Je reprends ici le fil de mon examen des chansons de Leonard Cohen, que me veulent ces airs et ces paroles ? Pourquoi en suis-je, depuis les années soixante, si durablement affecté ?
J’ai déjà dit que son album à mon avis le meilleur, ou le plus touchant, était Recent Songs de 1979 – qui ne reçut pas un grand accueil quand il apparut aux Etats-Unis ; je me revois quelques années plus tard, achetant pour l’offrir un exemplaire vinyl chez un disquaire de Seattle, « Vous vendez bien ce disque ? – Très peu, nothing for the entertainment, ça n’a rien d’amusant ! ».
Et en effet, il n’y a au fil de ces dix chansons pas de quoi franchement rigoler – ni non plus de bons rocks à danser. Et pourtant, quelles sidérantes expériences ce disque nous propose ! Quelles observations profondes, quelle sagesse se trouvent ici précisément, minutieusement encapsulées ! Beaucoup plus tard (Ten new songs, 2001), un autre album s’ouvrira par la chanson « In my secret life » (en duo avec Sharon Robinson) ; or le secret n’a pas attendu cette date pour s’afficher, tout Cohen, depuis Songs of Leonard Cohen (1967), s’avance enveloppé d’un tenace manteau d’allusions ou de mystère qui provoquent en permanence notre curiosité, notre désir éperdu de comprendre : d’où vienent de pareils mots, et que dit au juste la chanson ?
Un secret qui fait à la fois son charme (érotique) et sa profondeur (spirituelle ou religieuse) : j’ai dit que mon approximative compréhension de l’anglais redoublait sans doute mon propre désir pour l’art tantalisant de Leonard Cohen ; mais un auditeur anglophone éprouvera probablement autant de difficultés à l’entendre vraiment. Cohen demeure constitutivement opaque, sa parole ou sa voix s’avancent voilées (et ne se laissent pas aisément déshabiller). Y a-t-il d’ailleurs pour les intrigues de chansons comme « The Guests », « The Window », « The Traitor » ou « Smokey Life » (pépites de Recent Songs) une traduction quelque part disponible en clair, ou comme on dit une clé ? Je songerais donc à leur appliquer, plutôt qu’un déchiffrement, la formule laconique de Hegel dans son Cours d’esthétique, « les énigmes des Egyptiens étaient des énigmes pour les Egyptiens eux-mêmes ». Le poète, comme le prophète, nous parle ici à travers un nuage.
G. W. F. Hegel
Le nuage Recent Songs pourtant ne manque pas d’une secrète unité. De son vivant, je me souviens qu’Aragon protestait contre ceux qui traitaient de « recueils » des titres comme Le Roman inachevé ou Le Fou d’Elsa, non, de tels livres ne se contentent pas de rassembler des poèmes épars, ils les organisent en un corpus ou un corps cohérent, riche en correspondances internes ou en voisinages qui dépassent la simple juxtaposition. Tout au long de ses quatre-cents pages, Le Fou d’Elsa constitue ainsi un unique (et massif) « poème ». Le défi, avec les titres très minimalistes donnés à ses successifs corpus par Leonard, est d’en chercher précisément la tête ou le titre (cachés), quel principe a présidé à leur rassemblement ? Autour de quoi tournent ces dix poèmes-chansons, quelle logique ou quel maître-mot gouvernent leur regroupement ? Et chaque disque a-t-il ainsi sa propre vertu unificatrice, cachée sous un intitulé de convention ?
