Aimer sans rien voir

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J’ai profité de Paris ce dernier week-end pour y visionner quatre films, tous intéressants voire excellents : Caravage, puissante mise en scène d’un sublimation,  de la transformation des misères et de la chiennerie d’une vie en une peinture qui brûle la scorie et la transfigure ; puis Tar, ou comment une chef d’orchestre (prodigieuse Cate Blanchett) parvenue au sommet de la puissance atteint simultanément le point de la plus grande fragilité et, de son pupitre très exposé, ne peut que redescendre ; La Passagère ensuite (attention, deux films visibles en ce moment mais qui n’ont rien à voir ensemble portent ce titre) du Polonais Andrej Munk, qu’il faudrait ici analyser plan par plan, exceptionnelle reconstitution d’Auschwitz à travers le duel que s’y livrèrent deux femmes – oui, on peut, il faut filmer la Shoah, contrairement à la mise en garde d’Adorno disant qu’après une telle catastrophe de la culture aucun poème, récit ou mise en images ne pourraient tenir. Lui donner raison comblerait les voeux des anciens nazis qui mirent tous leurs soins justement à effacer les traces du crime, ici à vrai dire moins reconstitué (comment y parvenir ?) que recadré avec une économie de moyens et une rigueur qui nous prennent à la gorge, forcent l’admiration et nous poursuivent longtemps après sa vision.

Et puis cette Femme de Tchaïkovski, de Kirill Serebrennikov, projeté en avant-première sur divers écrans de la capitale en présence du réalisateur qui, accompagné de son traducteur Joël Chapron, ne ménage pas sa peine pour lancer ce (très beau) film. 

On connaît Serebrennikov pour des mises en scène d’opéra (il prépare pour octobre prochain un Lohengrin à l’Opéra-Bastille), de théâtre (Le Moine noir de Tchekhov qui ouvrit en cour d’honneur le dernier festival d’Avignon, et sera repris bientôt au Châtelet) ; il tournait un Limonov d’après le récit d’Emmanuel Carrère quand un gros retard dans le tournage lui laissa, à lui et son équipe, six mois de vacances, pourquoi ne pas en profiter pour donner le jour à un vieux projet, la vie de Tchaïkovski, mais sans en faire un biopic, juste un petit film où le héros national serait vu à travers les yeux de sa femme Antonina ? Admirons la transformation de ce projet bouche-trou en un fleuve de 2 h 23, qui a le sombre éclat et la solennité funèbre d’une symphonie du Maître (dont la musique, paradoxalement, s’entend très peu à l’écran). Piotr Illich n’y fait lui-même que d’assez furtives apparitions, son personnage (joué par Odin Lund Biron) nous demeurant largement dérobé, à proportion même que sa femme ne le voit pas : il la fuit, il s’en détourne dès qu’il le peut, mais c’est elle aussi qui a commencé par le méconnaître, alors même qu’elle lui déclare un amour enflammé. Mais reprenons : 

Le film, merveilleusement photographié dans ses passages du noir à la couleur, commence dans une grisaille indistincte où s’affairent furtivement des silhouettes en deuil : on porte en terre la dépouille de Tchaïkovski, une foule obscure piétine et se presse, parmi laquelle Antonina sa veuve tente de se frayer un passage jusqu’au corps. Lequel, quand elle parvient enfin à forcer l’entrée de la chambre funéraire, se soulève théâtralement de sa couche pour lui adresser un flot de reproches. Que s’est-il passé entre eux, comment ce couple improbable s’est-il formé ? Cette ouverture fantastique, ou onirique, marque toute la suite du film du poinçon de la démence : nous y voyons Antonina, d’abord douce jeune fille issue du conservatoire de piano, puis amoureuse enfiévrée murée dans son exaltation, précisément ne pas voir. Admirable Alyona Mikhailova dans ce rôle d’une statue sèche, d’un bout à l’autre égarée, présente dans quasiment tous les plans au fil desquels elle persévère contre toute évidence, et s’enfonce… 


Le personnage du grand homme dont elle fait son idole n’est guère plus reluisant. Colérique, farouche, Piotr Illich ne lui cache pas, lors de leur première entrevue combien par elle désirée, qu’il ne saurait céder à ses avances : sans en expliciter la raison (l’aveu de son homosexualité, toujours tabou paraît-il dans la Russie d’aujourd’hui), il se retranche derrière son personnage de génie voué à l’incompréhension de ses semblables, et à l’isolement indispensable à sa création. Une deuxième lettre cependant, et une deuxième visite chez la demoiselle, le voit fléchir : ce mariage lui apportera une couverture sociale de respectabilité, et la dot annoncée l’aidera à gérer ses propres soucis d’argent… La cérémonie du mariage, un long plan-séquence funèbre, en dit long sur la suite ; et dans le train qui les emmène, une rencontre fortuite entre Piotr et ses joyeux « camarades »  (dont un flamboyant prince homosexuel conseiller du tsar), qui s’étonnent et qui gloussent en découvrant la femme de leur ami, devrait ouvrir les yeux d’Antonina en lui montrant auprès de quelle compagnie son mari s’épanouit. Las, toute à sa passion d’être appelée « Madame Tchaïkovski », celle-ci va entretenir ce mensonge et porter seule à bout de bras ce mariage, qui ne sera jamais consommé. La scène où elle se prépare, avec quelle fièvre, pour une tardive nuit de noces est particulièrement éprouvante : les femmes portent alors une quantité invraisemblable de jupes et de chiffons avec lesquels elle se débat, dans le clair-obscur du cabinet de toilettes, pour mieux se faire désirer de l’occupant du lit qui, ne sachant comment battre en retraite, renverse la table de nuit et appelle à grand cris leur servante, fiasco complet ! 

