Une fâcheuse découverte m’attendait à l’ouverture de mon blog ces derniers jours : la plupart des images que je recueille patiemment, depuis près de dix ans, pour illustrer les cinq-cent dix billets déjà postés, soit environ deux-mille vignettes, ont soudain disparu de ma « banque ». Et, circonstance aggravante, elles ont été du même coup retirées du corps des textes – inégalement, pas toutes, mais en assez grand nombre. Laissant ici ou là des légendes dépareillées flottant entre les paragraphes, « Vladimir Maiakovki », ou « John L. Austin », comme sur les murs dont on aurait retiré les tableaux des traces blanches, des fenêtres fantômes. Que s’est-il passé ?
Un entretien par téléphone avec un journaliste de La Croix m’apprend ceci : des avocats spécialisés dans le droit d’auteur leur ont écrit pour réclamer les droits concernant deux images, postées par moi sans en avoir reçu permission, une photo de Leonard Cohen, une autre de Brassens. Et j’avoue ne pas y avoir pris garde ; je repère bien, parmi les sites spécialisés, les images qui sont clairement labelisées « Getty », ou autres riches banquiers qui ont rafflé en grand et qui séquestrent d’immenses réserves de documents visuels ; j’évite aussi, du côté de la bande dessinées, Tintin, connu pour sa rapacité à faire payer la moindre citation de vignette. Mais quantité d’images m’ont paru libres, et j’ai agis comme si… Depuis dix ans ! En calculant leur durée d’exposition, les crocodiles du droit d’auteur ont de quoi se gaver, et il était prudent de prendre les devants ; le plus sûr, m’explique mon correspondant, a été d’en retirer la plupart, d’urgence et sans m’avertir – consternante situation !
Je dois maintenant en parler avec les spécialistes qui, au journal, connaissent bien ces questions. Car les frontières du droit des images semblent particulièrement floues, ou compliquées ; où s’arrête par exemple, en matière de film, le droit de citation ? J’ai publié, dans un récent billet, trois images de La Femme de Tchaïkovski, dont celle de l’affiche qui, il me semble, ne devrait pas poser de problème, elle est faite pour être exposée. Mais les autres ? Dans le cas d’une pièce de théâtre, je sais que toute image vient d’un photographe de plateau qui demande à être rémunéré, mais dans celui du film ? Il y a aussi les délais de versement dans le domaine public, soixante-dix ans il me semble pour la littérature, mais pour la photo, ou la peinture ? Un portrait de Freud est-il devenu libre, comme je le pense ? À vérifier. Il faut distinguer d’autre part la question du droit à l’image, de la rémunération de son preneur ; j’ai publié ici une étude un peu fouillée de la peinture de Berthe Morizot, « Les Rayons et les ondes » avec force reproductions de tableaux, tous photographiés par moi à l’exposition du Musée d’Orsay ; l’artiste est décédée depuis plus de soixante-dix ans, le droit moral n’existe donc plus et j’ai fait moi-même les photos, je pense donc être dégagé de toute demande de droits – mais sait-on jamais ?
Et je frémis si je pense à Woody Allen, auprès duquel j’ai multiplié les emprunts puisés dans ses films…
Mon livre Génération Woody (Le Bord de l’eau 2022) ne contient aucune image, et je m’en désole sur un pareil sujet, mais je comprends l’éditeur, et je l’accepte ; j’avais dû, en 1992, me résigner pareillement à ce que mon livre, La Communication par la bande (publié à la Découverte) paraisse nu de toute illustration, alors que chacun de mes quatorze chapitres s’ouvrait et s’appuyait sur un exemple tiré de la bande dessinée. J’y remplaçais donc l’image par une description ou explication de celle-ci, proposée en chapeau – un détour qu’on appelle en grec l’ekphrasis. Mes bandes dessinées étant pour la plupart très connues, mon affaire je crois fonctionnait assez bien : l’image, dans l’album Au Pays de l’or noir, des Dupondt au volant de leur jeep tournant en rond dans les sables du désert, me servait par exemple à illustrer l’idée, cruciale en communication, de la récursion et de son renforcement : plus leurs traces se multiplient et plus nos deux idiots se persuadent de rejoindre une route à grande circulation ! Mais tout de même je me sentais frustré, et mon livre amputé d’une dimension à mes yeux essentielle.
