« Où que tu ailles j’irai »

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Quelle est, parmi toutes les chansons de Cohen, celle qui remue en moi les sentiments les plus forts ? S’il fallait n’en retenir qu’une, ce serait Ballad of The Absent Mare (Ballade de la jument absente qui clôt dans le disque Recent Songs une succession de chefs d’œuvres). Cet album ne semble pas avoir recueilli à sa sortie en 1979 beaucoup d’éloges alors qu’il renferme ce que, de tout Leonard Cohen, je préfère. C’est pourquoi je demande à ceux qui organiseront mes funérailles qu’on y écoute, en marge des discours, cette Ballade qui nous murmure tant de choses… Je connais peu de métaphores aussi touchantes du désir humain, de l’union charnelle, de la soif de liberté et d’espaces que cette histoire d’un cow-boy poursuivant sa jument échappée sur les « high plateaux », où elle s’ébroue avant d’être reprise, puis de disparaître.

Le thème et le style empruntent à la musique country, ou à l’expérience que fit Leonard jouant quelques années au cow-boy dans son ranch du Tennessee ; on peut aussi relier cette chanson aux photos du festival (passablement malmené) d’août 1970 dans une prairie d’Aix-en-Provence, où le chanteur et sa troupe, empêchés par les embouteillages et les barrages de police d’accéder au site, réquisitionnèrent le troupeau d’un haras, de sorte que Leonard fit son entrée en scène monté sur un superbe cheval blanc (voir par exemple la photo page 162 de A Broken Halleluyah de Liel Leibovitz, Allia 2017). Cette ballade peut faire songer aussi à la chèvre de Mr Seguin transposée dans un Far-West méridional où résonnent à l’arrière-plan les guitares, les mariachi et les trompettes mexicaines sous la direction de Luiz Briseno, comme un appel lancinant de la frontière. Si l’on en croit l’auteur lui-même, cette chanson lui aurait été inspirée par une vieille parabole chinoise que lui aurait rapportée son maître Roshi.

La jument s’est enfuie et le cow-boy en paraît tout désarçonné : privé de sa monture, une moitié de son être lui semble arrachée, et cet abandon se traduit dans les images d’un paysage dévasté, rivière en crue, routes inondées, ponts brisés… Une nature bouleversée fait image à cette perte panique, the panic of loss. Même les grillons, compagnons pourtant familiers de ses randonnées, brisent son cœur de leur chant.

The Nightmare (le cauchemar) de Füssli (1790)

où figure par jeu de mots une jument

Sujet à des hallucinations, le cow-boy croit voir sa jument traverser au galop, et marquer son empreinte avec « le fer et l’or / Cloués à son sabot quand il était son lord »…  Il la cherche toute la nuit, il la cherche tout le jour, ruminant le tort qu’il endure et le châtiment qu’elle mérite. Tandis qu’une nature à nouveau majestueuse indifféremment se déploie, chant d’un oiseau sur une branche haute, douceur du soleil et du vent sur les saules près de la rivière. La force de cette chanson est d’élargir ainsi la scène, d’un acteur local à un plus vaste décor, d’une péripétie passagère au cycle immuable des saisons. Un peu comme, dans les films de western, la violence d’une poursuite ou d’un duel se trouve recadrée par le cours impassible d’une rivière, d’une prairie ou des reliefs de Monument Valley.

Tandis qu’il rêve à sa punition, une religion païenne déroule sa séduction, et la montagne explose en tentations sensuelles et en visions – au milieu desquelles la jument réapparaît comme au matin d’une nouvelle Genèse, where the light and the darkness divide / and the steam’s coming off her, she’s huge and she’s shy / and she steps on the moon and she paws at the sky   – là-bas où se séparent l’ombre et la lumière / auréolée de vapeur, elle est immense elle est timide / et marche sur la lune tout en grattant le ciel… Il faut noter, au fil de ce poème, la perfection des rimes qui confèrent à chaque quatrain cette allure stable et calme, comme chevillés eux-mêmes d’or et de fer.

L’homme rejoint enfin la bête qui vient vers sa main, mais elle n’y consent qu’à demi, she longs to be lost and he longs for the same – elle désire se perdre et lui désire de même, et partager en bondissant et en plongeant les délices de the sweet mountain grass, du gras herbage de la montagne où elle se roule et se gave.