Pourtant Antonina ne cesse d’y croire, elle (comme on dit) se la joue. Eblouie par le nom qu’elle porte, claquemurée dans son rêve adolescent, elle clame à qui veut l’entendre son élection ou sa nouvelle condition. La puissance de la dénégation, les démentis formels qu’elle oppose à tous ceux (une armée de notaires et d’avocats dépêchés par son mari) qui la pressent de divorcer font désormais le sujet du film ; ainsi que le cheminement en elle de la frustration qu’elle est bien forcée d’enregistrer : travaillée par un feu sexuel, celle qui n’est pas encore la veuve Tchaïkovski s’abandonne à la convoitise d’un avocat très pressant, qui lui fait trois enfants qu’elle abandonnera à un orphelinat où ils mourront. Puis, dans une séquence peut-être onirique où on la somme de choisir un autre homme, elle en affronte cinq qui se déshabillent lentement devant elle (eux aussi portent des corsets et une toilette assez compliquée) jusqu’à la totale nudité qu’elle parcourt des yeux, et de sa main gantée  pour soupeser une paire de couilles.

Il arrive que le rêve s’incarne pourtant, et semble se réaliser à la perfection lors de deux séances de pose photographique où elle s’affiche, triomphalement, auprès de l’homme qui veut tellement s’écarter d’elle. Si sa vie conjugale est un naufrage, que le mensonge de ces photos, du moins, porte jusqu’à la postérité l’image tant désirée ! Las, comment vivre dans une photographie ?

Kirill Serebrennikov, lors du débat auquel j’ai assisté au cinéma L’Arlequin, nous a assurés que ce film ne contenait que des détails exacts tirés de l’histoire (peu documentée) de cette malheureuse, et d’une époque où le sort des jeunes filles était peut-être, socialement, moins enviable que celui des homosexuels, mieux tolérés alors qu’aujourd’hui. Nous apprenons en particulier que la mère d’Antonina, très hostile à son mariage, avait été quittée elle-même et ses deux filles par un mari volage, converti sur le tard à l’amour des garçons ! Antonina aurait-elle tenté, en choisissant avec cette fureur d’aimer Piotr Illich, de remplacer ce père par un substitut flamboyant ? Avouant du même coup qu’elle connaissait, et refusait à la fois de reconnaître, les goûts sexuels de l’élu… 

Ce film très riche de suggestions, d’échos cachés, nous instruit à travers son héroïque interprète sur les détours sans fin d’un faux self, ou d’une puissance d’aveuglement ; sur les pathétiques ressorts d’une réparation narcissique, jusqu’aux images de ce feu qui, une nuit, embrase la maison et font tout perdre à la malheureuse héroïne – jusqu’à son alliance, objet fétiche que, suspendue à une corde, elle ne réussit pas à sauver du brasier…

Cate Blanchett dans Tar

Antonina Tchaïkovski survécut vingt ans à son « époux », avant de s’éteindre en pleine guerre (1917) dans un hospice de fous, où elle demeura enfermée pour cause de délire érotomaniaque. La « Symphonie pathétique » de cette femme négligée par l’Histoire, à la fois servante et dévoreuse du génie qu’elle côtoya si peu, méritait bien d’être contée, en marge de tout ce que soulève en nous le nom de Tchaïkovski : sur quel fond de misère, d’élans piétinés et de frustrations refoulées, au prix de quels dégâts collatéraux surgissent les grandes oeuvres ? 

Une réponse à “Aimer sans rien voir”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Répondre par je ne sais quel commentaire buvable ou non au billet du maître, n’est pas chose si facile.

    Est-ce bien raisonnable de s’atteler à la tâche, au fin fond de la dolce France, quand les gens sont dans la rue et manifestent leur mal-être et leur peur de l’avenir.

    Il y a trente-neuf ans, jour pour jour, quelqu’un terminait son livre « 2 français su 3 » par un adjectif écrit

    intentionnellement : heureux.

    Essayons, bonnes gens, de chanter la ballade de ceux qui en rêvent, puisque c’est un droit!

    Par quel mystère, un jour de chance, me promenant dans la campagne profonde, j’ai vu dans une grange, accrochée au mur, une photo grandeur nature de P-I Tschaïkowsky? Que venait-il faire là, en ce coin perdu de mappemonde?

    Peut-être, un pétale bleu égaré de la valse des fleurs de Casse-Noisette, qui sait!

    On connaît les éloges dithyrambiques de Mme von Meck à son endroit. Appréciation démentie par le compositeur, affirmant qu’il n’existait aucun rapport nécessaire entre les états affectifs d’un artiste et son œuvre.

    L’esthétique de ce musicien, son art, peut-il faire exister quelque chose entre le vilain qui n’assiste pas au concert et le prince aux premières loges? En d’autres termes, un peuple silencieux, si éloigné de la ville et de ses lumières, peut-il être au diapason avec les trilles éthérés des pouvoirs en place?

    Question posée à ceux qui trouvent dans « le travail » les lettres de « l’art, la vie ».

    Bonne nuit et puisse la fée Dragée vous donner la réponse dans vos rêves en fête!

    Roxane

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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