Cohen scène zen

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« Il est un air pour qui je donnerais / Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber… » Non, pas Mozart tout de même, Nerval exagère ! « Un air très vieux, languissant et funèbre… », là oui, nous parlons bien des chansons de Leonard Cohen.

Lors du concert de Londres enregistré le 7 juillet 2008 (Leonard Cohen Live in London, DVD Sony Music, merveilleux, indispensable document), et avec moins d’hystérie que notre Barbara, Cohen salue lui aussi dans son public sa plus belle histoire d’amour : « Thank you for coming to this », « We’re honoured to play for you tonight »,  « Merci pour toutes ces années où vous avez gardé mes chansons vivantes… ». Les musiciens jouent en costume, sobrement coiffés de chapeaux, et celui de Leonard lui sert à se découvrir entre chaque morceau pour s’incliner modestement devant le public, mais aussi face à ses partenaires de l’orchestre ou à d’autres divinités plus diffuses mêlées aux sons ou aux éclairages.

À cinq ou six reprises lors du concert de Londres, le chanteur introduit une pause pour appeler par leurs noms, qu’il articule respectueusement, et faire acclamer par la salle chacuns de ses musiciens et chanteuses. Ce rituel inspiré du monastère zen où les moines saluent la théière, ou la table servie, confère au traitement de la scène beaucoup d’élégance, et une indéniable retenue. Les concerts de variétés ont multiplié les scénographies écrasantes, ou grandiloquentes. Certains chanteurs poussent la techno du son et de l’éclairage aux limites du supportable pour le système nerveux ; ils tyrannisent nos rétines, nos tympans comme s’il s’agissait de nous tétaniser à coups de décharges et d’éclairs en rafales, de transformer la scène et la salle en grill chauffé à blanc, en chaise électrique… Ou bien, dans le beau film tourné par Scorsese sur les Rolling Stones, l’enjeu semblait de montrer là encore, en gonflant le volume sonore et l’espace du jeu, l’énergie enviable des sexagénaires, la pêche du chanteur toujours bondissant et gesticulant, en guerre contre son âge.

Les choix esthétiques et éthiques de Cohen sont bien différents. En scène, le chanteur se comporte comme un intercesseur ; ciblée par la polarisation des regards pleins de désirs que des milliers de corps dirigent sur lui, sa personne accumule une charge d’amour qu’il a soin équitablement de redistribuer, pour délivrer aussi sa propre figure du carcan de l’idole. Cadrés en gros plan, son visage et ses mains accusent leur âge : en ce mois de juillet 2008, Leonard porte allègrement ses soixante-treize ans, qui ne l’empêchent pas au moment de l’entracte de quitter en courant la scène pour la coulisse, où il bondit avec la grâce d’un animal cherchant le refuge de l’ombre ; il esquisse, face aux projecteurs et pour mieux bander son corps dans sa voix, un curieux jeu de boxe, la bouche et le chapeau calés sur le micro.

Les fausses confidences ou les blagues fusent entre les chansons, qu’il introduit en ménageant le teasing : « Je vais vous dire un secret… une chose longtemps gardée pour moi… une parole que personne ne risque de contredire… There ain’t no cure, There ain’t no cure, There ain’t no cure for loveIl n’y a pas de remède à l’amour (rugissements et acclamations du public) ; ou bien un peu plus tard, chantant « Tower of song » : I was born like this, I had no choice / I was born with the gift of a golden voice – Je suis né ainsi sans avoir le choix / né avec ce don : de l’or dans la voix (dans la traduction de Christophe Lebold), délire de cris et de sifflets dans la salle, qui guettait manifestement ce passage.

D’où vient la voix et que dit la chanson ? On s’inquiétait pour Cohen à l’audition de ses derniers disques : dans Dear Heather (2004), le parlé gagnait sur le chanté, le texte et la musique semblaient se désaccorder, comme chez le dernier Matisse remarquant dans ses toiles la séparation du dessin et de la couleur. On pouvait craindre pour lui les ultimes prestations scéniques de Barbara, catastrophiques, quand la voix célèbre pour ses arabesques n’accrochait plus les notes, « L’Aigle noir » en sortait tout déplumé… Le concert de 2008 nous rassure, Cohen n’a rien perdu de son chant, qui a creusé son lit à la façon d’une rivière, qui s’est çà et là intériorisé, cavernisé, comme si vieillir c’était rentrer dans son corps, descendre dans les graves.