Christophe Lebold, dans son livre (si beau, je n’en connais pas sur notre auteur de meilleur) Leonard Cohen, L’Homme qui voyait tomber les anges (Le Camion blanc, édition augmentée 2018), propose d’entendre dans Recent Songs le contre-coup d’une double perte, et l’effort de sublimation qui, plus ou moins explicitement, accompagne nos conduites de deuil. Sublimer, opération par excellence alchimique, c’est distiller un corps ou une liqueur jusqu’à les rendre aériens : les rendre à leur impalpable état de vapeur. « Smokey life », comme s’intitule ici une des principales chansons, nous montre la fumée transformant un corps grave en un léger nuage ; or cette transmutation se trouve de nouveau mentionnée à la chute de la dernière chanson, « Ballad of the Absent Mare » que j’ai présentée dans un précédent billet : (…) love’s like the smoke, beyond all repair (…) / So I pick out a tune and they move right along / and they’re gone like the smoke, they’re gone like this song » – l’amour comme la fumée ne peuvent se réparer (…) Alors je fais une musique et tous les deux s’en vont / S’en vont comme la fumée, et comme ma chanson. Ce final déchirant, énoncé d’une voix douce soutenue par les appels de trompette d’un délicieux orchestre mariachi, du côté de quelque frontière mexicaine, fait ce qu’il dit – au bilan, l’amour, une chanson, la fumée s’avèrent de même nature…
De l’alchimie à la psychanalyse de Freud (autre grand fumeur), la sublimation concerne en effet l’émergence d’un esprit, celui qu’on nomme « esprit de sel », « esprit de vin » ; et cette dimension à la fois très matérielle et très spirituelle semble bien inscrite au cœur de l’opération menée sur soi, et simultanément sur nous, par Leonard Cohen. Mais reprenons d’un peu plus haut : en férier 1978, nous rappelle Lebold, le poète perd sa mère Masha (son père était mort en janvier 1944 alors qu’il n’avait que neuf ans) ; sa relation avec cet archétype de la mère juive, qu’il a accompagnée dans sa lutte contre la leucémie, n’était certes pas sans nuages, et à Hydra où elle lui rendait visite durant l’été 1962 Leonard avait eu beaucoup de peine à la renvoyer chez elle, selon des témoignages recueillis par Michael Posner dans Leonard Cohen, Untold Stories : The Early Years (tome 1, Simon & Schuster 2020, page 208), le même volume nous confiant aussi que cette mère adorée-détestée fut peut-être le seul grand amour d’un homme à femmes, qui jamais ne s’engagea durablement auprès d’aucune autre…
Mais la même année vit Suzanne Elrod (prénom sans relation avec la Suzanne de la chanson), la mère de ses deux enfants, le quitter pour de bon et s’enfuir en France avec Adam et Lorca pour s’installer dans le Luberon, laissant Cohen méditer face au vide dans la maison désertée qu’il venait de louer pour eux quatre sur les hauteurs de Hollywood… Sur le disque Recent Songs, note Lebold, cela se traduit par un bégaiement : And where, where, / where is my / gypsy wife tonight ? – mais où, où / où est ma / femme gitane ce soir ? Et par des images de déluge et d’apocalypse, Too early for the rainbow / Too early for the dove. / These are the final days : / this is the darkness, this is the flood – Trop tôt pour l’arc-en-ciel / Trop tôt pour la colombe. / Voici les derniers jours : / Voici les ténèbres, voici le déluge. Cette chanson littéralemenr broie du noir. Et à la ligne suivante, And there is no man or woman / who can be touched – Et il n’y a ni homme ni femme / Qu’on puisse toucher, elle nous introduit au désert, au retrait de toute présence humaine. Nous confronte au vide.
Toucher on s’en souvient était le maître-mot de la chanson « Suzanne » : non le contact d’un corps avec un autre, mais paradoxalement d’un esprit avec un corps (déclaré éventuellement parfait, sublimé par ce contact même). Or dans notre opus une chanson fait miroir avec « The Gypsy Wife », c’est « Our Lady of Solitude » qui célèbre une autre femme, gardienne du poète et consolatrice, où nous entrevoyons la figure de la Vierge Marie, et dont le premier vers qui revient en refrain nous dit All summer long she touched me – Tout au long de l’été elle m’a touché, et au quatrain suivant And the light came from her body / And the night went through her grace – Et la lumière irradiait de son corps / Et la nuit traversait sa grâce, écho évident à ce que nous entendons dans l’appel lui-même évangélique de « The Gypsy Wife », She says ‘My body is the light, / my body is the way’ – Elle dit ‘Mon corps est la lumière, / Mon corps est la voie’…
Commen distiller un corps ? Comment sans le broyer l’élever par contacts graduels à la perfection de lui-même ? Ou bien, variante érotique qui revient souvent au fil des chansons de Cohen, quel est le mode d’emploi de cette beauté qui nous étreint ? Sur ce point encore, une chanson importante pour notre opus, et pour toute l’œuvre, « Came so far for Beauty », permet de préciser, au terme de plusieurs tentatives, But no I could not touch her / with such a heavy hand ; / her star beyond my order, / her nakedness unmanned – Mais non je n’ai pu la toucher / de cette main si lourde ; / son étoile hors de ma prise, / sa nudité intacte.
