s’en va… Grands écarts d’un chant ainsi magnifiquement tendu entre éros et thanatos !
Je rêverais d’écrire ici sur Leonard Cohen comme je l’ai fait avec dix-huit films de Woody Allen, d’analyser l’une après l’autre une vingtaine de ses chansons, par laquelle commencer ? Par la plus connue peut-être, celle dont les premiers accords, en concert, font courir sur la foule un frisson de reconnaissance, comme une risée caressant la mer, « Suzanne » bien sûr, premier et increvable tube qui fit d’emblée sa réputation – pourquoi ?
Il est difficile de comprendre comment une œuvre s’impose. En jouant sur quels ressorts, par quel chemin… Sur le cas de « Suzanne », succès mondial, j’avancerai l’hypothèse suivante : tous les biographes de Cohen racontent comment, adolescent, il se lança dans l’expérience d’hypnotiser quelques personnes, dont la bonne de la maison qui enleva sur son injonction quelques vêtements jusqu’à ce que l’hypnotiseur, épouvanté par son succès, mette fin à l’expérience ! Mais pas pour toujours, on ne renonce pas à un pareil talent, de tels pouvoirs ne s’oublient pas. Je ferai l’hypothèse que les chansons ont pris le relais de l’hypnose d’abord pratiquée sur la bonne, et que « Suzanne » en particulier peut s’analyser comme le résumé clinique d’une petite séance. Mot à mot sur le ton du murmure :
Suzanne takes you down / to her place near the river / Suzanne te fait descendre / chez elle près de la rivière – la première injonction d’une cure tire le sujet vers le bas, il s’agit de laisser un corps s’alourdir ou d’éprouver sa propre gravité, sa propension à se relâcher (suggestion à laquelle il est assez facile d’acquiescer, un moment de détente ne se refuse pas)
you can hear the boats go by / you can spend the night beside her / tu peux entendre le passage des bateaux / tu peux passer la nuit près d’elle – tu peux, vous pouvez, l’accent mis sur telle capacité, tel pouvoir est essentiel lors de la séance, le sujet est invité à investir une vision, une audition qui prend la forme d’un flux, ici le passage des bateaux comme on compte les moutons pour s’endormir (mais il ne faut pas confondre malgré l’étymologie une séance d’hypnose avec le sommeil, celle-ci nous demande de concentrer notre vigilance sur une perception sensorielle, et de partager cette expérience suggérée par la voix de l’autre, comme ici l’invitation à connotation sexuelle de partager la nuit de Suzanne, ce que la suite corrige)
And you know that she’s half crazy / but that’s why you want to be there / and she feeds you tea and oranges / that come all the way from China / Et tu sais qu’elle est à demi folle / Mais c’est pourquoi tu veux te tenir là / et elle t’offre du thé et des oranges / qui ont fait toute la route depuis la Chine – dans cet état de confusion (la confusion mentale de Suzanne), la voix invite à focaliser l’attention sur une sensation précise, à savourer ce thé et ces oranges venues du plus loin de la Chine
And just when you mean to tell her / That you have no love to give her / she gets you on her wavelength / and she lets the river answer / that you have always been her lover / Et à l’instant où tu voudrais lui dire / que tu n’as pas d’amour à lui donner / elle te met sur sa longueur d’onde / et elle laisse la rivière répondre / Que tu as toujours été son amant – la confusion propre à l’esprit de Suzanne s’étend ici aux voix, ce que notre écoute flottante tolère très bien, mêlant la longueur d’onde et le fleuve Saint-Laurent pour imposer ce rêve d’une improbable liaison, puis vient le refrain d’un voyage à l’aveugle
And you want to travel with her / you want to travel blind / And you know that she can trust you / for you’ve touched her perfect body / with your mind / Et tu veux voyager avec elle / tu veux voyager à l’aveugle / et tu sais qu’elle peut se fier à toi / car tu as touché son corps parfait / de ton esprit – l’induction en hypnose retarde le moment du toucher, d’abord réservé à la (ou aux) voix, qui martèle sa volonté pour mieux s’identifie à la mienne, tu veux voyager, vous voulez voyager, avec elle, à tâtons, une confiance s’étend et se répand, le corps et l’esprit ne sont plus séparés, la voix fait ce qu’elle dit, l’un touche l’autre. « Ton esprit » pilote le corps de Suzanne, ou c’est elle qui s’est emparée du tien en te mettant « sur sa longueur d’onde », surprenante image qui donne une fois pour toutes au corps-esprit de Suzanne sa fonction de médium. À partir de quoi il sera difficile de préciser qui parle dans cette chanson, qui y touche qui ?
Il serait fastidieux d’analyser ligne à ligne les deux couplets suivants, où l’élargissement religieux, intemporel, sacré, peut surprendre : la figure de Jésus d’abord en pêcheur d’âmes, un Jésus lui-même brisé, sacrifié, noyé sous notre « sagesse » ; après quoi la vision portée par le chant, et par la réunion des mains, s’éclaire ou s’étoile comme un vitrail ; la parure de Suzanne composée de haillons et de plumes s’y détache fermement tandis que le soleil ruisselle en rayons de miel sur Notre-Dame du port (un lieu familier aux habitants de Montréal). Suzanne te montre « où regarder (…) Suzanne tient le miroir ».
Et occupe tous les postes de la scène, à la fois inspiratrice un peu sorcière sous ses haillons hippies, voix murmurante, gardienne des regards, des voyages et des attouchements, elle-même « notre-dame du port ».
Figure tutélaire, Suzanne essaimera ses semblables ou ses filles dans beaucoup des chansons à venir, où se combineront l’érotique et la mystique, la dépendance et la souveraineté, la folie et la clairvoyance, la brisure et une certaine image du bon secours – autant de pôles entre lesquels Suzanne, intercesseur et médium, tient la balance.
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