Leonard Cohen ne sera jamais un chanteur populaire, à la différence d’un Bob Dylan par exemple. À ce dernier qui se vantait devant lui d’écrire une chanson en quinze minutes sur la banquette d’un taxi, on dit que Cohen répliqua qu’il avait mis deux ans à composer Halleluyah, ou dix pour fixer la majestueuse tonalité d’Anthem. Le public nord-américain ne semble pas goûter outre mesure de pareilles chansons, qu’il trouve lugubres et peu faites pour l’entertainment ; c’est du moins ce que me répondit un disquaire de Seattle auquel j’achetai, en 1993, l’album The Future. Ni les textes ni les airs de Cohen ne cherchent l’acclamation d’une reconnaissance immédiate ; il se moque de la mode, autant que des « nouvelles technologies » de la scène et du son.

Pourtant, ces compositions nées vieilles assiègent notre mémoire ; un disque de Cohen s’ouvre comme une demeure spacieuse aux pièces gorgées de souvenirs, d’échos et de senteurs ; lui-même a comparé son labeur de poète-compositeur à l’édification d’une maison qu’il pourrait habiter. Hospitalité de cette œuvre : on n’entre pas chez Cohen du premier coup, mais peu à peu on s’y sent si bien ! À proportion même qu’on ne comprend pas tout… Les générations  cohabitent dans ces chansons pleines de caves, de greniers ou de passages secrets ; moi-même, anglophone moyen, suis bien loin de déchiffrer dans leur détail ses textes raffinés, une part de ses mots et de ses images m’échappe mais cette audition lacunaire ajoute aux puissances de la suggestion et du rêve, mon ignorance me place à la bonne distance. Si nous aimons davantage Cohen de ce côté-ci de l’Atlantique, serait-ce en raison de notre incapacité à saisir entièrement ses paroles ?

Il est difficile de percer les allusions ou les visions obscures qui traversent ses textes tant leur agencement, quasi kabbalistique, oppose un défi à l’interprétation. Du même coup, le poète juif de Montréal semble le plus européen des chanteurs nés en Amérique. De l’Europe sa voix charrie la mémoire longue, les fractures et les guerres. Même s’ils n’en traitent pas directement, beaucoup de ses textes ont enregistré les désastres de la Shoah. Sa voix de rescapé chuchote à nos oreilles une succession de drames, de visages et de paysages où chacun entendra les blessures individuelles et collectives qui nous vrillent et nous dépassent. Voix d’une compassion infinie qui plane sur les lits défaits, sur les batailles et sur les tombes pour dire la tromperie minant le cœur humain, l’inanité des désirs croisés et diverses hantises ; voix très capable aussi de dénoncer avec une ironie mordante ce « monde gras et mort ».

Certains accusent les chansons de Cohen de leur saper le moral. Mais parce qu’il creuse et mine en effet, cet art est majeur. Il entraîne ses auditeurs dans des parages peu fréquentés et qui ne les flattent pas, mais du fond des cavernes visitées par sa voix celle-ci se change en prière, en murmure fraternel. L’agenouillement revient souvent au fil des textes (et du concert), soit par l’humiliation forcée de qui se trouve Humbled in love / Cut down in your love / Forced to kneel in the mud – Humilié par l’amour / Fauché par ton amour / Contraint de m’agenouiller dans la boue (dans l’album Recent songs de 1979), soit par l’adoration qui terrasse l’amant confronté à l’éclat du corps féminin. La convoitise sacrée du sexe applique une oralité ardente au delta, à l’alpha et à l’oméga (« Light as The Breeze »). Un corps s’épelle comme un texte s’effeuille ; prestige égal de la chair et du livre pour ce talmudiste du sexe.

Sa parole implorante rôde et hésite au bord du Livre, le psaume affleure dans ces histoires d’amours profanes et de chairs profanées. Blessed be the continuous stutter / Of the word being made into fleshBéni soit le bégaiement continu / du verbe quand il se fait chair (« The Window »). Cohen n’en aura jamais fini avec cet interminable bégaiement, sa voix aux résonances très charnelles s’étrangle, se répète et n’est jamais très loin de la prière ou d’une méditation douloureuse ; l’hymne ou une supplication amoureuse identifie la récitation des mots avec leur réalisation passionnelle ; le chanteur diamantaire taille le bloc des affects et en tire un gemme étoilé de reflets. There is a crack, a crack in everything / That’s how the light gets inIl y a une fissure en toutes choses / C’est par là que la lumière rentre (« Anthem »).