Sous le poids de notre sagesse Jésus se noya comme une pierre, chante à peu près « Suzanne ». D’où pourrait venir, au rebours de cette fausse sagesse, le mouvement ascensionnel ? Une réponse nous attend assurément dans la chanson « The Smokey Life », qui semble tout entière consacrée aux effets de la drogue, Remember when the scenery started fading / I held you ‘til your learn to walk on air / So don’t look down the ground is gone (…) It’s light enough, / Light enough / to let it go – Souviens-toi quand le paysage a commencé à disparaître / Je te tiens jusqu’à ce que tu apprennes à marcher dans les airs / Ne regarde donc pas vers le bas le sol a disparu (…) C’est si léger / si léger / qu’on peut le laisser aller. Une célèbre photographie de Leonard le montre, face à un miroir, envoyant un anneau de fumée ; il ne s’agit pas seulement dans « The Smokey Life » de marijuana (qui circulait beaucoup à Hydra, ou dans les soirées de Montréal), cette chanson recoupe elle aussi de près la conclusion de la « Ballade de la jument absente », où sa compagne suggère au chanteur de let it go by, à la suite de quoi nous l’avons dit la fumée, la chanson et l’amour se confondent… Dans « The Smokey Life », où Cohen chante comme enlacé à la voix angélique de Jennifer Warnes, il s’agit de sublimer la pesanteur des corps par l’ascension d’une volute qui s’identifie à l’essence même du chant ; de corriger la gravité d’une voix qui ira désormais se cavernisant par la voix féminine qui le tire vers le ciel.
Ces chansons autrement dit explorent la réversibilité du haut et du bas, du léger et du grave, mais aussi de la présence et de l’absence, de la permanence et de la disparition. Les scènes de disparition sont nombreuses et notables dans ce disque, la fuite de la jument, la perte de sa patrie pour le « Canadien errant », ici la soustraction du sol, là la fuite de « Femme gitane », etc. Nous n’avons rien dit encore de la chanson « The Guests » qui ouvre Recent Songs, pourtant tellement riche elle-même de suggestions (difficiles à démêler) : les « invités » (qui sont-ils, d’où venus ?) arrivent à la maison où ils circulent errants de pièce en pièce, avec des mots empruntés aux Ecritures saintes, « Révèle-toi », ou « Pourquoi m’as-tu abandonné »… Et tandis qu’ils passent à table la maison et les fondations se dissolvent, et les invités sont rejetés par-dessus les murs du jardin. Invités de qui ? Convoqués par quelle voix, dans quel but ? Cela n’est pas dit et donne à ce titre son pouvoir de hantise, tandis que les uns dansent, que d’autres pleurent, The broken-hearted many / The open-hearted few – étrange soirée ou société des cœurs mêlés, pour la plupart les cœurs brisés / moins nombreux les cœurs ouverts… Ce leit-motiv des cœurs brisés sera souvent repris par Cohen, qui fera de cette brisure le principe de l’illumination (« Il y a une brisure en toute chose / C’est par là que la lumière rentre », comme il chantera dans « Anthem ») : that’s how the light gets in. C’est le moment de remarquer que light en anglais signifie à la fois la lumière et la légèreté, et que travelling light par exemple (titre d’un poème de Leonard) c’est à la fois voyager légèrement, et la lumière qui va. Homonymie riche de conséquences !
La très commune ou répandue brisure des coeurs constitue, au fond, le principe fondateur de notre communauté. Celle des invités par exemple semble d’abord fondée sur une perte lancinante, irrémédiable, O love, I need you, I need you, I need you, / I need you now – Ô amour je te veux, je te veux, je te veux, / Je te veux maintenant (murmure au refrain Leonard, en duo avec Jennifer Warnes).
Un désir inextinguible parcourt cette chanson, refrain ou basse continue. Pourquoi le vin coule, et où va la nuit ? Quel est cet hôte qui se retire lui-même du festin, soucieux de ne pas révéler son visage ? Peu de titres autant que celui-ci semblent faits pour illustrer l’extraordinaire palindrome forgé en latin par un inconnu, et dont Guy Debord fit une couverture, « IN GIRUM IMUS NOCTE, ET CONSUMIMUR IGNI », en rond nous tournons dans la nuit, et sommes consumés par le feu !
Le feu, la fumée, la sublimation subséquente nous promettent ainsi, à chaque chanson de ce disque, une forme de salut qui plane sur nos désarrois et nos désastres comme la voix féminine d’un ange. Car (écrit Lebold page 458 de son livre) « c’est à cela qu’aspire Leonard sur Recent Songs : nous apprendre à danser avec les chose absentes ».
Vie de fumée, vacuité de l’ego, à quoi nous raccrocher ? Mais pourquoi est-ce un crochet ou une prise qu’il vous faut ? Vingt-deux ans plus tard dans Ten New Songs, une chanson le formulera plus clairement encore, So come my friend, be not afraid, / We are so lightly here / It is in love that we are made, / In love we disappear – Viens mon ami et n’aies pas peur, / Notre demeure est si légère / C’est d’amour que nous sommes faits / Et dans l’amour qu’on disparaît (« Boogie Street », 2001).
PS pour les lecteurs qui, à la suite de ce billet, voudraient se procurer le disque Recent Songs : il est important de choisir l’exemplaire qui comporte, à l’intérieur, le livret des chansons, plus cher de quelques euros mais indispensable !
(à suivre)
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