Nous nous promettions hier, soir de Saint Valentin, d’aller voir un beau film particulièrement attendu des Grenoblois, la montagne n’est-elle pas ici un objet de fascination ? Chaque week-end des regards de convoitise se tournent vers les cimes de Belledonne ou les plateaux du Vercors, comment est la neige, quelles descentes choisir ou avec qui entreprendre cette course ? Pour ceux qui habitent la grisaille quotidienne de cette ville en cuvette, polluée par les miasmes, l’étincelante couronne qui les surplombe par beau temps agit sur les esprits comme la blancheur de Moby Dick, la mythique baleine placée par Melville à l’horizon du désir des hommes, on rêve de rejoindre ce concentré de clarté, de se fondre dans cette promesse de pureté…
C’est la situation de départ du film de Thomas Salvador, tourné à Chamonix : son personnage Pierre, joué (sans grand talent) par lui-même, se dégoute rapidement d’une démonstration de robotique assez frivole alors que, derrière les hautes vitres de la salle de sa conférence, s’imprime le théâtre autrement invitant des glaciers. Pierre ne rentrera pas avec son équipe sur Paris, il préfère s’équiper d’un solide matériel de montagne et d’une tente pour ses bivouacs en solitaire ; le temps de prétexter par téléphone une forte grippe, qu’on ne l’attende pas au laboratoire, le voilà embarqué dans la cabine du téléphérique à l’assaut de l’Aiguille du Midi, où l’apprenti montagnard plante d’abord avec maladresse ses crampons. Mais il est vrai que le panorama a beaucoup de talent, et de quoi nous couper le souffle : les prises de vues qui font défiler les cimes de ce toit de l’Europe, à diverses heures du jour, commencent par nous enchanter.
Nous suivons avec plaisir Pierre dans sa fascination, nous partageons son audace quand, calé sur une vire au mépris de l’heure tardive, il contemple longuement le coucher du soleil depuis ce balcon accoudé au vide dans l’échevèlement des nuages… Alors oui, cette impérieuse sensation du vierge, l’injonction de nous alléger des routines du monde d’en bas pour participer à ce vertige exaltant des sommets nous pénètrent et le film décolle, il nous entraîne irrésistiblement ailleurs, « into the wild »…
Ces instants de contemplation ont sans doute motivé l’entreprise de Thomas Salvador, et font la force de son film ; nous approuvons l’ingénieur en robotique d’avoir laissé tout tomber, et de résister aux injonctions (assez schématiques) de sa famille venue jusqu’au sommet du téléphérique pour l’en faire descendre, et le ramener à Paris… Parvenu à ce point, le problème du réalisateur devient malheureusement de scénariser une extase, comment, au-delà de quelques plans, entretenir notre propre fascination ? Les péripéties imaginées pour soutenir notre intérêt, et porter la quête de l’apprenti-alpiniste un peu au-delà de ses premiers pas, ou de ses premières nuits de bivouac, peuvent-elles nous convaincre ? Derrière la formidable présence de cet amoncellement de roches et de glaces proposées (opposées) comme un défi au grimpeur, une autre énigme attend celui qui se coule dans les anfractuosités de la montagne, comme une matrice traversée à l’envers. De nuit, au mépris de la température et du danger, d’étranges lueurs attendent le visiteur au fond des failles où il se risque. Est-ce hallucination provoquée par quelque mal des sommets ? La montagne sécrète de bizarres coulées luminescentes, au contact desquelles le bras de l’aventurier devient lui-même brillant ; emporté par un désir de fusion avec le minéral, tout son corps lentement s’absorbe dans la paroi, où il s’engloutit pour un sommeil de pierre. Tandis que dans la vallée décolle l’hélicoptère des secours en montagne, et que Léa (très séduisante Louise Bourgoin), qui dirige le bar d’altitude à l’arrivée du téléphérique, s’est lancée à la recherche du disparu et découvre avec perplexité son bivouac.
Le prénom de l’audacieux était-il prédestiné ? Les appels de Léa l’ont-ils réveillé de son sommeil foetal ? Assistons-nous à la transposition d’un fantasme de rebirth ? L’étau de pierre et de glace peu à peu recrache un Pierre d’abord nu, puis inexplicablement revêtu de son attirail… Comment réussir les noces du documentaire et du fantastique ? Du film de paysage et du rêve ? Me revient en mémoire, au vu de ces très improbables scènes, la chute d’une page du Parti-pris des choses de Francis Ponge, « Le Galet », observé d’un peu trop près : « Il s’empêtra ».
Je doute que cette quête de pierre, ou de Pierre, ait convaincu beaucoup des assistants de la projection d’hier soir, dont quelques-uns venus avec leurs gants, leurs bonnets de montagne ou leurs gros souliers. Comment traduire au cinéma la fascination, comment entretenir celle-ci le temps d’un long métrage (1 h 52) ? Jusqu’à quel point peut-on mêler, sans dommage pour la vue, la contemplation de la chaîne des Druts avec de tels « effets spéciaux » ? Comment rendre explicites en mots ou en images un fantasme, ou un désir fou ? Et par exemple nous faire accepter, in fine, l’incongruité de ce lumineux bras postiche que l’initié des Alpes ou le re-né d’entre les cailloux promène comme une lampe pour redescendre dans la vallée ? Il n’est pas facile de respirer sur les cimes où la présence humaine est à chaque pas un combat ; pas évident d’y poser une caméra sur le fil de rasoir des crêtes, et de s’y tenir. Cette Montagne sans direction d’acteurs, et aux dialogues atones, ne nous a pas conquis ; j’y regarderai à deux fois avant de retourner voir un film de Thomas Salvator, cinéaste empêtré.
Laisser un commentaire