C’est donc un sentiment de revanche que j’éprouve en illustrant mes billets de blog. Un sentiment à mettre désormais au passé, mes prochains textes, à commencer par celui-ci, s’abstiendront par prudence de ces modestes jouissances rétiniennes disposées pour l’égayer parmi la stricte et austère typographie. À quoi sert plus précisément l’image, ainsi insérée dans les textes ? Au repos de l’œil sans doute (lire est une discipline, une contrainte), mais la figuration a aussi des vertus heuristiques ; je me rappelle, touchant les Dupondt, que tout mon livre était « sorti » d’une évidence qui m’avait sauté aux yeux : la page géniale imaginée et dessinée par Hergé était au fond la meilleure façon d’entrer, avec des étudiants, dans l’idée si féconde du feed-back et de la récursion. Mais l’image peut aussi créer un écart ou provoquer un saut en marge du texte : j’ai aimé, traitant ici du jardin (à la suite des dernières Rencontres philosophiques d’Uriage), publier le détail d’une petite fresque (photographiée par moi dans un monastère de Crète) montrant Adam et Eve chassés du Paradis, comme deux garnements vêtus de leurs petites barboteuses de feuillage… Image je le crains désormais à jamais perdue, quoique sans droits assignables.
Une autre façon de « tourner » l’interdiction ou la poisseuse demande de droits sera peut-être de ne publier ici (puisqu’il va être beaucoup question de Leonard Cohen dans les semaines qui viennent) que des reproductions de pochettes de disques, ou de couvertures de livres ? On y voit Cohen mais recadré par des marchandises que je me borne ainsi à mettre en valeur, en leur faisant un peu de publicité – ceci encore demeure à vérifier au cours des prochains jours.
Je m’aperçois, écrivant ce billet, que le texte pour moi est un pis-aller. Est-ce le souvenir des chères vieilles BD, ou des gros Jules Verne en collection Hetzel où je me plongeais enfant, farcis de planches gravées qui revenaient toutes les huit pages ? J’ai publié plus de vingt livres, tous sans images, mais j’ai dirigé ou co-dirigé deux revues, Silex puis Les Cahiers de médiologie copieusement, parfois merveilleusement illustrées (n’est-ce pas Louise ?), d’une façon il me semble qui n’enrichissait pas seulement le texte, mais qui le portait, le suscitait. Notre pensée, j’en suis sûr, a besoin de ce double canal, le texte/l’image, notre vie psychique va et vient entre ces deux pôles du langage articulé, et de ces images autrement agencées… Pour ne rien dire du rêve qui, chaque nuit (un tiers du temps de notre vie) prend le relais avec ces trains de figures indéchiffrables.
C’est cette part de rêve ou cette pensée figurative qui, à l’avenir je le crains, manquera à ce blog. Mieux renseigné, je m’efforcerai de choisir mes vignettes en toute sûreté pour contourner la cupidité des avocats spécialisés. Mais pour aujourd’hui, je contemple l’aridité infligée à mes anciens billets, c’est comme si, dans la nuit typographique, on venait de souffler toutes les bougies, les étoiles…
Un billet de blog, j’en prends à l’instant conscience, est assez semblable à ces petites montgolfières que, depuis notre chalet d’alpage par une froide nuit de Noël nous élevions vers le ciel, où leur papier léger se perdait à la vue. Tiens, cela peut se figurer ici par une photo qu’on ne me contestera pas, puisque c’est ma silhouette sur l’image, et que je connais son preneur ; chaque prochain billet pourrait s’ouvrir ainsi, sur cette vignette auto-référentielle, comme une figure assez forte de la publication, et du droit à l’illustration quand même.
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