Au début de plusieurs chansons, un nœud semble étrangler sa gorge, que la musique et le texte desserrent progressivement ; la catharsis de la voix élargit le cercle – belle image du rond de fumée sur une photo célèbre, l’air afflue, le corps échappe à l’angoisse de l’étouffement pour habiter son chant. Et c’est ainsi que le souffle du poète rejoint ceux du prophète, du prêtre ou de thaumaturges plus anciens qui avaient le pouvoir de guérir. Chaque syllabe de sa tortueuse prière trie, sépare, répare ; depuis ce fil, le poète funambule surplombe et traverse les gouffres.

Un étonnant DVD tourné au monastère en 1996 par Armelle Brusq, Leonard Cohen Portrait intime, le montre dans différentes activités de sa retraite, en prière, préparant la cuisine, conversant avec Roshi, ou improvisant sur un clavier qu’on vient de lui livrer les rudiments de cette dernière chanson. La vie monastique n’est pas un chemin de roses ! Lever à 3 h. chaque matin pour la méditation, maintien de diverses postures, exercices physiques et spirituels… Mais Frère Jikan  (« le Silencieux », nom de religion choisi par lui) confie à sa visiteuse les bénéfices de ce régime ; l’ascèse lui a révélé le prix des choses, il a compris que la composition musicale, comme la méditation, construit un cercle protecteur et tisse un monde ordonné, habitable, à partir du chaos ; il se dit prêt maintenant à sortir, il a bouclé la boucle et épuisé ce qu’il cherchait… La scène très zen du concert de Londres nous montre quelques effets de son passage par cette montagne mystique : gestes posés, voix nette, équilibrée, regard perçant et souvent malicieux, corps souple, jamais à court d’énergie ni de souffle malgré les trois heures de la performance et les cinq morceaux donnés en rappel. Evidence d’un homme en position de médium ou de vicaire : chaque chanson semble détourée, épinglée de guillemets ; le poète savoure au passage ses mots, il cite sa création comme il cite et salue sa troupe. Plusieurs airs sont longuement développés par un instrumentiste qui module pour lui-même, en enchaînant les variations : la mélodie libérée du texte vagabonde, se fait capillaire, arborescente aux doigts du guitariste ou du saxo. La salle retient sa respiration, salue le riff ou l’impro… Pas de violence ni de sauvagerie, la justesse, la ferveur dominent ; avec délicatesse, Cohen se met au service de l’orchestre et tous ensemble au service d’autre chose, waiting for the miracle to come, bandés et tendus en groupe dans l’attente du miracle.

I am your fan ! Comprimé entre ses voisins comme les mots dans le poème ou les notes dans la mélodie, chacun se sent là où il doit être, le souffle suspendu à la chanson qui déroule majestueuement ses anneaux dans l’énorme, l’obscure chambre d’échos du public. Et c’est alors, comme dit Cohen à Armelle Brusq, citant le goût du chocolat pour expliquer l’effet en lui de la méditation ou de la musique, que « chaque cellule de votre corps crie merci ».

Une réponse à “Cohen scène zen”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    Bifurquer de nouveau vers une sente profonde, sans oublier celle qui longe la forêt d’Ermenonville où rêvait Gérard de Nerval avec Sylvie et les autres…Ce billet où le randonneur se plaît à pourtraire le talmudiste du sexe, arrive à point nommé avec la journée de l’orgasme. Pur hasard, sans doute!

    Il y a quelque chose en nous de L.Cohen…Quelque chose de surréaliste, de supra-naturaliste.

    Rencontre du profane et du sacré, de l’esprit et de la sève de notre espèce…Vision prophétique, sans doute.

    L’année de Memories, c’était l’année du triomphe de la chanson française à l’Eurovison…

    En décembre de cette année-là, dans le Loir-et cher, un visionnaire ajoutait à son projet pour le peuple qui n’écoutait pas Léonard Cohen, quelque chose d’inédit en matière de communication politique.

    Mais où sont les élites qui en ont fait état, en ce temps-là qui a vu naître en décembre de l’an susmentionné celui qui tient le rênes aujourd’hui « comme un prêtre dans la mine » (1)?

    Aujourd’hui peut-être ou alors demain, espérons que l’une d’elles saura nous éclairer…

    (1) anagramme de « Emmanuel Macron, président »

    Roxane

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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