Tous deux repartent enfin mais c’est l’animal qui conduit en emportant le maître dans son désir sauvage, chacun étroitement lié à l’autre, et il n’y a pas d’espace sinon la gauche et la droite / il n’y a pas de temps sinon le jour et la nuit, ils ne font qu’un seul corps pour reprendre le chemin de la plaine. No need for the whip, no need for the rein – plus besoin du fouet et plus besoin de rênes. Et c’est alors, point d’orgue de la chanson, que le cavalier penché sur l’encolure de sa monture lui murmure tout bas Whither thou goest I will go, paroles bibliques qui démarquent le Livre de Ruth, où la jeune moabite refuse d’obéir aux injonctions de sa mère Naomi : « Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi ! Où que tu ailles j’irai, où tu demeureras je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ; où tu mourras je mourrai, et j’y serai enterrée ».

Où que tu ailles j’irai : peut-on jamais donner à l’autre une meilleure preuve d’amour que par ces simples mots, ainsi insinués ?  Je suis très étonné que le concert de Londres ne reprenne pas cette ballade, insurpassable chef d’œuvre ; mais il est étrange aussi que sa dernière chanson, « Whither Thou Goest », murmurée à mi-voix par toute la troupe des musiciens et des chanteuses soudain enlacés, cite obliquement la dernière plage du disque de 1979, au moment de prendre congé. Comme si l’attachement de Ruth pour sa mère et du cow-boy pour sa jument ne faisaient qu’un avec la fusion des hommes et des femmes transis par le chant.

Or la chanson compte encore deux quatrains. Now the clasp of this union, who fastens it tight – Maintenant l’étreinte de cette union, qui la maintient serrée ? Who snaps it asunder the very next night – qui la casse en deux dès la nuit suivante ? Les uns disent le cavalier, d’autres la jument, / d’autres disent que l’amour est comme la fumée, au-delà de toute réparation.

Nous retrouverons le thème et l’éloge de la fumée dans d’autres chansons, « Smokey life », « Joan of Arc ». Mais la chute reste à entendre : But my darling says, Leonard, just let it go by, / That old silhouette on the great Western sky – Mais ma chérie dit, Leonard, laisse filer / Cette vieille silhouette sur le grand ciel de l’Ouest (…) « Darling », le même mot appliqué à sa femme et à la jument au début de la chanson ! Mais en changeant ainsi de voix, l’auteur nous fait, chose rare, entendre son prénom (comme il l’a fait à la chute de « Famous blue raincoat »), et il prend sur tout ce qui précède le recul ironique du magicien, ou de l’escamoteur, So I picked out a tune and they move right along – alors j’ai sorti un air et tous les deux le suivent – and they’re gone like the smoke, they’re gone like this song – et les voilà partis comme la fumée, partis comme cette chanson.

Fin des visions, comme on expire une bouffée de cigarette. Tout cela soigneusement agencé en quatrains précisément rimés, chevillés de mots rares (awash, paws, clasp, asunder…), pour dire en temps réel, savamment, posément, ce qui survient puis disparaît de notre champ visuel. Quel magicien aura trouvé pour célébrer l’union sexuelle des images de cette force, avant de souffler d’un coup l’illusion ?

Une réponse à “« Où que tu ailles j’irai »”

  1. Avatar de Kalmia de Lille
    Kalmia de Lille

    Bonsoir!

    Quel chemin dois-je prendre pour sortir d’ici? demanda poliment Alice au chaton souriant.
    En lisant ce billet magnifique, comment ne point essayer de donner sens à notre itinérance, guidés sans doute par quelques lucioles dans la nuit de décembre.
    Non point pour disparaître avec un requiem au bout de la route, mais essayer d’aller plus loin vers un hosanna si incertain…
    Quête impossible, évidemment, même en touchant du bois, palsambleu!
    Faut pas rêver, bien sûr, mais bon, on peut toujours travailler sa petite étoile, quand la raison s’invite au bal de la fée du logis.
    Monsieur notre Maître, randonneur chevronné, nous incite à rouvrir le LIvre de Ruth, la moabite, la belle-fille et non la fille de Noémi. Et sur notre lancée, à l’approche de Noël, relire Matthieu, Chap.1, versets 5 et 16.
    Mais quel rapport, avec ce cher Léonard Cohen? Sexuel, sans nulle conteste.
    Comment ne pas y voir un clin d’œil, fût-il inconscient, au roman de Marcel Aymé et au film de Claude Autant-Lara _ : « La jument verte », sans oublier l’Âne d’or, d’Apulée? Umberto Eco n’est pas loin!
    Impossible de ne pas « comprendre » (au sens de prendre avec soi) en ce billet d’excellence, « Lautréamont ».
    Il est présent dans et entre les lignes, puisque c’est bien de notre animalité qu’il s’agit.
    Et dans les voix et les cris de ce monde devenu stone sans « complexe », toucher du doigt, peut-être, une belle et sacrée énergie…

    Tant qu’à faire, allons ça-voir avec un poème, comme de bien entendu!

    Kalmia de Lille

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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